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MIRABEAU.

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«Lorsque la liberté, s’annonçant par ta voix,

Balança les pouvoirs des peuples et des rois,

C’est toi qui le premier, armé de la parole,

De nos vieux préjugés brisas l’orgueil frivole;

Devant toi s’écroula, malgré ses défenseurs,

L’ouvrage monstrueux de dix siècles d’erreurs.

«Le talent n’est-il pas l’élève du malheur?

Libre dans l’esclavage et bravant son empire,

L’on te vit, animé par le triple délire

De l’amour, de la gloire et de la liberté,

Préparer dans les fers ton immortalité.

Tantôt de ton amour peignant la violence,

Égaler de Rousseau la magique éloquence;

Tantôt, de la nature interrogeant les lois,

Peser du citoyen les devoirs et les droits;

Et, captif courageux comme écrivain sublime,

A force de talent faire oublier ton crime.

«Du peuple américain sage libérateur,

Franklin d’un fer magique arme son bras vainqueur;

Et, captivant la foudre au milieu des nuages,

De leurs feux dévorants désarme les orages.

Montgollier, créateur d’un art audacieux,

Sur des ailes de flamme emporté vers les cieux,

Foule d’un pied hardi le séjour du tonnerre,

Et livre enfin ces airs aux enfants de la terre.

Un sage moins brillant, mais plus utile encor,

Dans un chemin frayé prend un sublime essor;

De la nature entière il tente l’analyse;

Par ses soins la nature à l’homme enfin soumise,

Au feu qui l’interroge explique par degrés

De la création les mystères sacrés.

«Chaque jour des emprunts l’indigente opulence

Dans leur source épuisait les trésors de la France;

Mais, pour nous rendre enfin nos droits ensevelis

Sous l’antique berceau de l’empire des lis,

La liberté parut. Tu parus avec elle;

De ses stoïques lois interprète fidèle,

Tu voulus abdiquer une vaine grandeur,

Et, du peuple opprimé partageant le malheur,

Vouer à son salut ton génie et ta gloire.

O temps heureux! ô jours d’éternelle mémoire!

Oh! combien vous est cher l’imposant souvenir

D’un âge qui pour nous a changé l’avenir!

«Qui le peindra, ce jour de triomphe et de fête,

Où la France admira, pour la première fois,

Le trône environné d’une foule de rois,

Des volontés du peuple augustes mandataires,

Digne objet de l’amour et des vœux populaires?»

M. Abbatucci essaya aussi sa nerveuse éloquence par quelques belles oraisons funèbres, que nous regrettons de ne pouvoir reproduire; l’espace nous manque. Nous signalerons toutefois la grandeur simple et touchante des discours qu’il prononça sur la tombe de MM. Castelli, Belgodère, comte Casabianca, Giacobi, hommes distingués par leur position et leur caractère.

Jacques-Pierre-Charles Abbatucci a été mêlé à plusieurs causes célèbres, et toujours il a fait éclater sa haute raison, son esprit de justice et son intégrité. Il est plusieurs procès dans lesquels il a joué un rôle important, et nous pourrions entrer dans les détails de chacun, pour faire connaître notre personnage. — Mais ce serait une longue étude à faire; les faits déborderaient le cadre que nous nous sommes tracé, et ils ne présenteraient pas peut-être l’intérêt que nous désirons constamment conserver à notre sujet.

En 1821, fut jugée en Corse une cause importante, et par le retentissement qu’elle eut en France, et par le drame horrible qu’elle amena. C’est dans cette affaire que M. Abbatucci porta haut et ferme cet esprit de justice perspicace et loyal dont il a constamment donné des preuves. Sa conduite, dans cette circonstance, est d’autant plus remarquable, qu’il eut à lutter énergiquement contre les conclusions de la cour criminelle presque tout entière.

A cette époque, la justice était très-mal rendue en Corse. Le jury n’existait pas. Les jugements des magistrats étaient soumis à des influences qui contrebalançaient puissamment les dispositions des lois. Le patronage était encore dans toute sa force. La puissance ou la faiblesse de l’accusé constituaient ainsi presque toujours son innocence ou sa culpabilité

Cette déplorable situation était rendue plus triste encore par le nombre des causes criminelles que faisaient naître les fréquents assassinats commis par vengeance.

La vendetta, ce terrible caractère de rancune et de justice personnelle et expéditive qui a distingué les Corses, était encore à cette époque dans toute sa vigueur; et de. sanglantes inimitiés décimaient chaque jour les familles. — Ces vengeances, la mauvaise justice rendue en Corse ne devait en outre que les accroître et les envenimer. Lorsqu’un homme ne pouvait faire punir celui qui l’avait gravement offensé, il le punissait lui-même.

Nous empruntons les détails qu’on va lire à une brochure publiée sous la Restauration et à un travail de M. Ch. Abbatucci, plein de verve et d’intérêt, qui a paru dans le Journal du Loiret.

Dans le canton de Casinca, vivaient deux familles considérables par leurs richesses et par leur influence; c’étaient celle de Viterbi et celle de Frediani. — Ces deux familles étaient rivales.

A la suite d’une agression des Frediani, Simone-Paolo Viterbi, chef de la famille de ce nom, fut poignardé dans une assemblée électorale.

Simone avait deux fils, dont l’un se nommait Luc-Antonio, né à Penta, en 1769. Celui-ci eut de deux unions un fils, Orso-Paolo, et sept filles. Luc-Antonio Viterbi avait reçu à Florence une éducation assez brillante. C’était un homme de haute taille, à la physionomie grave et expressive. Il aimait à couler ses jours dans la pratique des vertus domestiques et dans de paisibles études littéraires.

L’assassinat de Simone Viterbi avait été immédiatement suivi de la mort d’un Frediani, Francesco-Andrea. Cette mort fut imputée aux Viterbi, et particulièrement à Luc-Antonio, dont on connaissait l’âme altière et vindicative. Dès ce moment, les deux familles se jurèrent une haine mortelle.

Quelque temps après, une lutte sanglante s’engagea entre les deux maisons; et deux des partisans de Frediani restèrent sur la place.

Cinq mois après cette rencontre, Piero Viterbi, frère d’Antonio, reçut, en passant devant la maison de Douato Frediani, une balle de mousquet qui l’atteignit à l’épaule.

On le voit, la haine de part et d’autre était irréconciliable.

Ces faits se passaient à l’époque de la première Révolution française.

Les Viterbi avaient embrassé avec ardeur la cause de Paoli; mais ils se séparèrent de ce dernier lorsqu’il eut imploré l’assistance de l’Angleterre.

Les Anglais étant entrés en Corse, Luc-Antonio Viterbi s’embarqua pour Toulon avec toute sa famille. Les Frediani, réunis alors à la faction anglaise, incendièrent les maisons des Viterbi, mirent le feu à leurs maisons, ravagèrent leurs propriétés. — Les Viterbi revinrent en Corse après le départ des Anglais et demandèrent aux tribunaux justice des dommages dont ils avaient été victimes. — Il y eut alors un rapprochement momentané entre les deux familles ennemies. Un mariage allait même éteindre cette soif de vengeance et lier les Viterbi aux Frediani, quand des émissaires de ces derniers firent inopinément massacrer Simone Viterbi.

La rage de Luc-Antonio fut terrible. Il se met à la tête de la gendarmerie; tous les Frediani furent arrêtés. L’un d’eux, qui s’était évadé, fut trouvé mort dans les défilés de Tavogna; et Luc-Antonio, dans sa haine furieuse, perça de son poignard ce cadavre insensible.

Cependant les Viterbi furent indemnisés de leurs pertes, et les Frediani furent condamnés à dix ans de travaux forcés.

A cette époque, Luc-Antonio, recommandé par ses talents, par son instruction, par l’austérité de ses mœurs, par son attachement à la France, fut nommé accusateur public, et conserva longtemps cette charge.

En 1814, Donato Frediani fut assassiné ; les auteurs du crime demeurèrent dans l’ombre. Les soupçons, d’abord incertains, s’arrêtèrent ensuite sur Paolo-Orso Viterbi et Luc-Antonio, son père. — Les événements politiques détournèrent les esprits de cette affaire et les emportèrent vers d’autres préoccupations. — Mais, au milieu de ces événements, les haines particulières veillaient toujours. En 1815, à l’époque des Cent-Jours, les Ceccaldi, autres ennemis des Viterbi, livrèrent à ces derniers, dans la plaine de Bivinco, une escarmouche dans laquelle deux des leurs furent tués. Luc-Antonio et son fils s’enfuirent à Borgo.

Alors, grâce à l’influence des Ceccaldi, les deux fugitifs furent condamnés à mort, bien qu’ils n’eussent pas été les agresseurs, et il fut décrété que leurs biens seraient confisqués, leur maison brûlée, et qu’une colonne d’infamie serait élevée sur ses ruines.

Ce jugement fut plus tard rapporté, et on décréta la réhabilitation des Viterbi.

Luc-Antonio revint alors dans ses foyers, où l’attendaient des démonstrations sympathiques de la part de ses nombreux partisans. La manifestation fut chaude, les acclamations s’élevèrent unanimes dans le village où était né Antonio. On regardait cet homme comme un grand et vertueux citoyen.

Après sa rentrée en Corse, Luc-Antonio Viterbi espérait couler ses jours dans le calme des études littéraires. Il était fatigué des orages qui avaient tourmenté sa vie. Mais ce doux rêve fut bientôt brisé.

La composition de la cour de Bastia avait reçu des modifications importantes. A l’instigation du nouvel esprit qui présidait aux décisions de la cour, on revint sur le meurtre de Donato Frediani, et les soupçons qui, en 1814, avaient un instant pesé sur Luc-Antonio vinrent de nouveau se fixer sur lui. — Antonio fut, en conséquence, mis en état d’arrestation, et son fils, impliqué dans le crime dont on le chargeait, s’enfuit sur le continent. — Là, Orso-Paolo demanda, mais en vain, d’être jugé par la cour d’Aix. Le frère d’Antonio, Piero Viterbi, fit, de son côté, d’énergiques démarches pour vaincre l’intrigue et la méchanceté dont son frère était victime. Il ne put se faire écouter, et il expira, tué par le chagrin.

Ces protestations, cette mort, n’arrêtèrent pas les préventions aveugles ni l’animosité apportées dans cette cause. Gilbert Boucher, procureur général près la cour de Bastia, mit dans ses accusations une ardeur, une ténacité, une énergie, qui feraient croire qu’un mauvais sentiment inspirait sa parole et ses actes.

Tels étaient les faits qui avaient amené le procès; tel était l’homme que l’on traînait sur le banc des criminels; tels étaient les magistrats qui avaient interprété cette cause.

Après quinze jours d’instruction, l’affaire vint aux débats. — C’est alors que la conduite de M. Abbatucci fut remarquable et digne d’éloges. Le jeune conseiller plaida avec feu l’innocence d’Antonio. Il soutint qu’aux yeux de tout juge intègre le caractère honorable et universellement honoré de Viterbi, son intelligence, ses vertus, devaient l’absoudre; et que, fùt-il coupable, les faits produits aux débats n’établissaient nullement son crime; qu’on ne pouvait d’aucun acte, d’aucune parole, induire la culpabilité de l’accusé ; et qu’en conséquence Luc-Antonio Viterbi ne pouvait être condamné, si on n’écoutait que la voix de la conscience et les seules inspirations de l’esprit de justice qui devaient animer le magistrat.

Cet avis, empreint de sagesse et exempt de passion et de prévention, trouva quelques échos dans la chambre du conseil de la cour criminelle.

Mais l’aveuglement et l’intrigue l’emportèrent sur l’équité. Malgré le rapport favorable d’Abbatucci sur cette affaire, Luc-Antonio Viterbi fut condamné à porter sa tête sur l’échafaud!

Gilbert Boucher triomphait.

La douleur de M. Abbatucci égala son indignation, et ces deux sentiments se firent jour d’une manière très-vive envers le procureur général. — Des mots amers furent échangés. M. Abbatucci trouva dans son cœur, dans sa conscience, des sentiments de réprobation qui se manifestèrent par de sévères reproches

— Dans deux mois, s’écria-t-il, s’adressant à Gilbert Boucher à la sortie de la salle du conseil, vous ou moi, aurons quitté cette cour!

L’événement vint justifier les paroles du jeune conseiller. Deux mois après, une ordonnance de M. de la Pommeraye, alors garde des sceaux, ministre de la justice, destitua de ses fonctions le procureur général de la cour de Bastia. Ce ne fut pas là cependant la cause de cette révocation. M. Gilbert Boucher s’était attiré l’animosité de la cour par suite d’actes successifs de son administration. — La cour finit par le traduire devant elle. — Le garde des sceaux ordonna à M. Boucher de quitter immédiatement Paris où il s’était rendu pour se justifier, et de se présenter devant la cour. M. Abbatucci était rapporteur, et, sur treize chefs de préventions formulés dans le rapport, la cour en admit douze.

Le jugement qu’avait entraîné son influence souleva en Corse un sentiment général de réprobation. Le condamné déploya après sa condamnation tant de courage, il se montra si beau de vertu et d’héroïsme, qu’un enthousiasme universel s’alluma pour lui parmi ses concitoyens.

Cet homme, doué d’un stoïcisme antique, accomplit un acte étrange, inouï, sublime peut-être!

Pour échapper à l’infamie de l’échafaud, il se laissa mourir de faim!

Pendant dix-huit jours, il résista aux atroces douleurs de la faim, aux inextinguibles ardeurs de la soif. Il résista, calme, souriant, à dix-huit jours de tortures comme n’en peuvent rêver les imaginations les plus féroces, comme n’en peuvent pas rendre les plumes les plus palpitantes, comme n’en peuvent supporter que les natures exceptionnelles.

Cet homme là fut un martyr!

Voilà l’homme qu’avait deviné M. Abbatucci!

La reconnaissance de Viterbi se manifesta hautement. Voici les paroles que Luc-Antonio écrivait pendant son supplice et que l’on trouve dans le journal de sa mort:

«S’il est vrai que, dans les Champs-Elysées, nous

«conservons un souvenir fidèle des choses de ce

«monde, j’aurai toujours devant mes yeux l’image

«du protecteur de l’innocence et de la vérité, le res-

«pectable conseiller Abbatucci. Puissent toutes les

«faveurs de la fortune et du ciel pleuvoir sur lui et

«sur toute sa postérité ! Ce vœu part d’un cœur qui

«exhale la plus sincère reconnaissance.»

Le ciel a écouté ces paroles du patient. Le ciel, du reste, ne pouvait pas faire moins pour le protecteur de l’innocence et de la vérité. — Le titre qu’Antonio donnait à M. Abbatucci n’est-il pas le plus beau que puisse ambitionner un juge et qui doive le plus vivement exciter l’admiration de tous les peuples et de tous les âges?

Mais M. Abbatucci a eu d’autres titres à la célébrité. Les vertus de son cœur, les beaux traits de son caractère, n’étaient que le complément de son mérite t formaient un noble accompagnement aux hautes qualités de son esprit.

Chaque côté de cette belle nature se manifestera par des traits remarquables qui formeront naturellement les chapitres de cet ouvrage.

Ici se place naturellement un incident de la vie de M. Abbatucci qui dénote toute la confiance qu’il avait su déjà inspirer.

Le roi Murat, lors de son expédition sur Naples, avait emprunté des sommes assez considérables aux banquiers Grégori, à Franceschetti, etc., pour subvenir aux frais de sa tentative.

Quelques années après, les créanciers assignèrent devant les tribunaux pour faire solder leurs créances, la reine Caroline, comme solidairement responsable des dettes de son époux.

Les intérêts de la sœur de Bonaparte furent confiés aux soins complaisants et au dévouement de M. Abbatucci.

Le jeune conseiller mit au service de l’ex-reine de Naples un zèle infatigable et cette intelligence conciliante qui savait aplanir les difficultés. Par suite de son habile négociation, des transactions heureuses atténuèrent l’effet onéreux de la responsabilité de la reine Caroline et contentèrent en même temps les scrupules de l’honneur, en donnant satisfaction aux demandes des créanciers.

Pendant son séjour à Bastia, la vie de M. Abbatucci fut marquée par quelques incidents d’un intérêt tout personnel, n’offrant d’attrait au lecteur qu’à cause du personnage auquel ils se rapportent. Nous voulons parler des enfants qui naquirent au jeune conseiller.

Du reste, ces rejetons d’une illustre famille, d’un homme célèbre, présentent par eux-mêmes un intérêt que constitue le rôle important qu’ils doivent jouer plus tard, en continuant la renommée de leurs ancêtres.

En 1820, naquit Antoine-Dominique Abbatucci, aujourd’hui lieutenant-colonel au 52e de ligne.

En 1822, vint au monde Séverin Abbatucci, actuellement député de la Corse.

Enfin, cette belle lignée fut complétée en 1824 par la naissance de mademoiselle Marie Abbatucci, mariée depuis au sous-préfet de Calvi, M. de Peretti.

Quelques années plus tard, M. Abbatucci, après avoir vu agrandir sa famille, eut le bonheur, mérité par ses services, de voir agrandir sa position. En 1830, il fut nommé président de chambre à la cour d’Orléans.

Avant d’entrer dans les détails du rôle qu’il a joué dans la magistrature à Orléans, nous pensons qu’il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur la révolution de 1830; c’est de cette époque que date la vie politique de Jacques-Pierre-Charles Abbatucci.

La vie d'Abbatucci, garde des sceaux, ministre de la justice

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