Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 36

La traduction illustrée (c) : rêverie du lecteur solitaire

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Un dernier modèle d’illustration, enfin, enregistre dans le livre l’existence de la lecture en liberté, faite à plaisir. Si celle-ci n’est certainement pas nouvelle – les récriminations de Perrot d’Ablancourt contre la lecture féminine l’attestent bien – elle se trouve ici légitimée et même programmée. La traduction, sans commentaire cette fois, donnée par Martignac en 1697 s’illustre de quinze planches disposées au début de chacun des quinze livres des Métamorphoses1. Il s’agit là d’un remploi de gravures dessinées par F. Klein et gravées par Salomon Savrii publiées en 1637 dans l’édition latine annotée par Thomas Farnaby2. Ces gravures avaient d’abord été employées pour la traduction anglaise de George Sandys parue à Oxford chez John Lichfield en 1632. Ces estampes sont elles-mêmes redevables des gravures de Giacomo Franco publiées en 1584 pour une réédition des Metamorfosi di Ovidio, ridotte da Giovanni Andrea dell’Anguillara in ottava rima3. Les gravures ordonnent dans la perspective les fables qui composent chacun des quinze livres, en retenant pour chacune un trait distinctif.

L’édition latine de Thomas Farnaby propose le texte dans une typographie serrée, formant des blocs denses disposés en colonnes, afin visiblement d’économiser l’espace et de constituer sous les yeux de l’élève des unités signifiantes et mémorisables. Scandé par les quinze gravures qui distinguent clairement les grandes unités du poème, le livre isole nettement chaque fable, posant les segments narratifs les uns à côté des autres plus encore que les uns derrière les autres. Les images équilibrent cette fragmentation méthodique du poème pour en restituer le souffle et l’ampleur, et rendre ainsi justice à la poétique ovidienne. En cela, elles modifient le sens que prenait la répartition des fables dans l’espace dans la version renaissante : la galerie présentée par Giacomo Franco représentait les récits comme des situations types chargées d’une signification morale adéquatement figurées par les poses éloquentes des personnages – les amants lascifs sont toujours figurés de la même façon : nus, assis, les jambes entrelacées. La disposition dans l’espace constituait un parcours de mémoire dans lequel chaque fable marquait une étape instructive. La gravure de Klein et Savrij, elle, obéit à une approche moins rhétorique que pathétique des fables : les artistes, plus soucieux de formes et de détails qui évoquent l’Antiquité, dessinent un monde imaginaire habité par l’émotion. Dans la gravure du livre X, un temple en ruine décoré de guirlandes de fleurs signale la distance temporelle mais aussi ontologique qui sépare le lecteur de ce qu’il voit : les ruines renvoient l’Antiquité à un passé révolu et les fables au statut de pures fictions. De plus, à la rhétorique gestuelle de Giacomo Franco, qui découpe le discours des images en séquences éloquentes, répond ici le désir de saisir l’instant et de donner à voir la circulation merveilleuse des êtres et des récits. Les deux graveurs anglais s’attachent à lier les fables les unes avec les autres, très librement, en court-circuitant parfois la disposition ovidienne. Au livre X, par exemple, le corps de Myrrha semble faire écho à la statue de Pygmalion comme pour former un diptyque où s’opposent la pierre et le bois, tandis que les branches au-dessus de sa tête rapprochent la jeune femme d’Atys ; ces branches deviennent aussi une sorte de forêt où peut disparaître le sanglier qui vient de tuer Adonis. Le regard circule d’une scène à l’autre, établissant une suite de réseaux poétiques qui ne suivent plus l’ordre du poème. On voit par ailleurs Apollon, penché vers le corps de Hyacinthe, se retourner vers Cyparisse qui pleure son cerf favori. Le dieu, loin de sa majesté solaire, est pris entre deux deuils et ne sait plus où donner de la tête : cette vision de la Fable n’exclut pas une distance amusée.

Les planches de Klein et Savrii trouvent un statut différent, nous semble-t-il, dans l’édition scolaire de Farnaby et dans la traduction française de Martignac: placées face à un texte dépourvu de commentaire et donné dans sa linéarité, elles modélisent la lecture comme une déambulation curieuse, en une approche sensible si ce n’est sensuelle des fables, laissant moins de place à une communauté interprétative (encore visée par l’édition latine de 1637) et plus à la rêverie individuelle. Se profilent ainsi des modes de lecture qui se développeront au cours du XVIIIe siècle.

Pierre Du Ryer dans sa préface présentait la fable comme un être hybride, au corps « fantastique » et à « l’âme raisonnable ». Cette métaphore symbolise au fond les tiraillements entre plaisir de l’image et fidélité à l’esprit d’un texte encore réputé allégorique qui traverse les dispositifs éditoriaux des Ovide illustrés au XVIIe siècle. Au-delà des commentaires du texte, la fabrique du livre elle-même illustre le débat : le livre, dans les cas étudiés ici, fonctionne comme un dispositif qui assigne leur fonction aux gravures et tend à en orienter la lecture, sans pouvoir la circonvenir. D’un siècle à l’autre, les genres éditoriaux semblent se continuer, mais leurs variations signalent les transformations des attentes des lecteurs vis-à-vis des images. Si le XVIe siècle entend lire un plus haut sens à travers le texte et ses figures, les livres du XVIIe siècle jouent avec la matière ovidienne et constituent le poème en un Parnasse spirituel et plaisant à travers lequel les érudits entendent encore, parfois, livrer des leçons de comportement. Au crépuscule du siècle de Louis XIV, un nouveau tournant s’opère : les images, dans des livres-musées, en viennent à représenter la manière d’Ovide, son art, exhibé comme tel. Les séries gravées après les années 1580 semblent ainsi glisser d’une logique du parcours à une logique de la collection, en sorte que l’album ovidien, objet rare, est peut-être le modèle qui permet de comprendre les autres formes prises au XVIIe siècle par les Métamorphoses figurées.



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