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ARRÊT

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«La Cour: attendu, en fait, que les nommés Gilbert et Champeau, à la suite d’une altercation, se portèrent réciproquement des coups dans la soirée du 19 mars 1838; que Champeau, irrité d’avoir eu des égratignures au visage, proposa un duel à Gilbert et le retint même la nuit avec lui pour rendre la rencontre plus certaine le lendemain; que Champeau voulait se battre au sabre ou à l’épée; que Gilbert, après avoir par deux fois proposé de se battre à coups de poing, consentit à choisir le pistolet; que le maître d’armes du régiment, après avoir pris la permission du colonel, se rendit sur les lieux avec deux autres témoins et régla les conditions du combat; qu’à la distance prescrite, vingt-cinq pas, les adversaires, s’étant arrêtés, le premier coup, parti des mains de Gilbert, frappa Champeau et le renversa, grièvement blessé à la tète, au moment où celui-ci se préparait lui-même à faire feu sur son adversaire;

«En droit, attendu que, dans nos sociétés modernes, et surtout en France, le duel a toujours été consideré comme un crime spécial; qu’il a conservé ce caractère jusqu’à la Révolution de 1789; qu’à cette époque la législation contre le duel fut abolie, sans que les nouvelles lois de 1791, de brumaire an IV, de 1810, aient qualifié ou puni d’une manière expresse le crime de duel; qu’à défaut d’une peine expressément applicable au cas de duel il faut donc recourir à l’interprétation de la loi pénale et examiner si ce fait rentre dans l’application textuelle des art. 295, 296, 504, 256, 60 du Code pénal de 1810, révisé en 1832; qu’à l’époque de la Révolution le duel, malgré la sévérité des peines, et peut-être même à cause de cette sévérité, trouvait dans le préjugé absurde qui l’a fait naître la force de triompher de la loi et de rendre celle-ci impuissante; que, par cette lutte entre la loi et un préjugé si funeste, le législateur de 1791 était placé dans la nécessité ou de proscrire nominativement le duel et de le frapper d’une pénalité spéciale et expresse, ou de laisser aux progrès de la civilisation et à l’action du temps le soin de détruire ce préjugé, et, par suite, d’anéantir le duel;

«Mais qu’on ne saurait admettre que, méconnaissant l’état des choses et les caractères spéciaux du duel, la loi ait voulu lever tous les doutes par son silence et englober le duel dans la pénalité générale prononcée contré les meurtriers et les assassins; qu’en l’an IV et surtout en 1810 la fréquence des duels et le silence des lois antérieures ont dû encore plus éveiller l’attention du législateur et provoquer une décision explicite de sa pensée sur le duel, puisque le silence de la loi en 1791 était considéré par la jurisprudence et par les auteurs comme une lacune dans la loi pénale; que la question était plus nettement posée en 1832;

«Que si, à cette dernière époque, il n’est pas encore dans la pensée du législateur de refondre en entier la législation criminelle, il a voulu au moins et il a en effet modifié diverses dispositions et levé, par une rédaction plus claire, les doutes que faisaient naître quelques articles du Code de 1810; que le plus sérieux de ces doutes était celui de savoir si le meurtre et les blessures résultant d’un duel tombaient sous la sanction des articles 295, 296 et 304 du Code de 1810; et que cependant, en 1832 comme en 1810, le législateur ne s’est point expliqué sur cette grave question, quoique déjà la Cour de cassation eût, aux termes de la loi de 1807 et de 1828, provoqué l’interprétation législative;

«Qu’en vain on dirait qu’on ne doit pas présumer que le législateur ait voulu laisser impuni un attentat aussi grave contre l’ordre, la morale et la sûreté des familles; que c’est là une pétition de principe; que, placé par la jurisprudence et le scandale des impunités en présence de la nécessité de lever ce doute par une disposition explicitement applicable au duel, le législateur s’est abstenu, et que ce fait si grave, ce silence si significatif combat et repousse la présomption tirée de ce qu’on ne peut présumer une telle lacune dans la loi; qu’ici le fait détruit la présomption; que ce silence d’ailleurs n’est point inexplicable; que l’on ne peut méconnaître la force qu’un préjugé, même absurde, exerce à certaines époques sur les hommes les mieux intentionnés et sur une génération tout entière;

«Qu’en 1791, en l’an IV, en 1810 et en 1852 les partisans du duel étaient nombreux; que, suivant quelques-uns, la loi devait s’abstenir de lutter contre un préjugé qu’elle ne pouvait vaincre, et cette opinion erronée et funeste était soutenue par d’autres, qui allaient jusqu’à élever le duel au rang d’un usage nécessaire dans nos mœurs pour y conserver le point d’honneur, et enfin par d’autres plus nombreux, qui regardaient une bonne législation sur le duel comme impossible dans l’état actuel de nos mœurs; que cette dernière pensée, partagée par les hommes les plus graves, a fait échouer par deux fois la présentation d’un projet de loi sur le duel; qu’en présence de cette divergence d’opinions on s’explique le silence de la loi;

«Attendu, d’un autre côté, que, quelque odieux que soit le duel, il a cependant un caractère particulier que le juge ne saurait méconnaître; et, quelque indignation que lui inspire ce préjugé barbare, il ne lui est pas permis de le confondre avec l’assassinat et les idées que réveille ce crime atroce; que cependant, si le Code pénal doit aussi être appliqué au duel, il faut admettre forcément que le duelliste commet toujours un assassinat ou une tentative de ce crime, soit qu’il y ait ou non homicide et blessures, dès que des coups ont été échangés; car évidemment il y a alors meurtre, ou tentative de meurtre; il y a préméditation et dessein formé à l’avance, au moins sous condition; il y a plus: les deux. ou les quatre témoins du duel ont évidemment assisté, avec connaissance, l’auteur ou les auteurs du crime; et ceux qui sciemment ont fourni les armes tombent aussi dans la catégorie des complices: tous sont assassins; que, cependant, l’homicide ou la tentative résultant d’un assassinat ordinaire, et l’homicide ou la tentative résultant du crime spécial du duel, sont marqués à des différences qu’on peut nier, mais pas méconnaître;

«Que sans doute les résultats sont aussi déplorables; que sans doute aussi, à l’occasion d’un duel, l’homicide peut être un véritable assassinat, si les circonstances le révèlent; mais que, dans les cas ordinaires de duel, la moralité de l’action, coupable aux yeux de la religion et de la morale, a cependant, aux yeux de la société et de la loi, un caractère sinon moins odieux, du moins tout différent; qu’on ne peut, dès qu’on juge humainement les choses humaines, comparer à l’homme pervers qui, avide de sang et d’or, attend sa victime inoffensive et la détruit sans risque et sans pitié, l’homme souvent honorable qui, préférant le faux point d’honneur à l’honneur véritable, expose sa vie en échange de celle de son adversaire, avec des armes et des chances égales, souvent, comme dans l’espèce, sans le désir de tuer, toujours avec la pensée unique de venger son honneur; que certes on ne saurait prétendre que, dans cette position, les deux adversaires ont pu, par une convention monstrueuse et contraire à l’ordre public, se céder le droit de se donner réciproquement la mort; qu’on ne peut pas admettre non plus qu’ils ont été placés dans un cas d’une légitime défense réciproque, autorisée par la loi; car, cette nécessité, ils l’ont créée volontairement; ce combat et les dangers qu’il entraîne, ils auraient pu et dû les éviter; mais que toujours est-il que cette position, cet acte et sa moralité sont autres que ceux de l’assassin et de sa victime; qu’on ne peut comparer les complices de l’assassin aux témoins du duelliste; celui qui fournit l’instrument de l’assassinat à celui qui, par une erreur de l’esprit, mais sans dessein pervers, prête son arme au duelliste; que cette différence, si essentielle dans les choses, en produit une dans leur moralité et jusque dans les qualifications si différentes de duc liste et d’assassin; que le but, la moralité et la qualification étant différents, la pénalité ne peut être la même, et que, par suite, les art. 286 et 304 ne sauraient être appliqués à l’homicide ou à la tentative commis en duel;

«Attendu que, s’il est vrai que les termes des articles 295 et 296 sont généraux et absolus, ils ne le sont que pour les faits qui rentrent naturellement dans leur application, et qui, jusqu’alors, avaient dans les lois pénales la même qualification générique de meurtre et d’assassinat; mais que le duel, ayant toujours été considéré comme un crime spécial, prévu par une loi particulière, gradué suivant les circonstances qui le constituent, était en dehors de cette qualification générique; que, si le législateur eût voulu, comme il le pouvait, l’y faire entrer, il n’eût pas manqué de le dire en termes exprès; qu’on ne peut, de ce qu’il ne l’a pas exclu, induire qu’il l’a compris; qu’un tel argument en matière pénale est contraire aux vrais principes, qui ne permettent pas de suppléer ou d’interpréter le silence de la loi; que, quelque absolus que soient les termes de cet article, le législateur a cependant jugé nécessaire de qualifier aussi l’infanticide et l’empoisonnement, qui ne sont que des espèces d’assassinats, desquels ils ne se distinguent que par le mode de les commettre, ou par la dénomination toute spéciale qu’ils ont reçue dans le langage du droit; que, si cette seule circonstance a nécessité dans la loi une disposition particulière et différente, on ne concevrait pas que le législateur n’eût pas également défini le duel, qu’il ne l’eût pas même nommé, lorsque ce fait est, par sa nature, par ses circonstances, par sa dénomination, un crime spécial;

«Attendu que l’usage et la jurisprudence sont les meilleurs interprètes de la loi; que, pendant quarante ans, la plupart des cours, conformément à la jurisprudence constante de la cour suprême, ont toujours considéré en droit les homicides commis en duel comme des faits spéciaux non prévus par les lois pénales; que le gouvernement lui-même a par par deux fois consacré cette opinion, en présentant à la législature des projets de loi contre le duel, pour combler sur ce point la lacune si bien constatée de nos lois pénales; que, si l’opinion contraire s’appuie et sur les paroles du rapporteur de la commission au Corps législatif, en 1810, et sur le décret de la Constituante du 17 septembre 1792, il faut remarquer sur ce décret que l’amnistie qu’elle prononce, pour le fait de duel, remonte dans ses effets au 17 juillet 1789, et, par conséquent, à une époque antérieure à la publication du nouveau Code pénal, pour des faits arrivés ou des jugements rendus sous l’empire de l’ancienne législature contre les duels, ainsi que le fait pressentir le préambule de ce décret; que les paroles du rapporteur en 1810, quelque explicites qu’elles soient, n’expriment pourtant qu’une opinion individuelle, opinion singulièrement affaiblie par le silence du gouvernement dans l’exposé des motifs du projet de loi sur les attentats contre les personnes; que ces exposés étaient destinés à expliquer la vraie pensée de la loi de la part de ceux qui l’avaient méditée, et que ce silence sur un crime aussi grave, aussi excentrique que celui du duel, ne saurait s’expliquer si l’intention réelle du législateur a été de soumettre ces faits, qui à cette époque restaient impunis, à la sanction du nouveau Code pénal;

«Attendu d’ailleurs qu’aux inductions tirées de ces deux documents on peut opposer l’acte législatif émané de la Convention en l’an II; qu’en vain on voudrait contester la portée de cet acte par la considération qu’il ne se référait qu’à l’applicabilité du Code militaire pour le cas de provocation de duel; qu’en fait, la seconde partie de ce décret est générale; qu’on y lit en effet les termes suivants: «Décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer, à recourir à la

«commission du recensement et de la confection des lois pour ex-

«primer et proposer les moyens d’empêcher les duels et la peine

«à infliger à ceux qui s’en rendraient coupables ou les provoque-

«raient;» que de ces expressions générales on doit induire nécessairement qu’il y avait lacune dans la loi de 1791 quant au duel, et que cette lacune existait également pour les duels entre militaires et ceux entre non militaires;

«Attendu enfin qu’il résulte de ce qui précède que les lois pénales de 1791 et de brumaire an IV, de 1810 et de 1832 n’ont pas nominativement classé le duel parmi les crimes ou délits d’assassinat, de meurtre ou de blessures; que l’interprétation de ces lois ne les rend pas non plus applicables au cas de duel tel qu’il se rencontre dans l’espèce; que les chambres d’accusation ne peuvent dire qu’il y a lieu à accuser que lorsque le fait rentre dans la catégorie de ceux formellement prévus par un texte précis de la loi pénale; qu’en matière criminelle le doute, soit qu’il porte sur la preuve et sur l’existence du fait, soit qu’il naisse de l’applicabilité de la loi, se résout toujours en faveur du prévenu; que, dès lors, et en admettant même que le silence de la loi sur les duels ne fût pas volontaire et significatif, on ne saurait au moins méconnaître qu’il s’élève sur ce point un doute grave, une erreur commune consacrée par une impunité qui s’est prolongée pendant quarante ans; que cependant l’applicabilité d’un texte de loi prononçant la peine de mort ne saurait rester dans les termes d’un problème judiciaire qui ne puisse être résolu que par un effort de logique, et qu’en présence d’un doute aussi grave le juge doit s’abstenir;

«Par ces motifs, la cour déclare qu’il n’y a ni crime, ni délit, ni contravention dans le fait imputé aux nommés Gilbert, Deroi et Robin; annule l’ordonnance de prise de corps décernée le 11 avril par la chambre du conseil du tribunal d’Orléans.

«Du 13 avril 1838.»

La vie d'Abbatucci, garde des sceaux, ministre de la justice

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