Читать книгу La vie d'Abbatucci, garde des sceaux, ministre de la justice - Jean de La Rocca - Страница 8
Description de Zicavo. — Naissance de Jacques-Pierre-Charles Abbatucci. — Sa jeunesse. — Son départ pour Paris. — Son entrée au prytanée Saint-Cyr. — Sa sortie. — Son entrée au lycée Napoléon. — Son départ pour Pise. — Son retour en Corse.
ОглавлениеA soixante-huit kilomètres d’Ajaccio, s’élève une montagne pittoresque, toute couverte de magnifiques forêts de hêtres et de gigantesques châtaigniers. La nature est à la fois sombre et riante. L’air vif qui souffle généralement sur les hauteurs, y est adouci par ce beau climat méridional qui fait de la Corse une contrée si enchanteresse.
Sur ces coteaux ombreux, tout respire la fraîcheur, la pureté, le calme. Les déclivités ont des pentes sans fatigue, les forêts des ombrages sans tristesse, les brises des murmures sans âpreté, les sommets de vastes points de vue sans monotomie.
C’est la nature belle, forte, variée.
Au milieu des bois, sur le penchant de la montagne, est bâti le village de Zicavo, gracieux assemblage d’habitations rustiques où se perpétuent les vertus patriarcales.
Au-dessus du village se dresse une vieille construction qui est devenue un monument historique. Elle est solidement bâtie en granit et elle a été mise à l’épreuve de la mine. — Sa disposition est vaste et bien entendue. Sa fondation remonte à une époque très-reculée, et elle a été le berceau de toute cette série d’hommes illustres qui ont d’âge en âge fondé la célébrité des Abbatucci. C’est là que sont nées et que se sont développées les grandes facultés de cette noble famille. Les plus belles vertus s’y sont perpétuées. Et le temps, qui n’a pu altérer la séve et la verdeur du généreux sang qui coule dans les veines des rejetons des Abbatucci, a respecté ces murs inébranlables, ces murs qui ont défié dans les âges le fer et le feu.
On dirait qu’il y a une solidarité de durée et de gloire entre ces pierres indestructibles et les hommes qu’elles ont vus naître. L’alcyon construit le frêle édifice où il dépose sa couvée au bord des flots qui l’engloutissent. L’aigle bâtit son aire sur le sommet inabordable d’un rocher. Ainsi chaque être prête sa grandeur et son caractère aux choses qui entrent dans son usage et dans son domaine.
Devant la maison des Abbatucci s’étend une belle place ombragée par un ormeau trois fois séculaire. Depuis trois cents ans cet arbre magnifique protège de son ombre les premiers pas des enfants de cette maison. C’est là le vieux témoin des premiers élans, des premiers rêves des membres de la famille.
L’enfant a joué sous son ombre; le vieillard s’est reposé sous son abri. Vieux témoin des gloires de cette lignée d’hommes célèbres, il a raconté aux fils les vertus de leurs pères. Généraux, hommes d’Etat, il les a tous connus.
Précieux lares où l’on éternise un souvenir! Les sociétés antiques entouraient du respect de la religion ces centenaires des forêts, sous la feuille desquels semblaient voler les ombres des générations mortes.
C’était au mois de décembre 1792. Un doux événement se préparait au rez-de-chaussée de cette maison que nous venons de décrire.
De tous les membres de la famille, Jacques-Pierre-Charles-Pascal Abbatucci s’était marié, et on attendait un rejeton entre les mains duquel pût être déposé un nom et un honneur sans tache.
Innocence Abbatucci, épouse du consul général, était saisie des douleurs maternelles. Une servante, nommée Tota, qui a donné pendant soixante-trois ans ses soins et son dévouement à cette famille, attendait la venue du fils tant désiré, au chevet de la malade. Au premier étage, dans une anxieuse attente, se tenaient assemblés tous les Abbatucci et les amis de la famille. Tout à coup on entend un bruit de pas précipités dans l’escalier, accompagné de cris de joie et de petits airs corses. C’est la servante qui vient présenter le nouveau-né à la famille.
C’était bien un fils, c’était bien l’espoir attendu.
Cette servante, élevant dans les airs et balançant l’enfant qu’elle portait, dansait et chantait:
Ecchu lu fiori!
Ecchu la stella
Ecchu lu sole!
La voilà la fleur! s’écriait-elle! la voilà l’étoile! le voilà le soleil!
Ce nouveau-né était Jacques-Pierre-Charles Abbatucci, celui dont nous allons écrire l’histoire.
Il arrivait dans une époque de troubles et de guerre. Cette joie qui avait accueilli sa venue ne brilla qu’un jour. Les Abbatucci durent se disperser pour combattre les ennemis de la France, de cette nouvelle patrie dont ils avaient spontanément et loyalement embrassé les intérêts.
Les uns soutenaient le drapeau français sur le continent; les autres étaient demeurés sur le sol insulaire et résistaient aux rebelles.
Madame Innocence Abbatucci occupait seule avec son fils, à peine âgé de quelques mois, et sa fidèle servante, la maison patrimoniale.
Faibles forces: deux femmes et un enfant pour garder ces murs!
Un jour les rebelles se présentent au village de Zicavo. Ils incendient et ravagent tout sur leur passage. Arrivés devant la maison des Abbatucci, ils demandent impérieusement qu’on leur en ouvre les portes. Le croirait-on? Une femme entreprit de résister à ces forcenés. C’était Innocence Abbatucci; elle ne pouvait faire moins que d’imiter l’héroïsme de la famille à laquelle elle était alliée.
Cette courageuse femme s’arme; répond par des coups de fusil aux injonctions et aux menaces des rebelles; fait grand bruit, parle, va, vient, brise, entasse les meubles pour faire croire que la maison a de nombreux défenseurs; elle ne céda le pas que lorsque les fondements de la maison eurent été minés et que les ennemis eurent lancé sur la toiture des projectiles enflammés.
Madame Innocence gagna une maison amie, pendant que son fils, confié aux mains sûres de la servante, était porté de nuit à la ville de Sartène.
Le jeune Abbatucci grandit au milieu de ces péripéties émouvantes de la guerre civile en Corse. Les brusques revirements qu’elle entraîne, les émotions qu’elle fait naître, inspirèrent à Jacques-Pierre-Charles une ardeur et une fermeté qui marquèrent ses premiers ans d’un caractère particulier.
Toutefois cette vivacité n’arrêtait pas la manifestation et le développement de cette belle intelligence à laquelle plus tard la France dut tant de services.
Pour diriger ses premiers pas, l’enfant avait un guide rare et précieux, c’était Jacques-Pierre Abbatucci, le vieux général de division. On le sait, Jacques-Pierre était versé dans toutes les sciences, dans tous les arts; son esprit était fait à toutes les expériences, et dans son cœur palpitaient tous les beaux sentiments.
C’était là une vieille renommée; il eût été un grand homme si ses facultés avaient pu se développer sur un plus vaste théâtre; il n’avait qu’à dire à son petit-fils:
«Voilà le chemin que j’ai parcouru; tu peux le «suivre; il te mènera sûrement à la gloire!»
Les temps avaient changé, et ce rejeton, qui, vingt ans plus tôt, aurait été peut-être un valeureux capitaine, devint un profond légiste. Mais la justice, comme la guerre, porte un glaive en main; ici on combat pour l’indépendance, là on défend la vérité. L’une combat les envahissements des peuples, l’autre les empiétements des hommes.
Toutefois cette direction de l’esprit du jeune Abbatucci ne se manifesta que plus tard; car ses premières études furent faites en vue de la carrière militaire.
On voulait lui donner une éducation étendue, complète, brillante.
Le cœur du vieux grand-père saigna à la pensée de se séparer de cet enfant, seul rejeton de sa race, qu’il avait vu grandir sous la sauvegarde de ses soins tendres et éclairés. Mais la raison vainquit le cœur, et J. P. Charles partit pour Paris, accompagné par le prêtre Lanfranchi.
Le jeune enfant s’embarqua au mois d’octobre 1799, à Ajaccio, sur un bâtiment de commerce. Là J. P. Charles eut l’occasion de recueillir le fruit de la forte et robuste éducation qu’on avait donnée à ses jeunes ans.
Quelques heures après le départ, la mer se gonfla, et de grosses rafales de vent agitèrent les vagues. La houle ballottait le navire et l’éloigna de sa route. On courait de périlleuses bordées. L’eau était à peine tenable. Le navire, violemment agité, criait dans toutes ses jointures. Un vent furieux déchirait les voiles. On craignait un naufrage, l’inquiétude pâle était sur tous les visages.
J. P. Charles Abbatucci avait alors à peine sept ans. Mais il avait dans les veines du sang de ces héros qui ont illustré sa famille. Le neveu du défenseur d’Huningue, le petit-fils du combattant de Ponte-Nuovo et de Calvi, ne pouvait pas trembler devant la fureur de ces vagues qu’il semblait au contraire défier!
Et puis n’avait-il pas peut-être au fond du cœur un secret pressentiment de sa grandeur future? Une voix intérieure, cette voix des nobles ambitions, qui murmure au fond des grandes âmes, lui criait peut-être: Tu Marcellus eris! Et toi aussi tu seras un grand homme. Et alors qu’avait-il à craindre de ces flots qui portaient Abbatucci et sa fortune?
Le jeune Abbatucci arriva à Paris. Il y trouva son père qui était lié avec la famille Bonaparte et avec toutes les sommités de l’époque. — Jacques-Pierre-Charles accompagna son père dans les plus brillants salons. L’enfant sortait des forêts solitaires et sauvages de la Corse; pourtant le luxe du grand monde e l’éblouit pas Il était fait pour les splendeurs, et il paraissait se trouver là dans le monde pour lequel il était né. C’était un charmant enfant, svelte, élancé, doué d’une douce gravité et d’une amabilité sérieuse.
Le jeune Abbatucci entra au prytanée Saint-Cyr. Il y eut pour condisciples des élèves comme Odilon Barrot, Aupick, Baraguay-d’Hilliers, Salvandy, etc., etc. Ses succès furent rapides, et il s’éleva tout d’abord au rang des meilleurs sujets. Son intelligence, son ardent amour du travail, sa conduite exemplaire, lui valurent au prytanée le grade de sergent-major.
Le prytanée Saint-Cyr fut dissous, et J. P. C. Abbatucci entra au lycée Napoléon pour étudier la rhétorique et la philosophie. Là il eut pour condisciples tous les hommes qui ont joué les principaux rôles dans les affaires de la France pendant le règne de Louis-Philippe. Tels sont: Montalivet, Casimir Delavigne, Dumon, Rémusat, etc., etc.
Pise était à cette époque l’école de droit la plus forte et la plus célèbre de l’Empire. Abbatucci en suivit les cours et y fit des études les plus complètes et les plus solides.
C’est là qu’il jeta les fondements de cet édifice de science judiciaire que plus tard il élèvera si haut. Travailleur infatigable, il n’abandonnait une question de droit que quand il l’avait étudiée sous toute ses faces, qu’il en avait sondé toutes les interprétations. Il aimait, dans ses heures d’études, à répéter à haute voix les leçons qu’il avait entendues; on eût dit un jeune professeur qui éclairait un point de droit à ses élèves.
En même temps que se développaient les facultés de son intelligence, le jeune étudiant laissait s’ouvrir les trésors de son cœur. Il était, on l’a dit, la providence de ses compatriotes. Et souvent, sans consulter les ressources de sa bourse, il n’écoutait que les généreux élans de son cœur.
Ses études de droit terminées, J. P. C. Abbatucci revint en Corse. Il revit son vieux grand-père qui avait été son premier maitre, et à qui il devait compte de ses progrès, puisque c’était lui qui lui avait tracé la voie.
J. P. Charles revit non sans émotion l’antique toit paternel, cette place où s’étaient ébattus ses jeunes ans, cet ormeau vénérable qui avait abrité les jours de son enfance.
Là, il vécut dans le passé en rêvant à l’avenir.
La popularité de la famille Abbatucci était grande en Corse à cette époque. On se rappelait les nobles actes accomplis par ses divers membres. On parlait dans toutes les chaumières, dans tous les salons, des traits d’héroïsme, des lumières, du désintéressement, du dévouement, de la loyauté, du patriotisme des Abbatucci. Le jeune J. P. Charles semblait ne devoir pas démériter de ses ancêtres.
Ses condisciples, de retour dans leurs foyers, avaient vanté la conduite studieuse et généreuse du dernier rejeton. On parlait partout avec enthousiasme de sa haute intelligence qui promettait de grandes choses, de sa magnificence qui dénotait un cœur large et sympathique.
Aussi J. P. Charles pouvait-il compter dans toute l’île sur de nombreux dévouements. Cette affection, qui entoure toujours en Corse les Abbatucci, se manifesta en 1811, d’une manière éclatante, en faveur du ministre que la France a perdu. Cette année, le jeune J. P. Charles était de la conscription. Les habitants du canton de Zicavo et de trois ou quatre cantons environnants comprirent que, si le précieux dépositaire du nom des Abbatucci était désigné par le sort pour être enrôlé sous les drapeaux, la France gagnait certainement un bon soldat, mais qu’elle perdait un grand légiste.
Les bons soldats ont-ils jamais fait défaut à la France? La Corse, ainsi que le continent, ne sont-ils pas couverts d’une généreuse population, chez qui les vertus guerrières sont innées?
Mais ce n’est pas seulement le courage qui caractérise le magistrat. Les qualités fondamentales du magistrat sont la perspicacité, l’intelligence, un grand sens, une grande intégrité, un esprit juste et impartial. Ces qualités se trouvaient merveilleusement rassemblées sur la tête du brillant élève de l’école de Pise. Son enrôlement sous le drapeau causait donc un dommage réel à la magistrature, en la privant d’un membre qui promettait de l’illustrer.
On n’hésita pas. L’élan fut unanime. Il fut décidé que J. P. C. Abbatucci serait préservé des chances du sort. Il s’organisa en conséquence une députation de tous les pères des jeunes gens du canton de Zicavo et des cantons environnants, qui devaient subir la destinée de la conscription.
Cette députation se rendit chez le préfet de la Corse. Celui-ci était M. Arrighi.
Le préfet fut supplié de réserver le dernier numéro du contingent pour J. P. C. Abbatucci. En même temps quatre pères déclarèrent nettement que, si leur demande n’était pas agréée, le fils de l’un d’eux remplacerait, sous les drapeaux, le rejeton d’une famille dont les membres avaient déjà tant versé de sang pour la patrie; un jeune homme qui pouvait, dans une autre carrière, être si utile à son pays. Le préfet hésitait devant cette mesure illégale.
Mais était-ce une illégalité ce qui était demandé par ceux mêmes qui en subissaient les conséquences?
L’enthousiasme qui animait la députation gagna le préfet. Cet acte inouï, ce dévouement sans précédent, l’émut jusqu’aux larmes, et pour les hommes qui l’accomplissaient, et pour la famille qui avait su l’inspirer.
Il céda à ces instances. Il choisit dans l’urne le dernier numéro qu’il appliqua à celui dont le sort fit un. magistrat des plus éminents, un grand ministre. Cela est d’autant plus remarquable, que cet acte sans précédent se passait en 1811!
Voici d’ailleurs, à ce sujet, comme pièce justificative, l’extrait du registre des délibérations du conseil de recrutement du département du Liamone:
«Aujourd’hui vingt-six avril mil huit cent onze, à sept heures du matin, dans la commune de Zicavo, chef-lieu du canton de Talavo. — Le conseil de recrutement du département du Liamone, composé de MM. Arrighi, préfet, président; Duchoquet, chef du 4e bataillon du régiment de la Méditerranée, et Benuzant, major du 22e régiment d’infanterie légère. Présents: MM. Aubert, capitaine de recrutement; Stephanopoli, docteur en médecine attaché à l’hospice civil d’Ajaccio; Wolfer, maréchal des logis de la gendarmerie impériale, faisant fonctions d’adjudant à défaut d’officier titulaire; Renucci, maire de Ciamanace; Renucci, maire de Cozzano; Lozinchi, maire de Zicavo; Paoletti, maire de Tasso; Casanova, maire de Sampolo; Peraldi, maire de Corra; Lucciani, maire de Guitera; et Bartoli, maire de Palneca (lé maire de Zevaco absent), étant réunis dans la susdite commune, lecture a été faite du procès-verbal de la dernière séance, dont la rédaction a été approuvée. — M. le préfet, en présentant à l’examen du conseil son travail pour le canton de Talavo, a observé que tous les conscrits portés sur les listes alphabétiques, ainsi que tous les maires, pénétrés de reconnaissance pour les services signalés rendus par le général Abbatucci et sa famille, et voulant lui en donner une marque des plus éclatantes, ont demandé d’une voix unanime que le petit-fils de ce général, âgé de quatre-vingt-cinq ans, qui se trouve fils unique, soit placé d’office au dernier numéro du canton, sans tirer au sort; que, ce sentiment étant spontané et les conscrits ayant offert de compléter le contingent, le préfet y avait adhéré, et que dès lors le jeune Abbatucci se trouve placé au numéro quarante de la liste du tirage, qui est le dernier du canton. Le préfet demande le concours du conseil pour convalider cette opération.
«Le conseil n’a pu voir, dans cette communication, que l’effet de sa complaisance, et a été ému de ce trait dont il a été témoin oculaire, et, partageant à cet égard l’intention des conscrits et la décision de M. le préfet, le conseil l’a approuvée.
. .... Fait à Zicavo, les jours, mois.....
Signé : DUCHOQUET, chef de bataillon;
BENUZANT, major;
ARRIGHI, préfet.
Le secrétaire général de la préfecture,
PINELLI.