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II

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Il y avait grande lessive le 15 juin 1845 au manoir de la Forge. Un des petits étangs de la cour, garni de planches et de casiers, défendu par une barrière provisoire, avait été transformé en bateau de blanchisseuses. La lessive est d’ordinaire une fête domestique; mais ce jour-là on n’entendait ni l’âpre gazouillis des buandières, ni le tapage goguenard des battoirs. A genoux dans leurs casiers, quasi mornes, les femmes parlaient à voix basse et martelaient nonchalamment, sans souci du rhythme, les morceaux mouillés qu’elles venaient de tordre et de presser sur la planche. On eût dit des prêtresses en pénitence, condamnées à laver les linges sacrés de leur temple.

Sacrés, en effet, de certaine façon, étaient les linges de la lessive du manoir. C’était une lessive de mort. La délicate lingerie que les lavandières tordaient avec précaution et dans un religieux silence avait fait partie du trousseau de la maîtresse, morte en langueur à vingt ans, mère d’une petite fille de six mois, et laissant veuf, à trente ans, Lysis Durand, dernier du nom, propriétaire actuel du manoir de la Forge.

Dernier échantillon de sa race, il en résumait en lui tous les caractères extérieurs, et quand il parut sur son vieux perron, les yeux rouges, le fouet à la main, c’était bien une tradition vivante et un portrait de famille: un Durand marchand de bœufs, s’en allant en foire.

A côté de lui, une petite fille assez chétive se débattait sous les caresses maladroites d’une robuste campagnarde à barbe naissante. Il voulut apaiser et embrasser l’enfant; mais, tout gauche et tout ahuri de douleur, le père fut plus maladroit encore que la nourrice, et ne réussit qu’à faire redoubler les cris de sa fille.

Lysis monta tout troublé dans son tilbury, et fouetta son cheval. En passant devant l’atelier des lavandières, il n’y put tenir; il détourna la tète et fondit en pleurs dans un gros sanglot.

— Pauvre homme! — dit la vieille servante qui présidait à la lessive, — tous les malheurs! Je ne veux pas dire de mal de cette pauvre dame qui est morte, mais elle aurait aussi bien pu avoir un garçon que cette méchante petite Zénaïde. Voilà le nom de Durand bon à mettre dans l’almanach de l’année dernière avec les vieilles lunes.

— Qu’est-ce que vous dites, Manette? M. Lysis se remariera avant un an d’ici.

Manette hocha la tête.

— Sans doute, dit-elle, sans doute il le peut. Mais ces gros-là, vois-tu, Jeanneton, ça vous a des cœurs de sainte Vierge; ça souffre, ça souffre, mais ça aime, et ce qui y est entré y reste.

Il était huit heures du matin; une servante sortit du manoir, portant de copieuses provisions; elle s’approcha des laveuses, qui quittèrent sans empressement un ouvrage qu’elles semblaient faire sans goût et se mirent à expédier leur second déjeuner, rangées en rond sur le bord de l’étang et tout embarrassées dans leur silence.

La buvette était à moitié ; les rires et les caquets, étouffés d’abord, commençaient à éclater çà et là, la fusillade perdue allait devenir un feu de file, quand l’arrivée de la nourrice, portant un enfant dans ses bras, arrêta le rire sur les lèvres des plus jeunes et la parole dans le gosier des plus hardies.

La nourrice, robuste campagnarde, étouffant dans son oisiveté momentanée, grimaçait un air contrit qui jurait avec sa santé rougeaude. L’enfant criait et prenait le sein tout de travers. La nourrice le berçait, le hochait, le belutait, lui faisait des mamours. L’enfant criait de plus belle, se détournant et se débattant sous ses caresses maladroites.

— Pauvre petiote! elle sent bien que tu n’es pas sa mère, dit tout à coup la grande Jeanneton; ces enfants, ça vous a des instincts.

— Celle-ci en a, j’en réponds, ajouta Barbelotte, —rien de son père; tout le portrait de sa pauvre mère, qui était si mignonne, si blanche et si gentille avec sa petite bouche, son petit nez, ses petites joues pâlottes et ses grands yeux bruns qui avaient l’air de tomber par terre... Est-elle gentille, cette petite Zénaïde!

L’enfant se tut, regarda Barbelotte avec des yeux étonnés, lui sourit en étendant les bras et prit d’elle-même le sein de sa nourrice. Barbelotte avait touché la corde sensible; une fillette n’a pas besoin de savoir parler pour entendre un compliment.

Une fois la glace rompue et le prétexte trouvé, les caquets dégelèrent et la débâcle commença. On se passa de main en main la petite Zénaïde, on l’examina de haut en bas comme un conscrit à réformer. Chaque buandière fit son jugement de Pâris et le motiva longuement.

Puis, on commenta le passé, le présent et l’avenir.

Quelle imprudence avait hâté la mort de cette pauvre dame?

Son mari l’avait-il trop aimée ou pas assez?

Ogre ou indifférent, il fut remarié sans miséricorde devant le conseil des lavandières.

Les bans étaient publiés à haute et intelligible voix, les dots étaient épluchées parle menu plus fin que par-devant notaire. La défroque de la défunte lavée, repassée et mise dans l’armoire, il fallait trouver qui voulût la porter et l’user.

— Ma voisine, disait Jeanneton.

— Ma cousine, hasardait Barbelotte.

Telle fut l’oraison funèbre de la pauvre Euphrasie Durand, prononcée par les lavandières du manoir de la Forge, le 15 juin 1845.

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