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PRÉFACE

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Table des matières

Les monuments que les peuples élèvent à la mémoire des grands hommes ne sont pas seulement un honneur rendu à une célébrité, la glorification d’une grande vie, c’est aussi un exemple.

La reconnaissance des peuples a ainsi un double effet.

Mais d’abord que cherchent les hommes d’élite dans la noble carrière qu’ils parcourent? Quelle espérance anime, exalte, décuple leurs facultés? quel but les attire et les guide? Est-ce la gloire? sont-ce les honneurs? est-ce l’or?

Les honneurs satisfont la vanité. Un grand esprit n’a pas de vanité ; il a un noble orgueil.

Dans les sociétés modernes, l’or est devenu un puissant mobile, un but ardent vers lequel tendent tous les cœurs, toutes les intelligences. L’homme, dans notre siècle, est devenu positif. Les satisfactions matérielles ont été mises au-dessus des satisfactions morales. Dès lors toutes les préoccupations se sont dirigées vers ce dieu Million, vers ce veau d’or devant lequel se prosternent tous les peuples, réunis dans une même religion. Ainsi toute gloire est devenue de nos jours une valeur; la réputation se transforme en crédit; les facultés sont cotées. Les grandes choses se sont rabaissées; les vertus, les héroïsmes, les éclatantes qualités du cœur et de l’esprit, ont subi l’épreuve de l’estimation.

Ces magnifiques priviléges accordés par Dieu aux grands hommes ont perdu ce prix infini qu’ils revètaient autrefois en demeurant dans le domaine moral et en ne descendant pas dans le domaine matériel, où tout est défini, limité, où tout reçoit un sceau, une empreinte qui le circonscrit dans les bornes d’une quantité.

C’est que l’or est la source la plus féconde des jouissances matérielles, et ce sont ces jouissances que recherchent les peuples modernes.

Mais est-ce là un but qui doive passionner? L’or, cette récompense matérielle, ce prix défini et pesé, peut-il susciter les mêmes élans que l’attrait de la gloire, cette récompensé infinie, que nul esprit ne calcule, trésor inépuisable qui grandit dans les âges, que nul faste ne peut dépenser, que nulle chance ne peut détruire. L’or est sous la garde infidèle de l’aveugle fortune; la gloire est sous l’incorruptible défense du souvenir et de la tradition qui gardent comme un précieux dépôt les grandes renommées.

Ce splendide et inextinguible rayonnement attire les natures bien douées, comme le soleil attire les fleurs. Le génie marche à la renommée, à la gloire; sur sa route il trouve et ramasse quelquefois la fortune; alors la fortune devient dans la main du génie un moyen, un levier, mais jamais un but.

Ce sont là des banalités mille fois redites, mille fois redites surtout dans l’antiquité, car l’âge contemporain semble les ignorer ou les oublier.

Et souvent les hommes de notre époque font pis encore. Ils dévoilent sans pudeur leurs instincts, leurs préoccupations. La question d’argent est à l’ordre du jour. Elle a envahi tous les genres de littérature. Quel est, dans tous les théâtres, le héros de la pièce nouvelle? C’est le millionnaire. Quel est, dans les journaux, l’objet des nouvelles du jour, le sujet des échos, des chroniques? Le millionnaire. Le millionnaire est fêté, vanté, chanté de toutes parts.

Mais demain qu’est devenu le millionnaire? Un caprice de la fortune, un coup de bourse, ont précipité de son piédestal doré cette fragile renommée.

Étoile filante, statue d’argile.

A côté de cette réputation élevée sur l’or se dresse une pure gloire; elle grandit dans le souvenir et dans l’admiration des peuples comme un astre qui monterait à un apogée d’où il ne doit jamais descendre. Elle ne craint pas les revirements du sort. Un nuage peut un instant la ternir. Un caprice du peuple peut un instant renverser du piédestal un héros, un génie; cette statue peut être traînée dans la boue dans un moment d’égarement et de haine aveugle; mais tôt ou tard le nuage s’évanouira, l’étoile retrouvera son rayonnement et la statue son piédestal.

Étoile fixe, statue de bronze.

C’est donc la gloire que cherchent les grands hommes. La fortune peut bien être la récompense du talent; la gloire peut seule être le prix des esprits élevés. La fortune ne choisit pas les objets de sa faveur; mais la gloire n’est pas aveugle. Elle ne pose son éternelle couronne que sur les fronts marqués au sceau des grandes idées ou des grandes choses.

Que l’or devienne la seule récompense du mérite: aussitôt le mérite s’éteint remplacé par la faveur, par le hasard.

Qui arrive à la gloire?

Ce sont les poëtes, les philosophes, les littérateurs éminents, les grands artistes, les généraux illustres, les héros, les bienfaiteurs de l’humanité, les inventeurs, les savants, les grands hommes d’État.

Qui arrive à la fortune?

Quelquefois ceux que nous venons de nommer; souvent les spéculateurs, les agioteurs, les consciences peu scrupuleuses; plus souvent encore les exacteurs, les trafiquants sans bonne foi.

Sans la gloire, que seraient les grands hommes? Sans la gloire, quel serait le prix de cette belle et noble vie de J. P. C. Abbatucci que hier. la mort a enlevé à la France?

Il était placé sur ce faîte où les enivrements sont si naturels, les abus de pouvoir si aisés, les défaillances de probité si faciles parfois. Quand l’orgueil a été saturé d’honneurs, l’instinct des grandes et pures choses s’émousse, les cupidités s’éveillent à cause de la facilité qui se présente de les satisfaire. Il est des exemples fameux de concussion et de vénalité.

M. Abbatucci est mort les mains pures. Il était resté intègre parmi les plus intègres. Et c’est cette inaltérable probité, ce pur et invincible sentiment d’honnêteté et de gloire, cette hauteur morale de la vie, qui, parmi ses nombreux titres, doivent le plus faire honorer son souvenir.

Il est temps donc d’élever à cette illustration le monument que lui ont mérité ses grands talents. Il est temps de dresser un édifice de reconnaissance qui brille aux yeux du peuple comme la glorification méritée d’une belle vie.

Mais il est temps aussi d’élever un monument qui serve au peuple d’exemple, et lui inspire l’amour et le respect des belles choses et des belles actions.

Les grands hommes sont pour ainsi dire les illustres ancêtres d’un peuple; et ce peuple est noble par les héros qu’il a produits. Noblesse oblige; héroïsme oblige. Malheur aux peuples qui n’ont pas d’histoire!

Les républiques hispano-américaines s’épuisent dans des guerres mesquines, dans des disputes indignes. Malgré le caractère libéral de leur système gouvernemental, elles ne font aucun progrès dans les arts, dans les sciences, dans les lettres. Est-ce parce qu’elles n’ont pas de nationalité ? Non. Ces républiques offrent, malgré le mélange du sang indigène, une homogénéité de race. La masse de la population est d’origine espagnole. Et du reste quelle contrée est couverte de populations plus hétérogènes que les États-Unis? et cependant les États-Unis ont marché à pas de géants dans tous les genres de progrès et de civilisation. C’est que la confédération du nord de l’Amérique a une histoire. C’est que la guerre de l’indépendance a été féconde en grands hommes et a formé à cette république une galerie d’ancêtres qui constituent la noblesse de la nation américaine.

Les États-Unis ont atteint et conservent cet état de progrès, de prospérité, de puissance, parce qu’ils ont eu, pour les guider vers ce brillant sommet, des hommes comme Franklin, comme Washington, etc.

Comme le soldat suit la marche audacieuse de son chef, ainsi le peuple suit la route brillante que le grand homme trace.

Les héros propagent le courage, les savants répandent les sciences, les hommes intègres sèment l’amour de la vertu.

Ainsi donc les républiques hispano-américaines n’ont pas de littérature; elles sont privées de glorieuses annales guerrières, parce qu’elles ne peuvent suivre dans leur enseignement ni l’art d’un poëte, ni les exploits d’un grand capitaine, ni les actes éclatants d’un grand législateur.

Ce sont les grands hommes qui font une grande nation.

Athènes, Rome, sont célèbres par les génies qu’elles ont produits, et c’est à ces génies qu’elles doivent leur splendeur.

La France est, sans contredit, le pays qui conserve le plus de glorieuses traditions. Charlemagne a appelé Napoléon, Corneille a guidé Racine et Voltaire. Les traits de ces génies se sont répandus, se sont vulgarisés. Les esprits, les cœurs de la nation, ont été traversés des vifs éclats émanés de ces grandes intelligences, de ces grands cœurs; ils s’en sont imprégnés; leurs actions ont revêtu un caractère de grandeur qui, tout empruntée qu’elle est, n’a pas moins son illustration et son éclat.

Voilà le second effet des monuments élevés à la mémoire des hommes célèbres, effet précieux, effet éminemment utile, puisqu’il amène chez les peuples l’amour et l’instinct des actes méritoires.

On ne saurait donc trop souvent élever des monuments aux grands hommes. On ne saurait donc trop souvent écrire l’histoire de leur vie; car l’histoire est le monument le plus durable que l’on puisse élever à une glorieuse mémoire.

Cette histoire est donc opportune. Elle est opportune, et par le personnage important dont elle s’occupe, et par l’effet que toute histoire est destinée à produire.

Quelle plus belle vie choisir, en effet, pour la poser en exemple à un peuple que celle d’un homme d’État éminent, à une époque où chacun veut usurper ce titre. Cette physionomie si large, si splendide, cette intelligence heureuse, cette pénétration profonde, cette perspicacité si vive et si droite, cette indépendance austère, cette intégrité si haute, serviront de modèle aux hommes appelés à la vie politique. Le peuple y puisera une douce admiration et une satisfaction consolante. N’éprouve-t-on pas un sentiment plein de joie à apprendre les belles qualités de l’homme auquel une partie des destinées de la France était livrée.

Écrire cette histoire, c’est donner satisfaction à ce droit qu’a le peuple de connaître les hommes qui gouvernent; c’est rendre en même temps hommage au chef de l’État, en proclamant bien haut cette vive sollicitude qui l’anime pour la France, quand il choisit avec tant de tact et de bonheur des hommes de cette trempe et de ce talent. N’est-ce pas dire au peuple:

Voilà les hommes éminents qui interprètent la pensée de l’Empereur; voilà les belles et pures intelligences qui l’aident de leur dévouement, de leurs lumières, de leur patriotisme, et qui l’entourent de leur intégrité ?

Nous écrirons aussi cette histoire pour la magistrature, dont le ministre de la justice, Abbatucci, a été une des plus grandes illustrations. Les juges, les interprètes et les gardiens de notre législation, trouveront en lui un beau et rare modèle d’équité, de sagesse et de modération. Ils suivront son flambeau à travers les obscurités inévitables et les sous-entendus des codes, où l’erreur est quelquefois si facile et la fausse interprétation si aisée. Nous écrivons cette vie pour les législateurs, qui verront dans notre personnage un exemple précieux de fermeté, d’indépendance, d’éloquence, de loyauté et d’habileté. Orateur élégant, mais surtout esprit lucide, raison élevée, bon sens exquis, il a toujours été d’un merveilleux secours pour l’élaboration des lois et pour la solution nette et pratique des questions politiques les plus compliquées. Certes, notre tâche est difficile, mais elle est belle. Notre plume pourra-t-elle mesurer l’ampleur de cette grande figure? Nous n’osons l’espérer. Sans doute avons-nous plus de courage que de talent.

Mais d’abord l’étude de cette vie nous appartient à plus d’un titre. J. P. Ch. Abbatucci est Français, mais il est Corse. Il est donc deux fois notre compatriote. Et nous avons entrepris une galerie de biographies des hommes célèbres de la Corse.

D’un autre côté, nous avons déjà occupé notre plume à tracer la vie de plusieurs membres d’une famille dont le ministre de la justice que la France vient de perdre est une des plus belles illustrations.

Notre œuvre est donc restée incomplète. La famille Abbatucci ne vit pas seulement dans les ancêtres qui ont fondé sa renommée; elle continue sa gloire dans cette série de célébrités qui, à chaque génération, brillent dans les belles carrières ouvertes aux grands esprits, et nous prévoyons déjà que l’histoire ne s’arrêtera pas à la figure que nous allons esquisser.

Ne voyons-nous pas déjà, en effet, dans les rangs de l’armée un jeune colonel, Antoine Abbatucci, dont la bravoure, déjà constatée par plusieurs blessures, rappelle la valeur du héros de Huningue. A la Chambre des députés, une intelligence d’élite, Séverin Abbatucci, se fait remarquer dans l’étude des projets de loi. Dans une position plus brillante encore, au conseil d’État, siège un esprit supérieur, Charles Abbatucci. Tour à tour député, maître des requêtes, président du conseil général de la Corse, enfin revêtu de la haute charge que nous venons de désigner, Charles Abbatucci suit avec honneur la route que son père a tracée d’une manière si glorieuse.

On le voit, dans cette famille honneur oblige.

Nous sommes fier de la tâche qui nous incombe. Cette tâche, les circonstances nous l’ont imposée; car, l’œuvre commencée, il a fallu la continuer.

Un instant nous avons craint d’être trop au-dessous de cette œuvre; la foi en nos propres forces nous manquait; mais les bienveillantes et nombreuses sympathies que nous avons rencontrées, le sentiment d’un devoir presque pieux à remplir, ont relevé notre courage, et nous nous sommes mis à l’œuvre.

Du reste, il est certaines figures qui dominent l’historien; et nous croyons que même un écrivain d’un certain mérite ne saurait se mettre tout à fait à la hauteur de cette grande intelligence.

Toutes les vies illustres n’ont pas Plutarque pour historien; et cependant elles ont leur intérêt, grâce à l’importance du personnage qui a accompli cette vie illustre.

Notre œuvre a donc son importance dans le sujet qu’elle traite.

Ce sera là notre mérite.

La vie d'Abbatucci, garde des sceaux, ministre de la justice

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