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2. Pourquoi empêcher la parole ?

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On est surpris de constater la rémanence jusqu’à aujourd’hui du faisceau des causes observées dans cette littérature médiévale et préconisant ou instaurant des règles d’usage de la parole et du silence, suscitant des interdictionsinterdiction ou des obligations : le fonds mythologiquemythologie, la traditiontradition judéo-chrétienne et la position de l’Église, les codes psychologiquespsychologie et sociaux s’étaient imposés dans ma thèse de doctorat comme raisons essentielles expliquant la récurrence de la parole empêchée.

L’univers arthurien se donne en effet comme un monde malademaladie d’une mauvaise communication : la parole qui circule s’y trouve sans arrêt dévoyéedévoiement, entravée, gênée, mutilée ; les êtres et les choses s’en trouvent déconnectés. La parole empêchée réprime ainsi la communication sous des formes multiples. Pleine de fiel et d’agressivité, elle se veut nuisance pour l’autre, elle dit l’absenceabsence de considération, de respect, de transparence ; elle prend notamment la forme de déviances élémentaires et communes : l’ironieironie acide, la mordante raillerieraillerie, l’injureinjure violenteviolence, la médisancemédisance méchante ou stupide, le mensongemensonge. Elle peut aussi revêtir la forme d’une absence de mesure : se dissimuler dans le langage elliptiqueellipse ou métaphoriquemétaphore, sombrer dans l’excèsexcès du bavardagebavardage, de la vacuité, de la légèreté, advenir à contretemps, au mauvais moment. Enfin, au pire, la parole empêchée peut être une complète rétention qui dynamite la communication et la rend complètement défaillante : c’est le cas de ceux qui ne parlent pas, soit qu’ils ne le peuvent pas, soit qu’ils ne le veulent pas.

La proximité de la merveille, dans l’éblouissement qui l’auréole, peut immobiliser la langue de celui ou celle qui en fait l’expérience ou, moins définitivement, réguler sa parole, l’amoindrir en volume mais non pas en importance sous la forme du secretsecret. Les énigmes à résoudre, qui, au sein des narrations, aimantent en particulier l’attention de l’auditeur-lecteur, signent une forme d’empêchement de parole spécifique, à lire de surcroît comme des symptômes très particuliers : dans la lignée antique inaugurée fameusement par Œdipe, on sait que les énigmes sont souvent à rattacher à une relation incestueuse1. En tant que communication excessiveexcès et désastreuse qui unit ceux qui ne devraient pas l’être, l’incesteinceste se traduirait par une impossibilitéimpossibilité de communication oraleoralité franche et directe : d’où l’énigmeénigme et le silence comme symptômes de ce qui couve. Même si John Revell Reinhard estime que, dans les mœurs et la littérature celtiques, « de tels liens consanguins ne semblent pas avoir encouru de geis », « les relations maritales étant très libres et l’adultère commun »2, leur traitement littéraire est fort différent. D’une part, l’inceste n’affleure pas ouvertement dans nos textes arthuriens : il est un tant soit peu cachécaché – le contraire est très rare –, source de mystère. D’autre part, les silences des êtres et des textes qui font écran traduisent fréquemment cette relation surdéterminée qu’est l’inceste. Celui d’Arthur – le roi muetmuet ou taciturnetaciturnité à partir des romans de Chrétien de TroyesChrétien de Troyes – avec sa demi-sœur Anna3, ne fait aucun doute ; il est mentionné explicitement comme tel, certes non chez Geoffroy de MonmouthGeoffroy de Monmouth ou chez Wace, mais dans l’Estoire del Saint Graal et dans le roman du Huth-MerlinMerlin ; il en est de même pour Silence, dans le roman éponyme, qui épouse pour finir son aïeul Ébain, comme en juste récompense de sa conduite exemplaire. L’inceste qui plane sur Perceval est en revanche parfaitement impliciteimplicite et il a fait couler beaucoup d’encre, parce que, comme le dit Jacques RoubaudRoubaud (Jacques), « [p]our le récit, dans le récit, ce ne peut être qu’une suggestion, une hypothèse de lecture. Les indices donnés sont toujours indirects »4. Comme dans la tragédie grecque où la fautefaute se reproduit biologiquement et passe ainsi de génération en génération jusqu’à son expiation, Perceval serait l’héritier du malheur de toute une famillefamille, celle des gardiens du Graal, frappée dans sa fécondité et sa souveraineté par le péché commis à l’origine par la mère de Perceval avec son frère (la similarité de la blessure du Roi Pêcheur et du père de Perceval autorise cette supposition).

La traditiontradition judéo-chrétienne se fait également sentir de manière évidente dans la présentation et la mise en scène de la communication qui régit les romans arthuriens, d’abord parce qu’elle impose une logique de pensée, ensuite parce qu’elle rencontre des échos dans l’actualité. Elle légitime le fameux proverbe qui dénonce la faillite de la parole : « La parole est d’argent, mais le silence est d’or ». La parole commune est en effet trop souvent encombrée de travers qui l’empêchent d’être vertueuse, c’est-à-dire à l’imageimage de la parole divine ou inspirée, qui est celle des Élus et en principe celle des ministres de Dieu. De cette langue perverse, qui souvent s’agite mal, ou trop ou à tort et à travers, naissent les maux qui obscurcissent la vie de l’homme : la moquerie, l’ironieironie, la médisancemédisance, la calomnie, l’imprécation, l’injureinjure, le mensongemensonge, la stupidité de la parole vaine ou le bavardagebavardage sont ainsi définis, examinés, étudiés, catalogués comme péchés de la langue par les théologiensthéologie de la fin du XIIe siècle. L’excèsexcès de parole ou bavardage, le multiloquium, est l’objet d’une grande attention : s’il n’est, certes, pas le péché le plus grave, il est le plus répandu et tend ainsi à être à l’origine d’autres péchés qui en découlent ; aussi, dès le début du XIIIe siècle, il est brandi comme l’emblème de la mauvaise langue5. Empêcher sa langue de bouger ou, pour reprendre les expressions consacrées, mettre une garde à sa bouche, mettre un frein à sa langue6, est l’idéal qui se développe, notamment par l’intermédiaire de la Règle de saint Benoît prônant la taciturnitétaciturnité dans les cloîtres ; plutôt ne pas parler du tout que trop parler, afin de ne pas succomber à cette multitude de péchés qui guettent la créature en pareil cas, plutôt limiter la communication que la laisser se développer n’importe comment, sur de mauvaises bases.

La sociétésociété prône elle aussi le silence dans ses codes ou ses règles et elle instaure couramment un climat de défiance envers la parole7. Si la parole est une ouverture de l’être sur autrui, si le discours répandu donne à apprendre et à prendre sur celui qui parle8, inversement, le silence, en tant que rétention de parole, est une défense de l’être. Tout ce qui touche à l’intimitéintime des êtres suscite des réserves ou des réticencesréticence de leur part, bien sûr, mais aussi de celle d’autrui, preuve que tout un chacun a nettement conscience que sa parole peut être une dépossession. Tout ce qui n’est pas déployé et exposé au grand jour s'enveloppe de mystère et provoque la curiosité et la démangeaison du questionnement répriméréprimer. La pudeur et le respect des convenances jettent le voile de la courtoisie. L’idéal aristocratique de la courtoisie, code de bienséance et de bonne entente entre des êtres semblablement bien nés et bien éduqués en des lieux choisis, enseigne en particulier à mesurer sa parole, à se garder de tout excèsexcès. En amour, en particulier, André le ChapelainAndré le Chapelain déclare dans son Traité de l’Amour courtoiscourtoisie, que « la volubilité, bien souvent, ne favorise pas ce sentiment. Car le beau parleur a trop l’habitude de décocher les flèches de l’amour et fait croire à tort qu’il possède toutes les vertus »9. Il arrive par ailleurs, poursuit-il, que « certains hommes en effet restent à ce point interditsinterdiction en présence des femmes qu’ils en oublientoubli les discours qu’ils avaient soigneusement préparés dans leur esprit »10. Plus généralement, se taire va à l’encontre des usages du monde, parce que justement c’est un refus de ce monde. C’est moins un art de gouverner l’autre qu’une manière de résisterrésistance à son emprise, et « jamais l’homme ne se possède plus que dans le silence »11. Aussi, en s’empêchant de parler de certains sujets, l’être tâche d’effacer, sinon d’annihiler, une partie du monde qui, pour telle raison ou telle autre, le gêne.

Les raisons qui peuvent expliquer l’empêchement radical de parler sont nombreuses, venues d’horizons et d’âges divers. Face à la parole, trop souvent et si vite galvaudée, mal employée, il existe une méfiance fondamentale, épaisse comme une enceinte de protection derrière laquelle se retrancher, qui pousse à se taire. Si le silence est prôné, ce n’est cependant, dans le monde imparfait des humains, que comme un pis-aller dont on ne saurait se satisfaire dans la durée ou bien comme une étape de réflexion indispensable qui doit alors déboucher sur l’épiphanie de la parole. Car, sagement réfléchie, porteuse de vertus et bienfaitrice de l’humanité, celle-ci demeure une nécessité, un but à atteindre : le Verbe s’est fait chair en la personne du Christ pour sauver le monde.

La parole empêchée

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