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Comment on arrive à ramasser en soi les forces vives de l’âme, par le recueillement. Spectacles de la société : spectacle de soi-même.

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J’aborde maintenant, monsieur, ma réponse directe à vos questions. Puisque la saison du carême perdrait de sa solennité et serait neutralisée dans son efficacité transformatrice sans le recueillement individuel, j’entends que vous me demandez tout d’abord la manière de se recueillir. La religion veut qu’on se pose, qu’on redevienne calme; elle veut que l’âme reprenne cette possession de soi-même, qui favorise les effusions de la grâce, qui permet aux douces et célestes clartés d’arriver jusqu’à nos esprits. Et, en effet, impossible d’être touché, éclairé, ému, impossible d’entendre la voix divine qui parle au cœur, si, pendant le carême, on ne se donne pas du recueillement, s’il n’y a pas, selon l’étymologie du mot (re-colligere) une récollection des forces vives de notre moi. Mais est-ce la faute de la religion, monsieur, si l’homme n’a pas toutes les facilités pour se recueillir? La sainte quarantaine s’ouvre par le Mercredi des cendres; on vous met un peu de cendre sur le front, en disant: «Homme, souviens-toi que tu es poussière, et que tu retourneras en poussière.» Voilà déjà de quoi réfléchir: cette cendre sur le front, cette image du terme où aboutissent nos folies, nos étourdissements et nos affaires, ce frappant contraste entre les préoccupations de la veille et les préoccupations du lendemain; là, les festins, les joies excentriques, les plaisirs bruyants, les enivrements; ici, les jours de jeûne, de prière, de retraite et de mortification qui commencent... toutes ces choses sont des moyens de recueillement que la sainte Église met à notre disposition. Le carême commande une trêve avec beaucoup de choses: il impose certaines séparations; il veut qu’on fuie les tumultes; il ordonne la retraite qui donne la paix, la solitude qui favorise les pensées graves, éternelles, les fructueux retours sur soi. Ainsi, à voir la religion dans toute l’étendue de cette sainte quarantaine, on remarque qu’elle est toute secours, lumière, repos, pour l’âme humaine, qui fait halte sur la route de la vie et se demande où elle en est.

On demande comment se recueillir: je me bornerai, monsieur, dans cette lettre, à énumérer les occasions que le mouvement providentiel place sur le chemin de notre existence personnelle; il y a assez là de quoi s’arrêter, se mettre en face de soi et se demander: Qu’est-ce que je fais et qu’est-ce que je veux? Nous n’avons pas, en ce monde, à chercher péniblement les occasions et les moyens de recueillement: ces occasions sont nombreuses et viennent d’elles-mêmes frapper à nos portes. J’en trouve de variées et d’incessantes, soit dans les leçons de la vie, soit dans le spectacle social.

Bon gré, mal gré, la vie a ses leçons toujours utiles, quelquefois sévères, toujours saintement éloquentes. Bien aveugles et bien sourds sont ceux qui ne les saisissent pas! Qui n’a point rencontré et coudoyé, dans ses connaissances, de pieuses natures, des cœurs honnêtes, de bons chrétiens, des gens de bien en un mot: eh bien, il y a là occasion à recueillement. Nous pouvons tous, en ramassant les traits épars de notre expérience, en nous rappelant les bonnes âmes que nous avons connues ou que nous connaissons, nous pouvons composer un tableau de la vie et de la mort de l’homme de bien, qui nous sera personnellement très-utile: il fixera notre pensée mobile; il donnera à notre regard l’élévation et la bonne direction. Il y a dans un tel tableau des leçons et des encouragements efficaces. La vue d’un homme de bien est ce qu’il y a de plus enviable en ce monde; c’est un drame agréable à Dieu, et tout à la fois beau et doux au point de vue humain. La mort d’un brave homme, d’un homme juste, est également un précieux spectacle. On voit ces êtres bénis s’éteindre, subir la loi commune, mais à quelles conditions? Vous, monsieur, qui avez vu de si pieuses existences s’achever à votre foyer, vous pourriez nous dire tout ce que la mort d’un homme de bien a de grave et de poétique.

Quand on rencontre de ces gens de bien, de ces êtres qui, de leur vie, de leurs actes, de leurs exemples, de leur influence, protègent la justice, les foyers, la religion, le bien général et le bien individuel; dont les sympathies sont certainement acquises à tout ce qui améliore, purifie, console l’humanité ; qui, dans leurs relations avec les petits et les grands, expriment les actes des plus pures vertus, de la charité et de la foi; quand on les voit, sans espérer pouvoir rien changer à la marche du monde, conserver du moins, à travers la diversité des vies et des pratiques qui les coudoyent, la liberté d’esprit, la droiture de cœur, l’espérance religieuse, le culte chrétien du beau et de l’honnête, la bonhomie des habitudes alliée à l’inflexibilité des principes, il me semble qu’alors il est bien difficile de n’être pas porté à rentrer en soi-même. Il n’est pas moins saintement curieux de voir comment l’homme vertueux se retire de ce monde et prend congé de cette misérable vie. La mort de ceux que nous connaissons, que nous aimons, est une expérience qui nous est offerte, hélas! tous les jours, en attendant que nous soyons nous-même, à notre tour, l’acteur et la victime dans cette expérience lugubre. Profitons de ces grâces de recueillement. On naît, on vit, on meurt, cela passe bien vite: heureux ceux qui, en laissant sur la route le fardeau des misères humaines, s’endorment dans le sein de Dieu, ayant à leurs côtés cet ange qui s’appelle la religion!

Qui dira par quelles nombreuses manières l’heure du recueillement vient à sonner? Une femme, connue en Allemagne par son talent et ses livres, hésitait encore dans une vie sans caractère prononcé pour le bien. Le cercle entier des émotions mondaines et des fébriles excitations de la poésie avait été parcouru... Elle n’était pas contente. La vie la refoulait en dedans d’elle-même; elle se plaignait. «Il y a dans mon existence, écrivait-elle, un vide qui me tue, parce que le désir ardent de le remplir ne peut s’apaiser un seul moment. Les hommes qui sont devenus de grands saints doivent s’être trouvés dans cette situation lorsqu’ils disaient: Levons - nous, et allons nous faire moines.» Elle disait encore: «Mon sein est un autel sur lequel bride une flamme éternelle pour rendre hommage au principe divin, mais non pas en l’honneur de Dieu. Viendra-t-il un moment où je reconnaîtrai que j’ai allumé la lampe devant les faux dieux? Dieu prendra-t-il un jour la place des idoles?» Ce moment vint. Le 1er janvier 1850, madame la comtesse Hahn-Hahn écrivait au prince-évêque de Breslau pour lui demander de lui ouvrir les portes de l’Église catholique. Cette femme a persévéré dans son premier dessein; elle s’est donnée tout entière à sa foi. Elle est entrée courageusement dans les œuvres les plus méritoires du catholicisme, en se faisant recevoir dans la congrégation du Bon-Pasteur. Les mystères de la vie et de la mort des gens de bien avaient achevé la transformation de madame Hahn-Hahn. Elle s’était enfin recueillie.

J’ai décrit ailleurs, monsieur, dans un ouvrage auquel j’ose vous renvoyer sans cesse, les déceptions qui arrivent par la voie du sentiment. Comme c’est dans le cœur et par le cœur que nous vivons tous principalement, c’est là aussi que Dieu nous a ménagé des excitations et des réveils. Quel est celui que, plus tôt, plus tard, les froissements de l’affection ne forcent à faire silence et à lever la tête vers le ciel? Il se passe, sous le toit paternel et sous le toit conjugal, des mystères qu’on craint de profaner en les divulguant, et la littérature contemporaine n’a pas été très-discrète à cet égard; elle a soufflé la révolte et la haine avec le mépris. Ce n’est pas ainsi qu’on guérit la blessure du cœur. Toute souffrance ici-bas est un message de Dieu. Sachons l’interpréter et le comprendre. En contemplant les individualités humaines, on ne voit que des destinées manquées au point de vue affectueux; celui-ci aime, mais n’est plus aimé ; celui-là est aimé, mais n’aime pas; tous ces autres, et le nombre en est immense, sont engagés dans une affection irrévocable, et ils se voient négligés ou trahis. On conviendra qu’il y a ici une leçon: quand se recueillera-t-on, si on ne se recueille pas devant ces phénomènes journaliers, intimes, attachés au foyer, devant ces sortes de fatalités sentimentales, en vertu desquelles on se choque, on se blesse, on se fait souffrir mutuellement, et qu’on appelle les mécomptes des affections les plus sacrées? Comment! il n’y a que souffrance, même dans ce que nous avons de meilleur en ce monde! Évidemment, il y a ici un enseignement divin: je dois tâcher de le comprendre; nous avons un tribut à payer, ai-je dit (Christian., tom. IV): il faut qu’une certaine quantité de larmes tombent régulièrement de nos yeux et de nos cœurs, comme une certaine quantité de pluie tombe des nuages tous les ans. A travers tout ceci se réveille donc la sainte philosophie des souffrances; je vois, dans les brisements de l’affection, des maîtres austères, mais qui nous instruisent, en faisant briller autour de nous la preuve du néant des meilleures choses. Je pense involontairement à ce drame tristement commencé à Versailles et saintement fini aux Carmélites; les lois de Dieu avaient d’abord été violées; mais la pénitence efface tout. Abreuvé de dégoûts, on demande enfin à Dieu un cœur nouveau. On abandonna tout ce qu’on aimait, dit Bossuet, ou ne se réserva que Dieu seul. Pourquoi ne pas nommer cette pénitente illustre du XVIIesiècle, La Vallière? Coupable, elle se réhabilita; héroïque, elle brisa ses fers qu’avait forgés un amour sincère; cœur déchiré, elle fut consolée.

Une autre expérience inévitable attend tout homme vivant en ce monde; c’est le changement de ce qui nous entoure et notre propre changement produit par les années: on n’a pas toujours vingt ans; or, il y a inévitablement crise dans le passage inquiet d’un âgé écoulé à un autre qui commence; on prend son parti de la nécessité de vieillir; mais ce n’est pas sans plainte. Surtout, quand on a dépassé la quarantième année, l’épreuve est plus austère;... oh! quels éclats de lumière arrivent alors à l’âme! N’accusons pas Dieu de nous avoir trompés; ni Dieu ni la vie ne nous trompent, ils nous éprouvent. Profitons du vent nouveau qui souffle, laissons-nous emporter par ses rapides tourbillons sous d’autres cieux. En voyant que nos illusions n’existent plus, et que tout est chétif, recueillons-nous. Le duc de Saint-Simon rapporte qu’une femme célèbre de son siècle croyait, à la fin de sa vie, sans être malade, l’être toujours; elle croyait toujours aller mourir. Pourquoi ces pusillanimités? Vivons pour le devoir et pour l’immortalité, et nous n’aurons pas chagrin de vieillir; il y aura toujours en nous le petit enfant tout pétri de l’espérance en Dieu. Je ne veux pas ôter au déclin de la vie sa mélancolie terrestre; je trouve sombres «ces années qui se précipitent, comme un triste avant-coureur dont la nature fait précéder la mort;» je sens ce qu’il y a de pénible dans cet isolement progressif qui se fait autour de nous; vous cherchez les anciens témoins de votre vie, ceux qui connurent vos florissantes années; personne ne répond à l’appel: ils sont tous morts. Vous sentez que vos idées, vos goûts, vos habitudes ne sont plus en harmonie avec la nouvelle génération qui s’élève. N’est-ce pas, monsieur, ce serait ici, dans les idées mondaines, le signal du désespoir; mais je vois plutôt une sommation divine et miséricordieuse dans

«cet ordre d’exister sans bonheur et d’abdiquer, chaque jour, fleur par fleur, la couronne de la vie.»

Je n’ai pas encore parlé, monsieur, du spectacle social, j’ai considéré les leçons de la vie sous le rapport purement individuel; or, de nouvelles et nombreuses occasions de recueillement et de religieux retour sur soi vont apparaître, à propos des mœurs et des coutumes de nos semblables. N’avez-vous pas remarqué, monsieur, un train des choses humaines, fantasque, injuste et cruel, élevant les uns, délaissant les autres, mettant une individualité en relief et en oubliant des milliers? Or, quand on s’aperçoit de ce travers, on se sent profondément froissé au-dedans de soi-même; les succès en tout genre dans les affaires, dans les carrières, dans la fortune, dans la popularité, tiennent assez souvent à d’autres causes que le mérite intrinsèque de la personne. Il arrive que des hommes ne sont pas les enfants chéris des circonstances: ils ne peuvent pas disposer du mécanisme tout-puissant des hautes influences. Je connais en différentes parties des carrières sociales des hommes de valeur, d’humbles et vrais mérites, à la fois fiers et modestes; ils n’ont pas un certain savoir-faire qui tient à la fois de l’adresse, de la souplesse et de l’opiniâtreté, et aussi on les voit végéter malgré leur capacité dans l’infériorité d’une situation subalterne. A d’autres le succès, à d’autres la vogue, à d’autres la finance. Je crois, monsieur, qu’il y a là aussi dans les dégoûts particuliers qu’inspire le spectacle social une grâce de Dieu, un appel à des pensées meilleures. Vous savez, comme moi, la fameuse distinction dont on abuse tant dans les sections et les corps divers de la nation, entre les poètes et les hommes pratiques, les théoriciens et les administrateurs, les hommes de cabinet et les réalistes. Cette distinction, quelquefois légitime, est souvent un leurre. J’admets un talent et des aptitudes tournées à l’administration; mais l’idéal et le réel se mêlent plus ou moins dans tout homme. Souvent on traite de poëte et de rêveur un homme à qui l’on n’a jamais fourni l’occasion d’administrer et d’aligner des chiffres. N’importe; la société, qui est un inconcevable assemblage, où la diversité des mérites et des aptitudes est confondue, trouve commode de démolir un homme en l’appelant poëte, et les intéressés se débarrassent ainsi d’un concurrent.

Quelle immensité d’injustices, de malentendus terribles ne faudrait-il pas énumérer, si l’on voulait tout dire! Je n’ai pas à composer ici un sombre tableau et à aiguillonner la plainte humaine. Je pourrais citer bien d’autres spectacles qui font saigner le cœur; je pourrais mentionner des circonstances fréquentes, journalières, dans lesquelles la société est loin de protéger les plus intéressantes des victimes: que voyons-nous, en effet? L’or et le fumier pèsent plus dans la balance que les saints intérêts de la morale qu’on outrage, de la faiblesse qu’on foule aux pieds. Temps perdu que de se livrer à d’inutiles lamentations; mais l’homme doit se servir de la contemplation instructive des mystères de la société, pour reporter sa pensée vers la sphère religieuse et divine. Nous professons le grand dogme de la Providence, qui, ayant voulu l’inégalité des conditions, tire le bien de tous des bizarreries apparentes de l’agrégation sociale. Mais, quand on considère la société par les surfaces, combien cela fait rentrer en soi-même! Loterie des affaires: vingt réussissent et cinquante n’ont pas de chances propices! Loterie des charges et des emplois: tout est distribué souvent, dit Bossuet, non selon le talent et le mérite, mais au hasard! Loterie des affections et des mariages: c’est une affaire d’horloge, de géographie, de latitude, de rencontre dans les salons; quelques jours, quelques années plus tard, les affections auraient pris une autre direction, tantôt pour gagner, tantôt pour perdre. Loterie partout!

Je passe, monsieur, à une autre occasion digne de produire le recueillement intérieur de l’âme; je l’emprunte à un détail de la vie matérielle, de cette vie si tyrannique, si difficile à entretenir, de cette vie qui met la sueur à tant de fronts, et pour laquelle les deux tiers du genre humain s’exténuent. J’ai parlé ailleurs de cette anomalie sociale, en vertu de laquelle plus on est dans la misère, moins on est en état d’en sortir; et, au contraire, plus on est riche, plus on est à même de s’enrichir et d’accaparer les profits de toute espèce. Il faut en convenir: il y a de nos jours un travail sérieux dans le sens philanthropique; on voudrait venir en aide à la pauvre humanité, si rudement traitée par les nécessités de la vie. Mais à côté de ces efforts louables, on ne peut s’empêcher de penser à ce qui fait ombre et tache au tableau, et qui neutralise beaucoup de nos progrès.

Le spectacle de tous les appétits tournés avec fièvre vers le besoin de faire rapidement fortune, l’accroissement prodigieux de l’ambition de tous et de chacun, le développement universel du luxe, tout cet appareil d’industrie, ces perfectionnements de machines, toute cette activité déployée dans les progrès de la matière, oh! cela donne à penser. On se demande si l’homme n’est pas fait pour une destinée plus haute que cette terre, et on le voit n’agir exclusivement que pour la terre. Toutes les inventions, tous les travaux ont pour but la terre. Des millions de têtes méditent, cherchent, et leurs travaux convergent à la terre; des millions de bras s’agitent, remuent, bravent la maladie, s’exterminent n’ayant d’autre but que la terre. L’absorption dans les choses matérielles, l’affaissement des caractères est un trait de nos mœurs. Or, vous qui avez une tête qui pense, un cœur qui sent, une âme qui aspire l’éternel et l’infini, réfléchissez à la direction des progrès et des travaux contemporains, cela fait du bien: on sent le besoin de protester; cela vaut les saintes inspirations que nos pères cherchaient dans les solitudes de la Thébaïde. J’espère, disait Christophe-Colomb, que ce Dieu puissant, entre les mains de qui sont toutes les victoires, nous fera bientôt trouver une terre: Donde espero en aquel alto Dios en cuyas manos estan todas las victorias que muy presto nos dard tierra. Nous aussi, en naviguant sur la face inconnue de la vie et dans cet océan des mystifications sociales, comptons que tout cela doit nous faire aborder à la terre du repos, de la logique divine, des idées justes et positives. A la vue de ce réalisme matérialiste qui fait fausse route et qui s’égare, nous nous élèverons à un réalisme plus beau, plus positif et plus digne de nous, au réalisme spirituel et surnaturel.

Terminons cette lettre par l’amère déception renfermée dans la vie des salons, dans ces rapports de société qu’on a nécessairement soit dans les villes, soit dans les campagnes. Dieu nous attend partout, jusqu’à l’issue de ces relations qui attirent, ne serait-ce que par la seule raison que nous sommes faits pour vivre en société et communiquer avec nos semblables. Le monde, au premier abord, vous promet douceur, agrément, bienveillance, dilatation agréable du cœur, dans un échange loyal, fraternel des idées, des sentiments, des bons offices. Mais, chose étrange, qui est d’expérience universelle, le monde, vu de loin, promet beaucoup; vu de près, il ne tient point parole; vu de loin, «c’est un faisceau de fleurs; de près, c’est un âpre buisson d’épines. » Ses promesses sont mensonge, ses joies sont mensonge. Vous avez rêvé dans l’universelle sympathie cordiale l’abandon, l’élévation du cœur, la générosité, la franchise, et vous ne trouvez dans la société des hommes qu’une froide circonspection, pas même la justice, et bien souvent une succession interminable de jalousies, de soupçons, de guerres sourdes et meurtrières.

Il me semble, monsieur, que je vous ai entendu, plus d’une fois, dans vos relations du monde, flageller de votre mâle indignation cette situation et ces dénoûments odieux de l’existence sociale et de la vie du monde; vous auriez pu dire que le monde n’est que le vide, le néant, l’ennui, masqué sous un air de fête perpétuel. Ah! monsieur, je n’ai point voulu, dans celle lettre, composer une liste douloureuse pour porter votre aine à la misanthropie: à quoi bon? Je me suis proposé de faire ressortir ce contraste: d’un côté, notre cœur est toujours dans une attente actuelle; il se pose, il s’applique, il pense, il cherche, et croit avoir trouvé le vrai, le bon, le juste, l’équitable; d’un autre côté, et c’est sur tout le chemin de la vie, notre cœur est perpétuellement obligé de reployer sa tente; il n’est satisfait dans aucune de ses naïvetés: tout l’a trompé, le temps, la vie, les hommes, les affaires, les affections! Jusqu’à ce besoin d’intimité digne et affectueuse qui est en nous, le monde n’y répond que par la tromperie et l’impuissance. Or, j’appelle tout cela, monsieur, des moyens de recueillement, des occasions providentielles de recueillement. N’est-ce pas ainsi que je dois nommer les choses? Je le crois, ou sinon il ne faudrait pas chercher la philosophie des faits et la loi des phénomènes. Je vois que les intimités mondaines, expression suprême de tout ce que l’homme peut pour l’homme, ne sont que des intimités passagères, superficielles et menteuses; je vois que ce n’est pas tout d’aller dans les grandes réunions, d’aller se ranger autour de l’hospitalière bouilloire à thé ; le besoin d’intimité est bien plus que cela. Comment voulez-vous que je reste calme et serein devant le spectacle des habituelles relations? Eh! quoi, «se chercher sans s’aimer, se voir sans se plaire, se perdre dans la foule sans se regretter,» serait-ce là l’idéal de la vie affectueuse, serait-ce là un spécimen engageant des ressources que la société offre à notre besoin d’intimité ? Ma conclusion finale, monsieur, est qu’en voyant le monde, le brillant monde, rempli «de grands et d’illustres malheureux,» il faut accepter la leçon divine qui nous est donnée; il y a ici un sursum corda: une voix mystérieuse nous appelle à cette solitude intérieure au-dedans de nous-mêmes, dans laquelle Dieu parle et peut être entendu de notre cœur.

La Saison d'hiver à Paris

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