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Préface

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La parole empêchée est une parole qui n’advient pas comme elle le devrait. Fondamentalement contrariée, captive de défenses qui l’entravent diversement, que celles-ci la raturent purement et simplement, la restreignent ou la voilentvoiler, la parole empêchée est contrainte de trouver d’autres voix – celles du regard ou des gestesgeste, notamment – et d’emprunter d’autres voies, de la simple maladresse au discours vicié, vain ou inutile, du propos délivré à contrecœur ou à contretemps jusqu’au secretsecret. Mais quels sont les obstacles, externes ou internes, physiologiques ou mentaux, tacites ou explicites, culturels ou intimes, conscients ou inconscients, qui enrayent la parole, la bloquent ou l’étouffent ? S’interroger sur les causes et les formes d’une telle défaillance, sur le fait de se taire, de ne pas pouvoir dire, de ne pas vouloir dire, de trop dire ou de dire trop peu, de dire autrement, de façon indirecte, détournée ou retardée, c’est nécessairement réfléchir sur les usages du langage et les conditions de la communication, mais aussi analyser les échanges qui se produisent entre silence et expression et dont l’écriture comme l’art portent l’empreinte.

Tout empêchement de la langue ne coïncide pas exactement avec le silence : de l’élocution embarrassée à l’exclusion volontaire ou infligée, en passant par l’écholalie et la logorrhée ou encore le jeu des feintes et dissimulations, la part de silence varie. À l’inverse, tout silence n’est pas le résultat d’un empêchement de parler, car il est des silences voulus, consentis ou calculés. Le silence n’est pas non plus le strict opposé de la parole, mais il forme avec elle une dyade, l’un prenant le pas sur l’autre, pour mieux céder sa place à l’autre : deux aspirations essentielles, antagonistes mais complémentaires, qui forment un couple (au sens mécanique du terme), dont le moment agissant, celui de la communication, peut prendre l’aspect de suppléances figuratives ou de figures rhétoriquesrhétorique telles que l’euphémismeeuphémisme, la litotelitote, la réticenceréticence, l’ellipellipsese, l’imageimage. Autant de stratégies qui proposent des substituts à la parole, mais aussi des formes d’éloquence particulières.

Si la langue trébuche, si la parole contournecontournement ou dissimule, parce qu’elle ne peut ou ne veut pas tout dire, si, enfin, elle est biffée ou se perd, sa déficiencedéficience et son retrait ne signalent-ils pas la présence latente d’une véritévérité trop intimeintime, trop sublime ou trop terribleterreur, qui fait violenceviolence au sujet mais qui exige, irrépressible, de se manifester d’une manière ou d’une autre ?

Face à d’autres concepts, tels l’indicibleindicible, l’ineffableineffable ou l’innommableinnommable, qui attribuent l’impossibilitéimpossibilité de la parole à ses manquementsmanque propres, la notion de parole empêchée renvoie à l’existence de freins qui s’opposent à sa réalisation : elle invite à réfléchir sur les voies obliques et les détours qu’une véritévérité, à la limite du dicibledicible ou de l’exprimable, est susceptible de prendre pour se faire reconnaître, que ce soit dans la vie, dans la littérature ou dans les arts.

Les auteurs qui contribuent au présent volume, issus de divers champs disciplinaires, approfondissent ces considérations brièvement esquissées, en proposant des études variées sur des sujets qui s’échelonnent du Moyen Âge à nos jours, et ils examinent les multiples stratégies par lesquelles la parole dialogue avec le silence et se libère, au mieux, de ses entraves. L’ensemble s’articule en cinq grandes parties.

La première section, « Perspectives d’ensemble : les choses et les mots », rassemble des contributions de portée générale qui approfondissent la notion de parole empêchée et envisagent les phénomènes que celle-ci recouvre sous différents angles de vue, linguistique et médical, philosophique et littéraire. Dans son texte, Danièle James-Raoul revient sur la thèse publiée sous le titre La parole empêchée dans la littérature arthurienne (Champion, 1997) qui a introduit l’expression dans les études littéraires. La rhétoriquerhétorique du silence qu’elle relève dans les romans arthuriens répond aux préoccupations d’une époque fortement marquée par le récit biblique de la perte de la parole originelle (la ChuteChute, BabelBabel), mais aussi de sa restitution possible (le Christ, la Pentecôte). Si la difficulté, voire l’impossibilitéimpossibilité de communiquer qui caractérise l’univers arthurien, renvoie à la condition coupableculpabilité de l’homme, le silence des protagonistes porte, lui, l’espoirespoir d’une parole pleine, susceptible de s’épanouir au terme d’un long effort d’ascèseascèse. Le temps du silence devient alors espace de création : d’un côté, il permet au héros de se construire et de tisser son rapport au monde et aux autres par le biais de l’imageimage et de la vision, de l’autre, il invite le lecteur à remplir les blancs du texte pour participer à la création de l’œuvre. On retrouvera ces deux directions tout au long du volume. À la contribution de Danièle James-Raoul fait écho celle de Hans Höller, qui présente une autre littérature, spécifiquement moderne, également hantée par la parole empêchée, mais sans espoir de rédemption par le Verbe. La littérature autrichienne, en amont et en aval de la Modernité viennoise, met en œuvre une critique du langage quotidien, stéréotypéstéréotype et abîmé, qui fait écran entre le sujet et le monde. Cette critique, de plus en plus acerbe, se nourrit des analyses de FreudFreud (Siegmund) et de WittgensteinWittgenstein (Ludwig). Avec l’expérience des guerresguerre mondiales et de la ShoahShoah, le silence, de refuge transitoire qu’il était, devient une donnée permanente et irréductible, face à une parole et une écriture qui obéissent à l’impératif de témoignertémoignage d’une expérience traumatiquetraumatisme, quand les mots sont insuffisants à dire. Cette parole « catastrophéecatastrophe » dont les manifestations culturelles, littéraires et esthétiques font l’objet des contributions de la troisième partie du volume, se présente à l’état brut dans les témoignages oraux des rescapés de la Shoah qui sont analysés dans la contribution de Matthias Heinz. L’analyse linguistique identifie tout d’abord les moments d’hésitationhésitation – faux départsfaux départs, répétitionsrépétition, anacoluthesanacoluthe, pausespause – dans le discours des témoins, pour passer ensuite à une interprétation qualitative de leurs silences. Thierry Gallèpe, dans son étude des manifestations de l’empêchement du dire dans la littérature et les arts, part, lui aussi, du marquage repérable qui signale au lecteur la perturbationperturbation d’une parole en acte, avant de proposer la distinction fondamentale entre parole auto-empêchée, notamment par le jeu contradictoirecontradiction des pressions émotionnellesémotion, et parole hétéro-empêchée, en particulier par des événements fortuits, des réactions du récepteur ou des impositions externes s’exerçant sur le locuteur. La contribution suivante, « La parole empêchée en cancérologiecancer », opère le passage d’une approche analytique à une approche pragmatique : Yves Raoul, oncologue, se demande comment gérer l’empêchement de la parole dans une situation où, face à l’innommableinnommable, tout concourt pour instaurer le silence entre le médecin, le malademaladie et son entourage. Parmi les dispositifs permettant de débloquer la communication, il insiste sur les canaux non verbaux : le regard, les gestesgeste, le silence, l’écriture, le dessin… La littérature et les arts, qui se débattent avec la difficulté de dire et de communiquer, apparaissent comme des voies privilégiées pour sortir de l’impasse. Cette ouverture est au cœur de l’essai philosophique de Sabine Forero Mendoza qui oppose à la parole empêchée, symptôme d’un rapport de forces dévoyédévoiement et dissymétrique entre les interlocuteurs, la parole librement donnée sous forme de promessepromesse. Toutefois, cette parole entière reste déficientedéficience, tant qu’elle est emprisonnéeprison dans la langue codée et commune. Sans doute n’y a-t-il que l’art qui puisse briser le carcan, que le poète qui puisse libérer la parole : est-ce un hasard que cette libération se fasse sous le signe du bégaiementbégaiement ? Le bégaiement du poème de Ghérasim LucaLuca (Ghérasim) que Sabine Forero Mendoza donne en exemple contraste avec celui, minimaliste, du poème de Paul CelanCelan (Paul), cité par Hans Höller : jubilatoire, il renvoie à la valeur mythologiquemythologie du bégaiement qui est le signe d’une communication avec les dieux, dont parle Danièle James-Raoul.

La parole est toujours singulière. Chacun s’empare à sa manière de la langue dans laquelle – à laquelle – il naît et en use, avec ses inflexions et ses tournures propres. Profondément marquée par la fonction expressive qui l’ancre dans la subjectivité, la parole assure toutefois un rôle médiateur : elle fait le lien entre le plus intérieur et le dehors, elle est révélatrice de la façon dont un individu tisse des relations intersubjectives et médiatise son rapport au réel par des signes et des symbolessymbole. Aussi est-elle tributaire de conditions psychologiquespsychologie, familiales, sociales et culturelles qui président à son exercice et en autorisent la circulation, et qui peuvent aussi la freiner ou l’interdireinterdiction. Mais la parole n’est pas un instrument qui serait mis à la disposition du sujet, extérieur à lui en ce sens. En réalité, elle le définit et le structure, de sorte qu’elle est directement affectée, dans son articulation, son rythme ou ses intonations, par les émotionémotions qui habitent celui-ci.

Les contributions réunies dans la deuxième section du volume, « Le sujet et ses traumatismestraumatisme intimesintime », évoquent la manière dont les troublestrouble de la parole voilentvoiler – autant qu’ils révèlent – des traumatismes intimes. La violenceviolence faite aux femmes est un thème dominant dans les textes analysés, qu’ils soient fictionnels ou s’appuient sur des expériences vécues. L’ordre patriarcalpatriarcat soumet les corps et ferme les bouches. Il en va ainsi dans le roman polyphonique de Dacia MarainiMaraini (Dacia), analysé par Marie-Andrée Salanié-Beyries, La lunga vita di Marianna Ucrìa. La protagoniste est une noble sicilienne, muettemuet depuis l’enfance. La cause de sa mutité est dévoiléedévoiler par bribes, au fil du récit : à six ans, elle a été violée par un oncle maternel à qui elle a été ensuite mariée. Par un tel arrangement, le père est parvenu à préserver l’honneurhonneur familial, mais il a sacrifié sa fille. La nouvelle de Constantin ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin), La Sœur, examinée par Renée-Paule Debaisieux, met en jeu la même loi paternelle et cruelle : une jeune fille ayant « fautéfaute » est punie de réclusion. Elle finit par se suicidersuicide. La narration, conduite par son jeune frère fait place à des réminiscences, chargées de substituer la puissance de l’imageimage et la force de l’émotionémotion aux défaillances du dire. Agnès Lhermitte, pour sa part, choisit d’évoquer deux romans de Carole MartinezMartinez (Carole), Le cœur cousu et Du domaine des Murmures, dont les héroïnes, Frasquita et Esclarmonde, tentent de se soustraire à l’assujettissement auquel les voue l’ordre féodal. Les femmes, les pauvres, les déshérités sont pareillement soumis à la tyrannie du seigneur et à l’oppression religieusereligion qui nouent les langues. Mais la parole féminine déniée use de stratégies pour faire ressurgir sa différence et transmuer la douleurdouleur. Elle recourt aux formes d’expression mystérieuses de la légende, de la prophétie et de la magie ; elle se fait entendre, détournée et sublimée, à travers des créations artistiques telles que la broderie ou le chant.chant C’est également la transfiguration artistique qui permet à Niki de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) de survivre au violviol incestueuxinceste dont elle a été victimevictime à l’âge de douze ans. Partant de l’ambivalence foncière d’une œuvre qui ne cesse d’osciller de la gaieté à la gravité, du ludisme à la violence, Magalie Latry montre le poids d’une « véritévérité insupportable » dont ni la famillefamille ni la sociétésociété n’acceptent l’aveu. En Égypte, la domination masculine trouve son correspondant direct dans un régime autoritaire qui écrase la société. C’est à partir d’un tel constat qu’Aziza Awad analyse deux textes écrits par des auteures féministesféminisme : La Rebelle, une nouvelle d’Aïcha AboulAboul Nour (Aïcha) Nour, et Perquisition, un ouvrage autobiographiqueautobiographie de Latifa ZayyatZayyat (Latifa). Le premier texte raconte la tentative désespérée d’une femme pour échapper à l’enfermement, le second décrit la résistancerésistance d’une femme dont le silence obstiné est la seule arme.

Avant que l’enfant ne maîtrise sa langue maternellelangue maternelle, il y a la musiquemusique et la jouissance du gazouillis et du babil. La prise de parole requiert la coupure avec la figure maternelle et, corrélativement, l’acceptation du rôle symboliquesymbole du père. Reprenant à son compte cette grille de lecture lacanienne, Geneviève Dubois, qui s’appuie aussi sur son expérience de phoniatre, analyse le bégaiementbégaiement de l’écrivain italien Erri de LucaDe Luca (Erri). Elle explique comment ce dernier parvient à se délivrer de son handicap par l’apprentissage de l’hébreu et par la pratique de l’écriture. À la mortmort de sa mère, le poète Paul BrancionBrancion (Paul de) se découvre tout aussi incapable de pleurer une femme qui a « si furieusement détruit tout autour d’elle » que de mettre en mots le chagrin qu’il éprouve (Ma Mor est morte). Ainsi que le montre Élodie Bouygues, c’est en inventant une langue poétique faite du tressage de trois langues, une langue aussi complexe que le furent la personnalité de la mère et l’écheveau des liens familiaux, que le poète se fraye un chemin jusqu’à une véritévérité qui lui permet d’effectuer un travail de deuildeuil et de renaître symboliquement. De deuil, il est également question dans la contribution de Sophie Jaussi qui met en regard deux écrivains, Philippe ForestForest (Philippe) et W.G. SebaldSebald (Winfried G.), dont les textes semblent animés par une même volonté de « compléter, rappeler ou combler une parole fragmentairefragmentation, enfouie ou inexistante ». Sebald fait face à l’amnésie du peuple allemand après la Seconde Guerreguerre mondiale : il tente d’exhumer de l’oublioubli les mémoiresmémoire enfouies (Austerlitz et De la destruction comme élément de l’histoire naturelle). Forest, quant à lui, s’efforce de maintenir le dialogue avec sa fille trop tôt disparue (L’enfant éternel). La mort est aussi au cœur du texte autobiographiqueautobiographie de Clara JanésJanés (Clara), Jardín y laberinto que choisit d’analyser Nadia Mékouar-Hertzberg. Corrélée à une mythologiemythologie familiale qui tourne autour des deux figures parentales, la parole intimeintime explore l’in-dit. L’accident de voiture qui coûte la vie au père noue la parole, la suffoque littéralement ; son évocation, dans le labyrinthe du souvenirsouvenir, autorise le passage à l’écriture et permet à l’auteure de naître à elle-même.

La partie suivante, « Le sujet face à l’Histoire », passe de l’histoire personnelle à la grande Histoire, « l’Histoire avec sa grande hache », selon la formule de Perec. À l’origine des traumatismestraumatisme qui pèsent sur le sujet et entravent sa parole, il peut y avoir des catastrophescatastrophe qui rythment le temps des hommes : persécutions, déportationsdéportation, guerres, génocides… Marie Estripeaut-Bourjac rappelle la longue durée des violencesviolence de la colonisation en évoquant, dans son étude de cas, le destin des palenques en Colombie, soit des lieux de refuge, de rébellion et de résistancerésistance d’esclaves noirs fugitifs dont l’origine remonte au début du XVIIe siècle. La parole empêchée prend ici l’aspect d’une négation radicale de la langue des marrons, qui n’accéda à la reconnaissance de langue créole qu’à la fin des années soixante. La valorisation de cet idiome longtemps répriméréprimer, le palenqueropalenquero, déclencha un mouvement ethno-éducatif de reconquête des origines africaines qui fut couronné, en 2005, par la promotion du Palenque de San Basilio au rang de Patrimoine Oraloralité et Immatériel de l’Humanité par l’UNESCO. Suppressionsuppression d’une langue, d’une culture, d’un peuple… De nos jours, le paradigme de toute étude sur les traumatismestraumatisme collectifs et leurs séquelles individuelles et sociétales est la ShoahShoah. Plusieurs contributions en témoignent. Peter Kuon propose une vue d’ensemble de la parole empêchée dans la littérature des campslittérature des camps et de la Shoah, en explorant l’espace entre le silence total des rescapés et la parole parrèsiastiqueparrêsia, au sens foucaldien. Cette parole qui dit vrai, ou plutôt qui réussit à révéler la véritévérité, à la fois singulière et collective, de l’expérience concentrationnairecamps de concentration et à la transmettre aux autres, se présente comme un effort interminable, toujours recommencé. C’est un autre chemin que Christina Seewald-Juhász emprunte pour réfléchir sur les vérités d’AuschwitzAuschwitz : elle confronte les dépositions de deux survivantssurvivant français au premier procès de Francfort avec les témoignages que ceux-ci ont librement écrits, en dehors d’une quelconque procédure juridique, afin de saisir, dans les deux types de discours, juridique et mémoriel, les contraintes qui pèsent sur la parole, ainsi que les différents régimes de vérité qui en résultent. L’impossibilitéimpossibilité à venir à bout de l’expérience des camps est au cœur de la contribution de Tanja Weinberger qui analyse l’œuvre poétique peu connue de Violette MauriceMaurice (Violette), rescapée de Ravensbrück et de Mauthausen. De recueil en recueil, cette auteure revient sur ses hantises, notamment sur la hontehonte d’avoir survécu à ses meilleures amies disparues dans les camps, sans parvenir à s’en libérer. L’étude de Nicole Pelletier sur W.G. SebaldSebald (Winfried G.) abandonne « l’ère du témointémoignage ». Sebald, qui n’a pas vécu la déportationdéportation et les camps, s’interroge dans ses essais critiques sur les possibilités d’une juste représentation de la violenceviolence et de la souffrancesouffrance extrêmes et plaide, comme le faisait en son temps Jean CayrolCayrol (Jean), pour une approche tangentielle ou oblique qu’il met en œuvre dans Les Émigrants et Austerlitz. Au lieu de recréer l’horreurhorreur, il la met à distance, par l’intermédiaire de protagonistes qui sont marqués par elle, au moyen d’effets de contrastes et de motifs récurrents qui suggèrent la Shoah. Cette poétique de l’oblique réapparaît, au début du XXIe siècle, sous la plume d’auteurs qui se saisissent de la matière des camps et de la Shoah, sans avoir davantage de liens de filiation avec les victimesvictime du génocide. Dans Le Non de Klara de Soazig AaronAaron (Soazig) et Le Rapport de Brodeck de Philippe ClaudelClaudel (Philippe), Barbara Wodarz constate une réflexion constante sur les limites du langage qui s’exprime, au niveau diégétique, dans la quête de mots poursuivie par des protagonistes taciturnestaciturnité et, au niveau métadiégétique, dans la mise en scène de la difficulté à dire les événements : chez Aaron, la fragmentationfragmentation, les blancs, les points de suspension ; chez Claudel, l’invention d’un dialecte faisant écho à la langue des bourreaux et la déréalisation du récit par des éléments allégoriquesallégorie et féeriques. Les deux dernières contributions étudient la mise en récit des mutismesmutisme dont souffrent les appelés français de la guerre d’Algérie et les réfugiés de la guerreguerre du Viêt-Nam. Birgit Mertz-Baumgartner, en analysant Des Hommes de Laurent MauvignierMauvignier (Laurent), Entendez-vous dans la montagne de Maïssa BeyBey (Maïssa) et Hôtel Saint-Georges de Rachid BoudjedraBoudjedra (Rachid), s’intéresse notamment aux tours rhétoriques utilisés pour représenter la difficulté des personnages à parler des fantômes de la guerreguerre qui les habitent, mais dont ni leur entourage ni la sociétésociété ne veulent rien savoir. Julia R. Pröll montre, en revanche, comment la perte de la parole, c’est-à-dire l’abandon de la langue maternellelangue maternelle et le passage à l’écriture en français, fait découvrir aux auteures d’origine vietnamienne qu’elle étudie, Anna MoïMoï (Anna), Kim ThúyThúy (Kim) et Sabine HuynhHuynh (Sabine), toutes les trois marquées par la guerre, la fuite et l’exil, une poétique elliptiqueellipse qui revalorise le silence, un silence riche de poésie, de création et de subversion.

Si la parole est impossibleimpossibilité à prendre – pleinement, totalement, le dire peut néanmoins se faire entendre grâce à l’exploitation concertée par l’écrivain des multiples ressources de la rhétoriquerhétorique : tel est l’objet de la quatrième partie de cet ouvrage, « Rhétorique et stratégies de contournement ». La lyrique médiévale, qui est hantée par la peurpeur du silence, fournit un premier terrain d’investigation. Guillaume Oriol montre que, dans la poésie occitane du trobar clus, grâce au jeu subtil de l’entrebescar des mots et des rimes, « la parole empêchée est une parole excédée ». Parce que la passion est de l’ordre de l’ineffableineffable, le discours amoureux est chanté de manière déstabilisante sur le mode du troubletrouble et du non-sensnon-sens : ne pouvant dire ce qu’est l’amour, les troubadours disent ce qu’il n’est pas et le chant,chant loin d’être réduit au silence, résonnerésonance avec une puissance décuplée. Manfred Kern s’attache à l’expression scénique et poétique des topoï du mutismemutisme dans les chansons du Minnesang et la lyriquelyrisme d’oc : puisqu’il est une nécessité absolue pour celui qui aime, le chant va prendre la tournure d’un don naturel et s’inscrire dans une temporalité et un espace où les distances s’abolissent. L’art du poète est alors de lutter contre l’évanouissement en affirmant de façon sonore la force d’un chant appelé à se répéterrépétition, à se moduler dans la durée et à persister, encore et encore, dans une sorte de permanence essentielle. Les chansons courtoisescourtoisie des troubadours et les pastourelles, genre lyrico-narratif, auxquelles s’intéresse Lucilla Spetia, sont, les unes comme les autres, habitées par une réflexion omniprésente sur le langage poétique. Divers motifs tel le chant des oiseaux ou la mention du latin, la langue des lettrés à l’ombre de laquelle se construit la langue vernaculaire nouvellement littéraire, dessinent des lignes de force et opposent diverses facettes de la parole : tantôt pleine, efficace et pleine de sagesse ; tantôt, revêtue des masques les plus divers, jusqu’à y perdre son identitéidentité dans le jeu poétique.

Les cinq articles suivants présentent ensuite, à travers les âges, divers exemples où les défaillances de la parole trouvent également toujours une parade dans l’écriture. Deux cas de mutismemutisme prolongé dans le roman-fleuve de PerceforestPerceforest retiennent l’attention de Christine Ferlampin-Acher : bien que l’un soit subi et l’autre choisi, tous deux signalent un troubletrouble de l’identitéidentité, devenue momentanément instable, s’inscrivent dans une problématique historique typique de la visée d’une chronique et affirment une dimension métapoétique où une parole nouvelle s’épanche justement en prenant sa source dans les silences inventés. Dans les Diaboliques de Barbey d’AurevillyBarbey d’Aurevilly (Jules Amédée) étudiées par Gérard Peylet, la parole se fige quand on bascule de l’avouable à l’inavouableinavouable : le silence absolu devient le rempart des héroïnes et le traumatismetraumatisme des héros ; l’écriture spécifique des nouvelles se nourrit de ces non-ditnon-dits qui accumulent le mystère et de polysémies qui feignent de combler sans cesse les abîmes ouverts des récits pour mieux les creuser. L’imaginationimagination du lecteur, confronté à la violenceviolence qui habite le langage déficientdéficience autant qu’à celle des personnages, est ainsi constamment attisée. Charles PéguyPéguy (Charles), de son côté, illustre une tout autre voie où la parole poétique empreinte de mysticisme résout le paradoxe essentiel d’une parole chrétienne, lourde de l’héritage du passé, désormais impossible à transmettre dans la modernité, étouffée qu’elle est par la parole politique, mais par ailleurs impérissable, parce que guidée par la justicejustice et la véritévérité et ancrée profondément dans l’intériorité collective. Comme le montre l’étude de Christophe Pérez, l’écrivain nous amène à réfléchir sur la différence existant entre une parole qui est de l’ordre de l’avoir et peut être manipulée ou confisquée et une parole qui relève de l’être et qui, comme tel, est éternelle. Dans Palomar, Italo CalvinoCalvino (Italo) fait curieusement le choix dominant de la description pour rendre compte de l’inspection continuée à laquelle se livre son personnage éponyme, soumis à une taciturnitétaciturnité essentielle et à l’isolementisolement : c’est l’objet de l’étude de Susanne Winter. Parce que les paroles, inadéquates à restituer la complexité et l’exhaustivité du monde autant qu’« usées par un emploi excessifexcès et abusif », suscitent la méfiance, Palomar expérimente une nouvelle façon d’appréhender le monde, par l’observation, le « silence-discours », tandis que Calvino joue paradoxalement avec les ressources du langage pour restituer au mieux les méandres et l’insatisfaction de la pensée en action. La romancière Elfriede JelinekJelinek (Elfriede) présente quant à elle un cas tout à fait original de censurecensure de l’écrivaine-auteure par elle-même, qui rompt le pacte de lecture romanesque traditionneltradition : Uta Degner analyse le parti pris adopté d’un autodénigrement ostentatoire et souligne les effets induits par ce qui est non seulement déconstruction et remise en question des interdictionsinterdiction communes de parler dans la sociétésociété, mais aussi impossibilitéimpossibilité pour un auteur d’échapper au bruissement de la scène publique.

Il est d’autres lieux où la parole, le discours, la communication ont été pris dans les rets d’un paradoxe dont on s’est longtemps défié, tant il faisait peser des enjeux dangereux sur la raison narratrice et édifiante : peinturepeinture, sculpturesculpture, photographiephotographie, cinéma, théâtrethéâtre, dessins de presse où s’épanouissent les imagesimage, constituent des espaces incertains où le regard se nourrit autant du vide que des pleins, autant du silence que des bavardages, réfractaire à toute assignation univoque. Tel est l’objet de la dernière partie de cet ouvrage, consacrée à l’« Éloquence de l’imageimage ». Pourtant, en adossant l’image aux figures de l’éloquence, la théorie picturale de l’époque classique avait résolu de contraindre la puissance communicante de l’iconique dans les limites du discours, muselant le débordement de l’impliciteimplicite aux règles de l’Ut pictura poesis, l’assujettissant au paradigme langagier. La hiérarchie des genres était ainsi calquée sur la capacité des images à parler, à discourir parfois bruyamment, renvoyant à la catégorie des sans-grade la peinture « silencieuse » de la Nature morte.

C’est sur cette structure liminaire que Katalin Bartha-Kovács construit son analyse de la peinturepeinture de Georges de La TourLa Tour (Georges de) et plus particulièrement de ses scènes nocturnes. Car dans l’ombre tranquille et retenue de ses œuvres s’installe un mutismemutisme volontaire, figure formelle de la parole empêchée, sans doute garante d’une instauration sensible bien plus touchante qu’un bavardage diurne. À considérer la peinture sous l’angle de l’appareil conceptuel de la rhétoriquerhétorique, on en viendrait à perdre ce qui en constitue justement l’essence : le purement pictural, qui se situe à la limite du dicibledicible et de l’exprimable.

Retenue dont les artistes contemporains ont maintes fois fait preuve, tant s’est ouvert le droit des œuvres à « être », poursuivant sous l’analyse de Michel FoucaultFoucault (Michel) l’émancipation de leur existence : le fait artistique n’est pas un analogon affadi d’une parole insatisfaite, il se tient ailleurs, dans des formes parfois très pauvres, comme le confirme Pierre Baumann dans un rapprochement lumineux entre les cadres-poissons de Toni GrandToni Grand et l’étoffe du silence chez Le ClézioLe Clézio (Jean-Marie). De même, Ghislain Trotin s’attache à retrouver la place du vide dans la photographiephotographie, d’abord aléas technique d’un processus chimique mal maîtrisé, travaillé ensuite comme une tâche aveugle où se libèrent des espaces de disponibilité pour l’expérience esthétique. Mieux voir dans les figures contrariées, dans les représentations absentesabsence.

Le cinéma s’est aussi construit autour de contraintes techniques intéressantes dans le propos qui nous occupe ; d’abord muetmuet, puis bavardbavardage – trop bavard ? Véronique Héland, à partir de deux exemples (Le dernier des hommes, de W.F. MurnauMurnau (Friedrich Wilhelm), 1924, et un film parlant particulièrement volubile de 1959, Mirage de la vie, de Douglas SirkSirk (Douglas)), éclaire là aussi la force de l’empêchement de parole, retrouvant à la suite de Godard le pouvoir critique et herméneutique de l’imageimage dans le secretsecret de ce qui est saisi par la caméra. Stefanie Guserl, autour de deux films plus récents (Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre JeunetJeunet (Jean-Pierre), 2001, et Te doy mis ojos, d’Icíar BollaínBollaín (Icíar), 2003) ne dit pas autre chose fondamentalement. Leurs héroïnes quasi muettes font appel à l’image dans l’image (la peinturepeinture, le tableau) pour ne pas se raconter, ne pas dire ce qui les concerne, ce qu’elles sont, ce qu’elles vivent, laissant à l’iconique mutique la prise en charge biaisée de leurs sentiments. Que dire de la transposition cinématographique d’un roman, pétri de voix intérieures, de sentiments racontés ? l’exemple de L’élégance du hérisson, choisi par Kathrin Ackermann, se prête à cet exercice comparatiste ; que faire de ces monologues, tout entiers rendus à la seule visibilité des personnages ? comment reconstruire la diégèse lorsque l’intimitéintime se mure dans l’imageimage ?

Dernière instance, enfin, de l’empêchement de parole dans les pratiques artistiques contemporaines : celle du réel, celle du contexte de création où il ne s’agit plus seulement de représenter mais de présenter. En prenant place dans l’espace public, quelques artistes – Ernest Pignon-ErnestPignon-Ernest (Ernest), Lucy OrtaOrta (Lucy), Krzysztof WodiczkoWodiczko (Krzysztof), Mathieu PernotPernot (Mathieu) – manifestent leur soutien aux exclus de la sociétésociété et donnent la parole à ceux qui n’en disposent pas. Marie Escorne les appelle les « artistes porte-voixporte-voix » tant ils se font les hérauts des sans-grade, luttant contre des discriminations ailleurs ignorées et abandonnées au silence. Au théâtrethéâtre, Pierre Katuszewski relit les mises en scène de Pippo DelbonoDelbono (Pippo) sous l’éclairage de la présence mutique des acteurs singuliers que celui-ci engage dans sa troupe : acteurs hors-normesnorme, incapables de « jouer » une fiction mais bel et bien présents dans la puissance manifeste de leur temps sur scène, temps de vie et d’existence sans distance. Le metteur en scène, sciemment, fait monter la parole empêchée sur scène, rendant à l’expérience éphémère du spectacle tout son effet performatif. De cet effet performatifperformativité, il est aussi question dans la réflexion d’Élisabeth Magne : revenant sur la tuerie de Charlie HebdoCharlie Hebdo, celle-ci regarde l’arrachement contextuel qu’Internet fait subir au matériau iconique. Images flottantes parties ailleurs sans le terreau de leur culture, recontextualisées telles des étendards de violenceviolence, porteuses de pseudo-discours fabriqués loin de leur désinvolture originelle, les quelques caricaturescaricature incriminées interrogent la manière dont le discours se précipite encore et toujours au chevet de l’iconique qui s’en passerait volontiers.

Transséculaire et pluridisciplinaire, choisissant de faire dialoguer les époques autant que les différents modes d’expression, cet ouvrage veut mettre en évidence une réalité paradoxale et protéiforme, de tout temps présente : par-delà les raisons complexes et multiples qui l’empêchent, la parole n’est jamais rejetée définitivement dans les limbes du silence, mais parvient malgré tout à se faire entendre…

D.J.-R., S.F.M., P.K. et É.M.

La parole empêchée

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