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3. Une dialectique prometteuse du silence à la parole
ОглавлениеCelui qui passe par l’épreuve du silence est mieux qu’un autre susceptible d’accéder à une bonne parole. Loin d’être le néant, le vide, le silence de la créature s’affirme comme plénitude, fécondité, seuil à franchir vers la connaissance puisque mode fondamental de la pensée. Rien d’étonnant, alors, à ce que, dès la plus haute Antiquité, le silence ait été lié à la religionreligion. L’adage de Salomon qui affirme l’existence d’un temps pour se taire et d’un temps pour parler1 a souvent été interprété à la lettre, dans un sens chronologique : le silence serait l’Avant de la Parole, non pas le néant, mais plutôt une chrysalide où l’être accomplit sa métamorphose et prépare ses discours futurs. Pour l’Église, en Dieu – mais en Dieu seulement, pur et parfait –, il n’y a pas alternance, succession, scission entre le silence et la parole, mais identification, alliance. Ainsi, la métaphoremétaphore de la « garde de la bouche » a toujours désigné deux objectifs : savoir se taire et savoir parler. L’élu est celui qui est soumis à l’empêchement de parole et aussi celui qui sera capable un jour de maîtriser avec bonheur la parole : cette propédeutique est porteuse d’espoirespoir, par-delà les souffrancessouffrance occasionnées, car, dans le silence, le héros démuni doit puiser en lui de nouvelles ressources pour élaborer sa personnalité. Il faut donc apprendre à se taire et la littérature aime à mettre en scène cet apprentissage qui conduit le personnage romanesque à acquérir un statut héroïque, qui tranche sur les autres destinées de la tribu. Le silence revêt ainsi le signe du destin ; quelle que soit sa motivation première, il ne figure jamais en annexe, mais détermine le point nodal de l’intrigue. S’abstenir de parler, retenir sa langue demandent des efforts car cela ne relève ni de l’évidence ni du naturel : c’est pourquoi le silence en tant que parole empêchée tend à l’ascèseascèse, parfois même explicitement préconisé comme châtimentchâtiment dans certains ordres religieux. Dans les romans arthuriens, il est toujours donné comme étant une épreuve dont il faut venir à bout.
En tant qu’il permet à l’homme d’accéder au divin notamment, au sublime de la perfection, le silence est ainsi valorisé comme instrument de vertu : il marque de son signe l’élu qui a vécu sous sa coupe, qui en connaît l’usage. Denys l’Aréopagite rappelle que, dans la hiérarchie céleste, plus l’ange est élevé et moins il dispose de mots, ce qui fait qu’à son sommet l’ange le plus élevé est muetmuet2. Il n’est pas étonnant, dès lors, que toutes les créatures humaines choisies par Dieu soient soumises au régime préalable de la solitude et du silence. Leur faculté de s’exprimer en porte même la trace – elle en est l’exemplarité – puisque les prophètes dans la Bible se signalent souvent par leur difficulté à s’exprimer. Dans la religionreligion juive, Moïse le tout premier sera bègue :
Moïse dit à Iahvé : « De grâce, Mon Seigneur, je ne suis pas beau parleur, ni d’hier, ni d’avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur, car j’ai la bouche lourde et la langue lourde ! » (Exode IV, 10)
IsaïeBible à son tour déclarera avoir « des lèvres impures »3. Et pourtant, Dieu va parler par la bouche de ses Prophètes. Mais cette observation dépasse en fait le cadre du judaïsme. Les Romains, comme les Grecs, pensaient ainsi que le bégaiementbégaiement était le signe d’une communication directe avec les dieux, et les prophétesses de l’Antiquité étaient souvent bègues. Chez les Celtes, pareillement, Fintan, homme et druide primordial, maître de l’éloquence, est à ce titre bègue et, parfois même, carrément déclaré muetmuet4.
Deux exemples semblent plus fameux que les autres, en ce qu’ils sont liés à l’élection divine, réellement. Dans la littérature française, l’histoire inachevée de Perceval – le héros resté muetmuet face au Graal, celui qui n’a pas su poser les questions nécessaires – laisse le champ ouvert pour décider ou non de sa consécration, mais tout porte à croire que celle-ci devait advenir au dénouement. Mais WolframWolfram von Eschenbach von Eschenbach n’hésite pas à conduire le jeune homme au triomphe final et à la souveraineté de Munsalwaesche, le château du Graal. Ainsi, d’Élu, il n’en est qu’un, de façon absolue et indiscutable, semble-t-il, dans tous les textes arthuriens français : c’est Galaad, dont l’existence et l’enfance se déroulent dans le secretsecret et le silence du château du Graal à Corbenic. Le fils de Lancelot incarne de manière emblématique la taciturnitétaciturnité, telle que la préconisent les Saintes Écritures et les préceptes monastiques de l’époque, telle que saint Benoît la définit :
[C’est] la tendance habituelle à retenir et à régler ses paroles, une sorte de préférence voulue à ne faire connaître sa pensée que sous l’empire de la nécessité. En d’autres termes, c’est l’habitude de dire seulement ce qu’il faut, où et quand il le faut, de la manière dont il le faut. La Taciturnité comporte un certain équilibre, une mesure dans l’usage de la parole. Elle s’oppose à la fois au mutismemutisme, qui est le défaut total de la parole, et à la loquacitéloquacité ou bavardagebavardage, qui en est l’excèsexcès.5
Mais ce n’est pas tout : étape nécessaire avant la consécration, entracte bienfaiteur qui aide à maîtriser la parole, à accéder aux sphères de l’intellection, le silence apprend aussi à mieux voir le monde, c’est-à-dire à le percevoir et à le goûter, à le comprendre.
Cet apprentissage de la parole vertueuse à travers l’empêchement de parole s’explique aussi par le fait que se taire apprend à mieux voir le monde tel que Dieu l’a créé. Dans l’œil du silence, l’être humain naît à lui-même. Le silence conduit en effet le héros à appréhender la partie cachéecaché mais essentielle de lui-même. L’amour peut déclencher cette phase et ravir le sujet, car c’est dans l’union avec l’autre que l’on prend le plus fortement et le plus lucidement conscience de soi : la figure de l’amant pensif et silencieux, plongé dans l’oublioubli, tréfonds de son inconscient, en est un bel exemple, illustré, entre autres, par Lancelot ou Perceval. C’est aussi paradoxalement parce qu’alors toutes les pensées du sujet regardent du côté de l’objet amoureux et s’absorbent dans son imageimage : la séduction est détournement de soi, mais, sur la toile de fond du silence, émerge la représentation où le sujet se constitue en se posant nouvellement. C’est dire que le silence s’accompagne de la production de symbolessymbole ou d’images. Cela se produit en présence de l’aimé, mais aussi en son absenceabsence, quand celui-ci est représenté par un objet (un peigne ou une rose pour Lancelot, des gouttes de sang sur la neige pour Perceval, par exemple). Parfois, le choc est si important que l’oubli de soi revêt le visage de la folie. Littérairement, le foufolie – comme Lancelot, Yvain, Tristan – a un rapport prégnant au silence autant qu’à la parole6. La folie, dans le monde arthurien du moins, n’est qu’une péripétie de plus, jamais un destin funeste qui conduirait à la mortmort : « toute folie n’est posée que pour être dépassée »7. C’est un détour qui permet à l’être de vivre sur le mode inconscient ce qui l’a choqué à l’état conscient et de l’intégrer sur le mode symboliquesymbole. Pour l’amant désespéré, elle est le comble de l’oublioubli et associe, de façon explicite et radicale, mutismemutisme et fuite de la sociétésociété. L’empêchement de parole est le signe patent de cette aliénationaliénation du sujet : l’être est privé de raison, c’est-à-dire, selon les sens du mot dans la langue médiévale, de parole autant que d’esprit.
On ne s’étonnera pas, alors, que l’espace du silence se fasse espace de création : l’être y naît à lui-même et s’y positionne par le jeu des associations. Dans le monde romanesque, parfois même, il s’y exprime : le silence devient la voie de l’art, ou, plus précisément, c’est l’art qui devient l’expression de l’être réduit au silence. C’est alors la seule forme de communication avec l’extérieur qui reste encore ou qui soit accessible au héros muselé. Alors que la vision extatique de la contemplationcontemplation est nimbée de silence, cette fois-ci c’est le silence qui déclenche la vision ou la vocation artistique en tant qu’elle est fondamentalement imaginationimagination créatrice. Dans le Lancelot en prose, par exemple, réduit au silence par son isolementisolement, le héros, tout comme Tristan autrefois, apprend à connaître la vertu de l’imageimage. Même si la philosophie platonicienne a légué à l’homme médiéval sa méfiance vis-à-vis de l’apparence, la vision recouvre ses droits dans la littérature arthurienne, dès lors qu’elle est animée par la flamme du sujet contemplatif. On peut considérer les images créées par le héros amoureux comme de simples leurres, mais le leurre de la reine apaise Lancelot en ce qu’il entretient sa flamme et maintient intact son pouvoir de symbolisation. L’amour, ici, rejoint la religionreligion en ce qu’il suscite pareillement la méditation et la dévotion, même si la mystiquemystique est autre. La contemplation s’épanouit parce qu’elle est un espace-temps créatif qui génère et libère les associations symboliques ; en ce sens, la vision est primordiale. Dire que l’œil, « c’est li mereors au cuer » (Cligès8, v. 704), revient à suggérer que l’image vue s’embellit du sentiment, que celui-ci la pare et l’orne de façon toute personnelle pour qu’elle puisse à son tour parler au sujet, lui conter son histoire.
La sphère silencieuse est donc un terreau propice à la symbolisation de la perception du monde, de l’autre, de soi-même. Fort de ces acquisitions nées dans et par le silence, le héros peut renaître à la parole, enfin ! Le silence est, dans nos romans, ce qui pousse le héros vers l’accomplissement de son destin, vers lui-même. Parce que l’être ne peut indéfiniment supporter cette entrave qui le tient à l’écart de la sociétésociété, l’empêchement de parole ne peut durer trop longtemps, ni humainement, ni structurellement, dans une perspective romanesque, dont l’horizon est en principe au moins un dénouement, sinon un happy-end : il faut délier la langue du héros, autant que les fils de l’intrigue. Dans le monde arthurien, l’aventure est enclenchée par le silence, subi ou choisi, lié à la perte ou à l’absenceabsence d’un pouvoir qu’il s’agit bien sûr de (re)trouver : l’empêchement de parole est l’étincelle qui met en branle le moteur de l’action, ou plutôt des actions, car tout coup d’éclat en appelle et en engendre un autre, toujours plus lumineux, et ce, jusqu’à l’éblouissement final où la parole connaît l’épiphanie. Si le silence est constamment signe de ruine, de mortmort – et la syntaxe aussi bien que les schémas narratifs se chargent bien de l’affirmer –, la parole, à l’inverse, est signe de la rédemption, de la vie. Le Moyen Âge a ainsi conscience d’une parole-force, à l’imageimage de la Parole divine, du Verbe qui s’est incarné, et qui s’oppose à la parole ordinaire, banale ou superficielle, dont il faut se méfier :
L’idée, profondément ancrée dans les mentalités d’alors, de la puissance réelle de la parole engendre une vue moralemorale de l’univers. Tout discours est action, physiquement et psychiquement effective.9
La parole possède force de vie : elle sauve. Jacques Le Goff note que le XIIIe siècle est un grand siècle de la parole : alors même que, parallèlement, l’écrit prend son essor, l’oralitéoralité connaît son apogée avec la renaissance de la prédication d’une part10 et la promotion des laïcs d’autre part, qui se livrent à une véritable prise de parole11. Sans cesse les textes soulignent l’importance de la parole, ses vertus quasi magiques, les plaisirs qu’elle engendre : les métaphoresmétaphore disent aussi qu’elle est une force dynamique ou une véritable arme, le symbolismesymbole la rapproche de la lumière.
Ainsi la trajectoire qui, de la privation à l’obtention de la parole, conduit les héros arthuriens dans le monde romanesque, est fort peu originale de la part de romanciers qui, s’ils ne sont pas eux-mêmes clercs, ont reçu l’enseignement ecclésial. Ces écrivains, finalement, traduisent fort bien dans leurs fictions en principe si mensongèresmensonge les très sérieuses préoccupations théoriques de leur temps : si le silence y est préconisé par ses vertus, c’est à la fois comme antidote – contre les méfaits de la langue, mieux vaut se taire ! – et comme cure bénéfique de (re)mise en forme – l’empêchement de parole est la condition optimale pour permettre l’apprentissage et l’acquisition de la bonne parole. Le but à atteindre, même s’il demeure peut-être une sorte d’idéal ici-bas, reste indéniablement la parole. L’écriture en porte la trace, qui oscille entre nécessités de dire et de taire ; la forme épouse harmonieusement le sens et suggère, à sa manière, ce qu’elle ne profère pas.