Читать книгу La vie d'Abbatucci, garde des sceaux, ministre de la justice - Jean de La Rocca - Страница 16

Rivalité de Sébastiani el d’Abbatucci. — Élections de 1831. — Divers incidents. — Séjour d’Abbatucci à Orléans jusqu’en 1839. — Arrêt sur le duel.

Оглавление

Ces préludes d’animosité allaient bientôt se changer en antagonisme ouvert, ardent, marqué de luttes et d’intrigues. Sébastiani employait toute son activité à détruire en Corse la popularité d’Abbatucci au profit de la sienne. D’un autre côté, les amis du député de l’arrondissement d’Ajaccio, nombreux et dévoués, présentaient sous son vrai jour favorable le caractère de celui qui les représentait.

Ces luttes devenaient d’autant plus vives et plus intéressantes, que les élections de 1831 approchaient. Le mandat d’Abbatucci avait été fort court; il n’avait duré qu’un an. Dans cette session de la Chambre, le député d’Ajaccio n’avait pu s’occuper que sommairement des intérêts de la Corse et pour ainsi dire qu’énoncer les besoins de son pays. — Il n’avait donc que commencé à jeter les fondements de l’œuvre qu’il désirait édifier dans une seconde législature.

Pendant tout le cours de sa brillante existence, au milieu des graves questions qui absorbaient sa pensée, M. Abbatucci a eu en vue la situation précaire de la Corse et a étudié ses conditions de progrès et d’avenir.

«Eh quoi! s’écriait-il dans un discours éloquent, une terre fertile, sous un ciel brillant, un sol qui se prête à toutes les cultures, une population intelligente et fière, une situation géographique la plus heureuse, au centre de la Méditerranée, en face de la belle et riche Italie, du puissant royaume français, une ile dotée de si beaux ports, de si belles rades, tout cela serait fatalement condamné à l’éternité du malheur!

«Il ne faut pas que la terre qui fut le berceau du plus grand des hommes reste éternellement dans un état d’infériorité humiliant pour nous, plus humiliant encore pour le grand peuple auquel nos destinées sont à jamais unies.

«Un département français dont, au dire de tout le monde, le sol est si fertile, les habitants si intelligents et si actifs, ne peut pas, faute de secours, voir périr tous les germes de prospérité qu’il renferme. Il faut un rapport détaillé sur les moyens d’assurer au pays une bonne et forte police, de procéder graduellement à l’assainissement des marais, de multiplier les voies de communication; de créer à Ajaccio un port de ravitaillement et de radoub, et qu’enfin on adopte une large mesure pour mettre un terme à la triste situation qu’ont faite à tant de communes les litiges sur la propriété et la jouissance des forêts.

«Songez à ce que serait cette île si des communications faciles avaient permis à l’agriculture de développer ses richesses, si les parties du sol les plus fertiles n’avaient pas été rendues inhabitables par l’insalubrité des marais; si, au lieu d’être passivement tributaires du continent, nous eussions tiré de notre sol les produits qu’il donnerait avec tant d’abondance, et si la culture du mûrier et de la soie, celle des céréales et de la vigne, et surtout de l’olivier, dont notre île pourrait être couverte, attireraient à nous par les échanges, par les exportations, le numéraire, si rare aujourd’hui parmi nous, parce que nous achetons tout et nous vendons peu!

«Quels avantages ne retirerions-nous pas, nous et l’État, de l’exploitation de nos riches forêts? Et pourquoi ne pourrions-nous pas réaliser ce que nos pères n’ont pu exécuter, pressés qu’ils étaient par le malheur des temps et par leurs luttes incessantes!

«Nos pères ont délivré notre pays du joug de l’étranger, parce qu’ils étaient résolus? Aurons-nous moins de résolution pour nous débarrasser de l’oppression des malfaiteurs et du fléau de la paresse.

«Pour moi je consacre mes faibles forces à cette œuvre patriotique.»

Telle était l’étude profonde que M. Abbatucci avait faite de l’état et des besoins de la Corse, et telles étaient ses nobles intentions.

Nous ne cherchons pas à incriminer les intentions de son adversaire. Sans doute lui aussi il était animé de généreux sentiments pour son pays. — Mais, paralysés par des préoccupations gouvernementales, ils ne venaient qu’en sous-ordre dans l’âme de celui qu’ils animaient.

MM. Abbatucci et Sébastiani, en 1831, se portèrent concurremment candidats de la Corse. Le général Tiburce Sébastiani, frère du maréchal, était candidat du gouvernement; Abbatucci était candidat de son cœur, candidat indépendant. Le mandat qu’il se donnait comprenait les intérêts de la patrie, qu’ils fussent en concours d’idée ou en désaccord avec le gouvernement. Il puisait dans sa conscience l’inspiration qui devait guider sa marche, sa parole, son vote, son influence.

Le jour de la lutte arriva.

Toutes les intrigues furent déployées pour assurer le triomphe du candidat du pouvoir. C’est de cette époque que date ce système sans pudeur et de cynique vénalité que le gouvernement employa pour faire triompher l’élection des hommes qui lui étaient dévoués.

Un poëte a fait un tableau palpitant des menées des agents du pouvoir. Pour peindre le caractère des influences mises en jeu durant le règne de Louis-Philippe, nous allons le reproduire.

Voici les jours de crise universelle.

Pour l’imminent combat le pouvoir est debout,

Les bras désespérés feront arme de tout.

Son immense arsenal abonde en projectiles:

Les menaces, la peur, les manœuvres subtiles,

Les destitutions, les emplois, les rubans,

Les tours d’escamoteur, les marchés de forbans

Tour à tour il pérore, il combat, il trafique.

Déjà la circulaire, au vol télégraphique,

Des barrières du Nord à la plage d’Arenc,

A porté le mot d’ordre.....

Les apôtres zélés de pervertissements

S’abattent par essaims dans nos départements.

Tels que ces charlatans, médecins équivoques,

Qui, vêtus d’un frac rouge et parés de breloques,

Vendent, du haut d’un char, aux crédules hameaux.

L’élixir merveilleux qui guérit tous les maux,

Vous verrez les jongleurs, suppôts du ministère,

Débiter au public l’onguent parlementaire;

La poudre qui séduit l’auditoire vénal,

Un tableau de paroisse, un chemin vicinal,

Une école primaire, une maison commune;

Chaque électeur a droit de faire sa fortune:

L’un saisit un bureau de timbre ou de tabac;

L’autre une croix d’honneur, baume de l’estomac;

Ici, c’est une bourse au fils d’un bon notaire;

Là, c’est l’exemption de l’impôt militaire.

Jadis on se gênait pour faire ce trafic:

Maintenant c’est l’usage, on opère en public.

A la législature on achète une entrée,

On vend sa conscience ainsi qu’une denrée;

Et le plus mince bourg montre aux marchands forains

Sa halle aux députés comme sa halle aux grains.

Voilà le compte rendu vif, ardent, des élections sous la branche d’Orléans. Notre plume n’aurait pas trouvé cette hardiesse d’expression, cette vérité et cette couleur de l’époque dont est empreinte la poésie de M. Barthélémy.

Ce système de pression et de vénalité, qui était alors à son inauguration, s’éleva, depuis, à son apogée de raffinement. Les moyens les plus vils et les plus hardis furent en même temps employés. En Corse, la lutte prit un caractère de violence et d’animosité qui avait sa cause dans l’ardeur du sang des Corses.

Le général Tiburce Sébastiani était puissamment aidé des influences pressantes de l’administration. On attendait avec anxiété l’heure de la lutte, on connaissait l’importance et la popularité d’Abbatucci; aussi ne négligeait-on rien pour le vaincre.

Celui-ci, du reste, ne resta pas inactif: il devait à la cause qu’il servait, à ses amis, à sa famille, de ne pas compromettre ses chances de succès par une abstention qui assurément aurait compromis le succès en face de l’activité hostile des créatures du gouvernement.

Abbatucci, pour contre-balancer les forces administratives mises à la disposition de son concurrent, eut recours à une influence toute-puissante. Il se fit avouer par la famille Bonaparte, et obtint deux lettres de Joseph, de Jérôme Bonaparte et de Madame Mère, adressées à Ramolino, leur parent.

Dans ces lettres, ces deux majestés exaltaient le mérite et le caractère d’Abbatucci et le dépeignaient comme candidat sincèrement dévoué aux intérêts et à la gloire de son pays. Ces lettres produisirent un effet immense. Le triomphe d’Abbatucci semblait assuré. De tous les points des adhésions sympathiques se manifestaient pour lui. Alors les partisans du général Sébastiani eurent recours à une manœuvre nouvelle: ils firent adroitement répandre le bruit que la lettre invoquée par Abbatucci était apocryphe, et que Joseph Bonaparte ni Jérôme n’appuyaient sa candidature et ne le recommandaient au pays. Ce bruit fut habilement et rapidement répandu la veille même des élections, afin qu’on n’eût pas le temps de le démentir.

Personne ne crut M. Abbatucci capable d’une telle manœuvre. Les électeurs connaissaient trop la famille Abbatucci, chez laquelle la loyauté se lègue avec le nom, pour croire à cette basse intrigue. On repoussa même avec indignation l’accusation qu’on faisait peser sur celui de ses membres qui s’offrait aux votes de son pays. Cependant la bataille n’était pas encore perdue; l’élection eût été assurée sans l’affaire Pozzo-di-Borgo, que nous expliquerons plus loin.

Sébastiani eut, dans cette circonstance, la mesure du dévouement qu’on avait voué à cette famille si pleine de vertus et de grandeur d’âme. — Tous les dévouements se firent jour. Plusieurs amis, dans cette occurrence, entraînés par le penchant de leur cœur, mirent au service de M. Abbatucci leur fortune et leur position. Quelques membres de l’administration se montrèrent inaccessibles à l’intimidation et aux promesses. Un d’entre eux, M. Pierre Colonna de Leca, juge de paix à Vico, et actuellement maire de cette ville, menacé dans sa position, resta néanmoins fidèle à la cause de celui en qui il avait confiance.

Il vota pour Abbatucci.

Peu de jours après il était destitué. Il subissait ainsi les conséquences d’un dévouement digne d’éloge.

Le jour du vote, c’était le 50 novembre 1831, Ajaccio présenta une physionomie étrange. Une grande agitation régnait autour du scrutin, à l’église Saint-Érasme. Les électeurs des cantons de Zicavo, Bastelica, Ornano, etc., arrivaient en armes, prêts à changer cette lutte animée en bataille sanglante.

Les partisans d’Abbatucci n’ignoraient pas quelles machinations avaient combinées les agents du pouvoir pour vaincre leur adversaire.

Voici l’anecdote qu’on faisait circuler relativement aux démarches tentées par la famille Sébastiani.

La nuit qui précéda les élections, un homme,.à la figure juvénile, à la démarche troublée et hésitante, se glissait précipitamment à travers les rues d’Ajaccio, pleines de gens assemblés en préparation de l’événement du lendemain. Ce jeune homme se présenta devant une des maisons importantes de la ville, c’était celle de Pozzo-di-Borgo. Il demanda à parler à la dame du lieu.

Grand fut l’étonnement de madame Pozzo-di-Borgo à cette visite nocturne.

Le jeune homme fut pourtant introduit.

Ce qu’il y eut de plus étonnant encore, c’est que ce jeune homme était une femme déguisée sous des habits masculins.

Cette femme était madame Tiburce Sébastiani. Or les Sébastiani et les Pozzo-di-Borgo étaient en ce moment en inimitié. C’est cette inimitié que venait briser madame Sébastiani, afin de gagner à son mari le vote et l’appui de la famille du fameux diplomate russe.

Cette démarche vainquit les rancunes et les répugnances de madame Pozzo-di-Borgo, qui gagna son mari à la cause de Sébastiani.

Cette voix importante et celle de Romolino, qui avait ajouté foi aux bruits de lettre apocryphe répandus contre Abbatucci, bien qu’il eût reçu lui-même par la poste des lettres des membres de la famille Bonaparte, assurèrent la victoire de Sébastiani.

Victoire douteuse, qui ne fut déterminée que par une supériorité de quelques votes. — Nous devons à la vérité de dire qu’à cette occasion il y eut une grande démonstration à Ajaccio en faveur d’Abbatucci. — Presque toute la population se pressa autour de lui. — Ce fut un triomphe pour le candidat vaincu, et le député élu dut prendre des rues détournées pour se rendre chez lui. Les partisans d’Abbatucci n’ignoraient pas le caractère de cette élection et de cette victoire. L’indignation était dans bien des cœurs. En Corse, la colère est démonstrative; on faillit en venir aux mains. On allait briser les urnes. Le sang aurait peut-être coulé ! La noble et loyale attitude de M. Abbatucci arrêta ces démonstrations.

Après cet échec si honorable, il rentra dans la vie privée. Il se rendit à Orléans pour y occuper dans la magistrature le poste auquel il avait été appelé en 1830.

Il laissa une partie de sa famille en Corse.

Dans le chef-lieu du Loiret, il mena une existence modeste et studieuse. Il fréquentait cependant les meilleurs salons, et c’est ainsi qu’on a pu apprécier ses qualités personnelles. Sa réputation de haute intelligence, d’intégrité, d’impartialité, se propagea rapidement. Dans ce pays où il était étranger et inconnu, il conquit bientôt toute l’estime publique.

Tout le barreau avait une grande admiration pour son caractère. Un fait, tout à sa louange, fera connaître quel était le sentiment qu’il avait su inspirer: M. Abbatucci était, nous l’avons dit, président de chambre; s’il venait à manquer à une audience, les avocats, tant était grande leur foi en ses lumières et en son impartialité, demandaient le renvoi des causes qu’ils défendaient.

Noble confiance qui renferme le plus bel éloge qu’on puisse faire à son caractère. Peu de magistrats ont su le mériter; et pourtant c’est le seul qu’ils dussent ambitionner.

Abbatucci se dessina dans sa belle position comme un grand et pur modèle que tous les juges devraient imiter.

Michel (de Bourges) a plus d’une fois rendu hommage au mérite du président Abbatucci. — Un jour il s’écriait: «Abbatucci! c’est la lumière de la cour d’Orléans.»

Ainsi, dans cette ville comme à Bastia, le neveu du héros de Huningue dominait la situation et continuait le lustre dont brillait sa famille.

Les arrêts qu’il a rendus dans cette cour sont tous marqués au sceau du profond savoir et d’un suprême bon sens.

Il en est un qui, par le caractère de haute sagesse et de grande justesse dont il est empreint, a mérité d’être rapporté tout au long dans la jurisprudence de Dalloz!

Arrêt réellement mémorable! Profond dans la connaissance des conditions et des exigences sociales, du cœur humain, de l’honneur, de la justice, des inévitables entraînements des circonstances, M. Abbatucci, dans cet arrêt rendu sur le duel, se montre diamétralement opposé aux éloquents, mais peu concluants raisonnements de J. J. Rousseau.

Nous citons en entier cet arrêt.

La vie d'Abbatucci, garde des sceaux, ministre de la justice

Подняться наверх