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La saison d’hiver et les âmes: qu’il ne fera question ni du demi-monde, ni des quarts de monde (le carême).
ОглавлениеMonsieur, je vous occasionnerais dès le début une déception cruelle si j’entreprenais de présenter le tableau de la saison d’hiver au point de vue profane; vous demandez tout autre chose. Bien que je désire, en satisfaisant à vos questions, m’adresser à un public un peu plus étendu que le public choisi du monde pieux, il ne pourrait convenir ni à mon caractère ni à ma mission de retracer à mes lecteurs la physionomie de l’hiver séculier, déjà trop souvent dépeinte avec un charme entraînant. Il appartient à d’autres de célébrer cette recrudescence annuelle de vie qui fait battre plus puissamment toutes les artères du grand Paris et des provinces; cette animation communiquée à tous les rangs de la société par le déploiement de la vie élégante, tout à la fois tige et fleur de la vie industrielle et commerciale; la rentrée des écoles, des parlements, des grands corps d’administration et le retour sur la brèche de tous les soldats armés du travail et du progrès; je dois leur laisser aussi la bizarre érudition qu’il faut pour parler des petits mondes en lesquels on décompose aujourd’hui le monde en général: le monde de la cour, le monde diplomatique, le monde du sport le monde scientifique, le monde agricole, le monde horticole, le monde des échecs, le monde de la bourse, le monde des affaires, le monde du whist, le monde des théâtres, le monde de la chasse, le monde de la danse, le monde des restaurants, le monde des armées, le monde des salles d’armes, le grand monde, qui est le monde de la bonne compagnie, auxquels mondes on ajoute encore le monde des dames quêteuses et le monde des auteurs. Je pense qu’en dehors des frivolités des demi-mondés et des quarts de monde, il reste à étudier bien des aspects de la saison d’hiver dignes de fixer l’attention des âmes sérieuses et capables de charmer les âmes délicates et distinguées. Si j’avais à choisir un monde, ce serait celui des dames quêteuses, le monde qui s’occupe de Jésus-Christ et travaille en son nom au bien des âmes; mais je n’en veux choisir aucun; mon intention est de considérer, dans la claire atmosphère de la froide saison, les imparfaits mortels et leur vie fugitive aux clartés d’une pensée grave et religieuse, de m’adresser également à tous et de contribuer, autant qu’il est en moi, à ce que cette vie qui monte, à ce que ces conquêtes de l’intelligence ou du travail qui s’achèvent ou se poursuivent, comme les sucs de la terre qui fermentent, comme les semences qui germent sous l’influence des frimas, se déploient à quelque temps de là en floraisons à aspects divers, en moissons de consolations pour les hommes et de joies pour le ciel.
Il en est qui croient que l’hiver consiste en une transformation des habitudes mondaines; qu’il s’agit de quitter les villas et les champs, marcher sur l’asphalte des grandes villes au lieu du gazon des campagnes, venir se grouper autour du feu des cheminées ou bien s’éparpiller dans les salons où le piano va reparler et les intrigues recommencer; pour d’autres, l’hiver c’est la promenade du bœuf gras, la cohue carnavalesque; pour ceux-ci les jeux de la mode, pour ceux-là la grave étude des artifices de toilette et de langage par lesquels ils parviendront à couronner leur amour-propre des grotesques couronnes de l’élégance et du bon ton.
Il faut le dire, il en est beaucoup qui ne voient que ces immenses riens, ces pitoyables futilités dans la saison d’hiver. Vos questions, monsieur, sont la preuve qu’il est permis d’y chercher autre chosè, et je me suis fixé à ces spectacles autrement importants dont nous sommes chaque année les témoins. Je commence donc, dès cette lettre, à jeter en avant le mot austère de carème. Un historien profane nous raconterait les dîners, les promenades, les théâtres, la bohème de Paris, les anecdotes du grand monde, la littérature des articles de mode. Mon devoir est de me renfermer dans cette portion de temps qui se compose de quarante jours de jeûne, et qui, au lieu de convoquer l’humanité au sensualisme et aux plaisirs, vient proclamer de nouveau cette grande idée qui a fait le tour du monde, savoir: Que l’homme peut apaiser la divinité en soumettant son corps à l’expiation.
Le mois de janvier s’achève à peine et quelques semaines après on est en carême; on n’est pas encore sorti de l’étonnement légitime que produit l’écroulement d’une année à jamais éteinte et l’avénement d’un an nouveau qui porte toujours l’inconnu dans ses flancs. Ainsi je regarde le temps de carême comme une saison initiale. L’année commence pour chacun sous le rapport de ses idées et de sa ligne de conduite. Gardera-t-on les mêmes croyances? Retournera-t-on plus soumis à l’orthodoxie religieuse au cas qu’on l’ait momentanément déserter? Et les affections du cœur, sont-elles bonnes et pures? Telles qu’elles sont, éprouve-t on le besoin d’y porter quelque discipline? Dans ses habitudes matérielles, morales, sociales, y a-t-il à reprendre?..... Tels sont les sérieux problèmes, les problèmes pratiques et urgents qui nous ont mis en rapport, monsieur, et qui se dressent devant chacun quand l’année recommence, c’est-à-dire quand arrive un nouveau carême. C’est proprement à cette époque que s’ouvre pour Paris une année, une saison, une campagne nouvelle; car Paris n’est guère au complet que pendant les mois de février, mars et avril. Le carême coïncide avec ces trois mois, c’est-à-dire avec la fin de l’hiver et le renouvellement du printemps, et l’on aime à voir avec cette inauguration de l’année physique rentrer l’idée religieuse dans les âmes avec la physionomie particulière que le carême affecte chez les nations occidentales.
A ce moment, par une simultanéité providentielle, trois mouvements se produisent et se correspondent dans l’univers: un mouvement dans la nature, un mouvement dans la religion, un mouvement dans la conscience humaine; les instances du christianisme sont pour ainsi dire plus réitérées à l’oreille des cœurs; et d’autre part, en dehors de tout appel extérieur, il semble que l’homme entende une voix qui lui demande quelque chose dans l’ordre des intérêts éternels. Qu’on s’en défende ou qu’on y acquiesce, il est de fait que c’est à Paris et dans la province une époque tout à part. Je n’ai point à étudier jusqu’à quelles profondeurs des couches sociales descend le mouvement intellectuel et moral, produit chez les modernes par le retour annuel de ces semaines de bon sens, de miséricorde et de réflexion. Mais, en général, et sauf certaines différences, c’est toujours comme au temps des apôtres quand ils venaient d’instituer la sainte quarantaine, à l’imitation des jours de pénitence consacrés par le Sauveur du monde; c’est comme au XIIIe siècle quand saint Thomas d’Aquin dissertait théologiquement sur la nature des devoirs religieux à cette période de l’année chrétienne; tout le monde y participe dans la mesure de son intelligence ou de sa droiture de cœur; et je vois dans ce fait un éclatant témoignage, tout à la fois des profondes racines que les habitudes chrétiennes ont jetées dans les âmes qui s’y croient le plus étrangères, et d’un besoin moral qui semble écrit dans notre nature.
Nous avons plusieurs systèmes en histoire naturelle pour expliquer le phénomène si intéressant de la migration des oiseaux. C’est quelque chose d’organique, disent les uns; c’est une souffrance d’entrailles à l’état chronique, qui, chaque année, avertit ces petits êtres d’aller de l’autre côté de l’Océan où les attend une température plus hospitalière. Quand le temps du départ est venu, disent les autres, c’est que la nourriture analogue à ces oiseaux manque complètement dans l’hémisphère où ils se trouvent. Alors la faim les pousse à demander à d’autres climats les ressources épuisées sur l’ancien continent. Et ne sommes-nous pas aussi de pauvres oiseaux voyageurs fuyant de rive en rive, cherchant coustamment des climats plus doux, des terres moins stériles pour les idées, pour les mœurs, pour le bonheur? Il vient chaque année des époques où nous sommes saisis de religieux mouvements d’entrailles; je m’explique ainsi ce que nous voyons tous les ans au carême. Tantôt c’est ce quelque chose de naturellement chrétien dont parle Tertullien, qui crie en nous, qui chante, qui réclame une autre patrie des esprits; tantôt c’est l’expérience personnellement renouvelée cent fois de l’impossibilité de trouver ce qu’on cherche depuis si longtemps, dans tout ce qui est créé, mondain et fini.
On est malade soit d’intelligence, soit de cœur; les systèmes fatiguent, les opinions humaines découragent par leur fragilité et l’on a besoin d’aller remplir son urne à des sources moins trompeuses, c’est à-dire au torrent de cette doctrine évangélique qui est toujours ancienne et toujours nouvelle. Le christianisme a toutes les majestés. Il y a là Dieu, l’antiquité, la tradition, Jésus-Christ, les siècles, la sainteté Surtout, mais surtout, on sent qu’on traîne un cœur vide, affreusement vide, et ne serait-ce point cela, nous sommes tous poursuivis à certaines heures de cette lassitude intellectuelle, de ces mystérieux affaissements, de ces défaillances de l’âme dont je parle ailleurs. Voilà pourquoi, je pense, cette surexcitation intérieure se manifeste chaque année au retour du carême, les églises de Paris retrouvent, à cette époque, une animation, une vie, dont il faut bénir Dieu. Je fais la part des prédicateurs; hommes de talent, ils peuvent attirer; hommes d’onction pieuse, ils peuvent attacher et plaire; mais le véritable élément humain du carême, le besoin de Dieu, se décompose devant l’observateur chrétien en un double besoin, qui est le besoin de croire et le besoin de se convertir. A quel âge de la vie se font sentir ces deux besoins? Nul ne le saurait dire. Je pourrais, monsieur, en évoquant les souvenirs de ma carrière, raconter mille drames intimes un peu semblables au vôtre, dans lesquels j’ai vu tant d’existences diverses, réclamer enfin, après de longues pérégrinations, la croyance pour l’esprit et la discipline catholique pour les mœurs et pour la volonté. Qu’est cette vie sans la foi? cette vie où rien n’est immortel, ni l’amitié, ni la politique, ni les affaires, ni la fortune, ni le succès, ni la santé et la force, ni le foyer de famille; où l’on ne se réunit que pour se blesser, où l’on ne s’aime que pour souffrir, où l’on ne se rencontre que pour se quitter. Est-ce devant vous, monsieur, que je dirai les lamentables indigences d’une volonté humaine qui n’éprouve pas, après les puérilités où l’on se leurre d’habitude, le besoin de travailler pour ce qui en vaut la peine? Vivre, est-ce pétrir de la boue? n’est-ce pas plutôt faire quelque chose qui reste? Allez, vieillards, hâtez-vous, profitez de ce vent d’en haut qui souffle si puissamment en ce temps, marquez au sceau de l’éternité voire voyage déjà fini; rattachez-vous à cette foi catholique qui féconde jusqu’à la dernière heure, à ces pratiques qui raniment l’espérance et la force quand le soir de la vie se fait, quand arrive le déclin des ans. Allez, jeunes hommes, vieux aussi peut-être et près de la mort qui vous prendra demain! le carême est fait pour vous encore. Sans doute, nous trouvons un redoutable écueil, quand nous sommes jeunes, dans l’exubérante floraison de notre être; mais le carême est un port où il fait bon aborder quand on se sent jeté à toutes les tempêtes de l’esprit et du cœur, quand on ne peut se dissimuler qu’on vient d’être meurtri dans les orages de la conscience. Le carême satisfait à ce besoin de Dieu, qui est en nous, à cette nécessité plus ou moins analysée, mais sourde et positivement ressentie, de nous rapprocher de Dieu par l’idée et par l’action. On dirait comme d’une nuée qui, dans le monde moral, fait pleuvoir la grâce sur les villes et sur les campagnes.
Quant aux femmes, elles répondent assez généralement à la grâce du carême, on n’a qu’à leur demander peut-être plus d’esprit de suite et moins d’inconséquence. Que les jeunes filles continuent d’être assidues aux exercices religieux de ce temps, elles retiendront plus sûrement ainsi cette auréole de candeur, de dignité douce et de modestie sereine qui est le plus pur rayon de leur front. La femme, dans toutes les classes et dans toutes les situations, mère de famille, épouse, sœur, n’a qu’à gagner à suivre pendant ce temps les habitudes d’une religion plus pure et plus éclairée.
Je n’ai point à dire leurs devoirs aux pasteurs des âmes, la moisson est abondante; donc c’est aux ouvriers de l’Évangile à rendre tous les accès faciles... Que la lumière se fasse par les prédications, par les instructions; que les transformations individuelles s’accomplissent par les bonnes œuvres, par les efforts de l’âme, par la prière, la pénitence et le grand levier de la grâce. Je m’en rapporte au zèle des pieux conducteurs des paroisses. Je sais tout ce qu’il y a d’édifiant dans leur manière de pourvoir au carême. Eh bien, veuillons tous! veuillons seulement! L’harmonie, la clarté, la paix, tous ces biens suprêmes reviendront aux âmes inquiètes; les mieux portants se fortifieront, les malades retrouveront de l’air pour leur poitrine, du calme pour leur conscience, une lumière douce et amie pour leurs yeux fatigués.
Puissé-je, monsieur, dans cet humble écrit laisser à mes autres lecteurs ainsi qu’à vous, quelque bon conseil, quelque échappée de lumière, quelque jalon pour s’orienter dans la nouvelle route qu’ils veulent parcourir! Heureux quand on veut en finir avec ces frivoles illusions que dissipe un court instant de réveil! Heureux quand, las de promener son inutilité comme un oisif marin de rivage en rivage, on veut enfin adopter une marche régulière, savoir où l’on va, mettre un abîme de distance entre son passé et son avenir, et confier à de nouveaux astres sa course désormais calme et sereine! Mon projet est de tenter d’aider un peu à ce résultat; quant à réussir ce n’est pas mon affaire, il me suffit de l’essayer.
En disant un mot sur chacun des points qu’éveille une vue d’ensemble sur le carême, je suis sûr, monsieur, de passer par des chemins où est passé souvent l’homme vénérable que nous connaissons et estimons tous deux; et je toucherai des sujets plusieurs fois et largement traités par lui; ainsi nous nous rencontrerons, mon intelligence et la sienne, sur l’océan immense des vérités évangéliques et pratiques, lui avec sa manière bossuétique, moi avec un appareil plus modeste et plus doux; je serai l’une de ces petites embarcations qui, sans pouvoir tenir la pleine mer comme les vaisseaux de haut bord, se trouvent quelquefois néanmoins appelées à rendre service à quelque naufragé. Si donc j’en rencontrais quelqu’un errant et jeté à la côte par les tempêtes de l’idée ou par les bourrasques des passions, je l’accueillerais avec amour dans mon frêle esquif. Voilà pourquoi, monsieur, la publicité donnée aux réponses que vous sollicitiez de moi.
J’aurai à raconter, monsieur, dans les lettres qui vont suivre, l’ensemble des éléments, des actes et des caractères qui doivent constituer le succès d’une bonne saison d’hiver, telle que nous l’entendons dans les idées chrétiennes. Plaise à Dieu de mettre sous ma plume et sous mon pinceau les traits et les couleurs utiles à mon sujet! Je me borne, dans cette lettre, à prévenir que, dans le cours de ces pages, les expressions carême ou saison d’hiver sont équivalentes et prises l’une pour l’autre.