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3.1.3. Pressions contradictoires

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Il est maintenant temps d’envisager les auto-empêchements dus à des jeux de pressions contradictoires dans l’intérieur du locuteur. L’empêchement, qui est souvent manifesté par une interruption impromptue du flux locutoire, est ainsi dû à l’irruption dans l’intérieur de l’interactant de faits, que l’on pourrait appeler « Pressions contre le dire » puisqu’elles viennent contrecarrer l’effet des « Pressions pour le dire ». Il y a a priori donc nécessairement, pour que l’interprétation soit productive, à la perception du message, deux marquages nécessaires dans la présentation du discours, celui de l’interruption du flux locutoire et celui relatif aux causes de ce qui sera interprété comme un empêchement. Plusieurs possibilités apparaissent de façon assez fréquente :

a. La pression des émotionémotions

Ce sont parfois des émotionémotions non particulièrement spécifiées qui viennent à l’encontre de la profération. Ce sont alors les marquages intrinsèques qui sont les vecteurs essentiels permettant de construire la représentation d’une parole empêchée par la virulence des émotions ressenties au moment de la prise de parole. Les procédés auxquels l’auteur a recours sont à la fois d’ordre typographique (recours fréquent aux points d’exclamation, de suspension), syntaxique (recours aux interjections, énoncés non terminés, structure syntaxique non saturée) et discursif, dans la mesure où les discours présentés sont marqués par une certaine incohérenceincohérence. Il n’est pas surprenant de trouver dans ce registre, par exemple, deux textes de théâtrethéâtre de DiderotDiderot (Denis) et de VignyVigny (Alfred de) :

GERMEUIL. – Votre père est un homme juste ; et je n’en crains rien

CÉCILE. – Il vous aimait, il vous estimait.

GERMEUIL. – S’il eut ces sentiments, je le recouvrerai.

CÉCILE. – Vous auriez fait le bonheur de sa fille… Cécile eût relevé la famillefamille de son ami.

GERMEUIL. – Ciel ! il est possible ?

CÉCILE, à elle-même. – Je n’osais lui ouvrir mon cœur… Désolé qu’il était de la passion de mon frère, je craignais d’ajouter à sa peine… Pouvais-je penser que, malgré l’opposition, la haine du Commandeur… Ah ! Germeuil ! c’est à vous qu’il me destinait.

GERMEUIL. – Et vous m’aimiez !… Ah !… mais j’ai fait ce que je devais… Quelles qu’en soient les suites, je ne me repentirai point du parti que j’ai pris… Mademoiselle, il faut que vous sachiez tout.

CÉCILE. – Que m’est-il encore arrivé ?

GERMEUIL. – Cette femme…

CÉCILE. – Qui ?

GERMEUIL. – Cette bonne de Sophie…

CÉCILE. – Eh bien ?

GERMEUIL. – Est assise à la porte de la maison ; les gens sont assemblés autour d’elle ; elle demande à entrer, a parler.

CÉCILE, se levant avec précipitation, et courant pour sortir. – Ah Dieu !… je cours…1

Le second exemple est monologal, même si, dans le dialogue qu’il entretient avec lui-même, une structure quasi dialogique peut être repérée, témoignant ainsi des deux réseaux de pressions contradictoirescontradiction à l’origine des empêchements se manifestant dans les successions d’énoncés inaboutis et ruptures discursives.

Eh ! que me fait cet Harold, je vous prie ? – Je ne puis comprendre comment j’ai écrit cela. (Il déchire le manuscrit en parlant. – Un peu de délirefolie le prend.) – J’ai fait le catholique ; j’ai menti. Si j’étais catholique, je me ferais moine et trappiste. Un trappiste n’a pour lit qu’un cercueil, mais au moins il y dort. – Tous les hommes ont un lit et dorment ; moi, j’en ai un où je travaille pour de l’argent. (Il porte la main à sa tête.) Où vais-je ? où vais-je ? Le mot entraîne l’idée malgré elle… O Ciel ! La folie ne marche-t-elle pas ainsi ? Voilà qui peut épouvanter le plus brave… Allons ! calme-toi. – Je relisais ceci… Oui… Ce poème-là n’est pas assez beau !… Écrit trop vite ! – Écrit pour vivre ! – O supplice ! La bataille d’Hastings !… Les vieux Saxons !… Les jeunes Normands !… Me suis-je intéressé à cela ? non.2

Ici encore on remarque le recours massif aux marquages intrinsèques combinant les signes de ponctuation répétésrépétés et ajoutés les uns aux autres ( !… – ? ne relevant pas de la double articulation) et la configuration même des énoncés, et des discours, avec notamment les ruptures d’enchaînement thématique et répétitions. Les indications didascaliquesdidascaliques viennent renforcer dans la présentation extrinsèque (éléments du cotexte externe concomitant) du discours (du locuteur) les indications permettant la construction de la représentation d’une parole empêchée par un déferlement de Pressions contradictoirescontradiction dues à des émotionémotions. Il convient de noter que ces émotions n’ont pas de qualification explicite, c’est au lecteur de fabriquer une interprétation en fonction des éléments dont il dispose, stockés qu’ils sont dans sa mémoiremémoire au fur et à mesure de sa lecture du texte. Cependant il n’est pas rare de trouver dans les éléments présentant les discours des locuteurs diégétiques des informations explicites permettant de pallier ce manquemanque.

b. La chagrin, l’affliction, le deuildeuil

Richtig, Charlie, nicht alles sagen. Es hat keinen Zweck, alles zu sagen. Ich hab das mein Leben lang nicht gemacht. Nicht mal dir hab ich alles gesagt, Charlie. Man kann auch nicht alles sagen? Wer alles sagt, ist vielleicht kein Mensch mehr.

„Sie müssen mir nicht antworten.“

„Gemocht hab ich ihn natürlich. Er konnte sehr komisch sein. Rührend. Er war immerzu in Bewegung… ich…“

Heul nicht, Charlie. Tu mir den Gefallen und heul nicht. Mit mir war nicht die Bohne was los. Ich war bloß irgend so ein Idiot, ein Spinner, ein Angeber und all das. Nichts zum Heulen. Im Ernst. 3

Dans cet extrait du roman de U. PlenzdorfPlenzdorf (Ulrich), la présentation des discours sur la page du texte fait clairement ressortir deux instances énonciatives distinctes : la narration auto-homodiégétique monologale du héros Edgar Wibeau, mortmort, et, en retrait et séparé par des alinéas plus importants, le dialogue entre le père d’Edgar et une amie, Charlie, du héros, Edgar Wibeau, mort. Charlie commence donc la réponse à la question que le père d’Edgar lui a posée, mais, étouffée par quelque chose, elle ne peut finir son discours, sa parole est empêchée. On retrouve dans la présentation du discours de Charlie les faits permettant une telle interprétation : points de suspension et énoncé seulement ébauché : « ich… ». L’explication de cette auto-interruption discursive est donnée explicitement par Edgar qui s’adresse directement à Charlie en lui disant « Heul nicht, Charlie. Tu mir den Gefallen und heul nicht ». Cette injonction/prière qu’il lui adresse de ne pas « chialer » est un fait permettant au lecteur de reconstituer le scénario d’une parole empêchée par l’irruption de pleurs dus au chagrin lié à la perte. C’est donc le discours figural d’Edgar, constituant le cotexte externe aval du discours de Charlie, qui permet de parvenir à une interprétation satisfaisante complète.

c. La peurpeur, l’appréhension

‘… And now, at Hogwarts, terribleterreur things are to happen, are perhaps happening already, and Dobby cannot let Harry Potter stay here now that history is to repeat itself, now that the Chamber of Secrets is open once more –’

Dobby froze, horror struck, then grabbed Harry’s water jug from his bedside table and cracked it over his own head, toppling out of sight. 4

Comme la structure du dernier énoncé proféré par Dobby est complète, c’est le marquage de la ponctuation, avec le tiret, qui permet, au temps T, d’interpréter la situation comme une interruption non prévue du flux du dire, l’empêchant d’être mené à son terme. Le discours narratorial, présentant en aval les dires de Dobby confirme cette hypothèse en T+1.

L’exemple suivant présente une configuration comparable, mais le discours narratorial, toujours décisif pour l’interprétation, est encore davantage explicite, complétant l’interprétation entamée à la lecture du discours de la locutrice, Albertine, compte tenu de la façon dont il est présenté intrinsèquement :

« Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j’aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j’aille me faire casser… » Aussitôt dit, sa figure s’empourpra, elle eut l’air navré, elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu’elle venait de dire et que je n’avais pas du tout compris. « Qu’est-ce que vous dites, Albertine ? » […] Elle me donna mille versions, mais qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles, qui, interrompues, me restaient vagues, mais avec cette interruption même, et la rougeur subite qui l’avait accompagnée.5

Dans ces exemples, c’est la peurpeur ou la hontehonte suscitée par l’énonciation du dit qui fonctionne comme Pression pour ne plus dire. Mais une autre configuration est également possible.

Je pensais tout le temps à Albertine, et jamais Françoise en entrant dans ma chambre ne me disait assez vite : « Il n’y a pas de lettres » pour abréger l’angoisse. […] Quand il put y avoir un télégramme de Saint-Loup, je n’osai demander : « Est-ce qu’il y a un télégramme ? »6

Ici, c’est la peurpeur de la réponse qui pourrait être apportée à ses dires qui bloque la profération des paroles de Marcel. Évidemment, comme il n’y a pas profération, il ne peut y avoir aucune présentation intrinsèque de ce qui n’est pas advenu, et c’est donc le discours narratorial seul qui permet de présenter une énonciation fictive, n’ayant jamais eu lieu, car totalement empêchée par le jeu des pressions contradictoirescontradiction.

d. Le trop à dire

La parole peut fort bien être empêchée par une trop grande envie de dire ; pour contradictoire que cela puisse sembler, de trop fortes pressions pour le dire peuvent bloquer le passage à la verbalisationverbalisation du projet préverbal :

Ich halte meine Strafarbeit – bei gleichzeitiger Einschließung und vorläufigem Besuchsverbot – für unverdient ; denn man läßt mich nicht dafür büßen, daß meiner Erinnerung oder meiner Phantasie nichts gelang, vielmehr hat man mir diese Abgeschiedenheit verordnet, weil ich, gehorsam nach den Freuden der Pflicht suchend, plötzlich zuviel zu erzählen hatte, oder doch so viel, daß mir kein Anfang gelang, so sehr ich mich auch anstrengte. 7

C’est ainsi qu’au début du roman de S. LenzLenz (Siegfried), le narrateur explique la punition qu’il a dû subir à cause de ce qui a été interprété par un refus de rendre son devoir sur « les joies éprouvées lors de l’accomplissement de son devoir » ; or, justement, il se plaint de l’injustice ainsi commise, car s’il n’a pas rendu son devoir, ce n’est pas par mauvaise volonté, c’est parce qu’il avait trop à dire, ou tant à dire qu’il ne savait pas par où commencer. Mais ici encore, c’est le discours figural, mais constituant la narration cadre, qui apporte les éléments permettant les interprétations relatives à un auto-empêchement.

La parole empêchée

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