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CHAPITRE PREMIER

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Table des matières

Pleurez, pleurez, petits enfants,

Vous aurez des moulins à vent!

Quand on veut exprimer d’un seul coup qu’un être est connu de tout le monde dans une ville, si connu qu’il suffit de prononcer son nom pour que chacun se dise avec conviction: «Ah oui!» et se représente immédiatement, sans aucun effort, la figure, la tournure, le caractère, les habitudes, enfin toute la silhouette physique et morale de l’être en question, on dit: Connu comme le loup blanc! et personne n’en demande davantage.

Pourquoi cela? et comment se fait-il qu’on accepte l’existence du loup blanc comme un fait indiscutable? C’est ce que je n’ai jamais pu comprendre; car qui peut se vanter d’avoir vu un loup blanc? Mais enfin, c’est passé en proverbe, et il n’y a pas à revenir là-dessus. Eh bien, à Nantes, il y a environ vingt-cinq ans, on ne disait pas: «Connu comme le loup blanc;» on disait, avec beaucoup plus de raison: «Connu comme Carilès.»

Qui était-il, et d’où venait-il? Deux problèmes insolubles: il n’en savait peut-être rien lui-même. Il y avait déjà bien longtemps qu’on le voyait, dès que brillait un rayon de soleil, parcourir les rues de Nantes, depuis Chantenay jusqu’au Séminaire, depuis Saint-Jacques jusqu’à Barbin: «Voilà le père Carilès!» disaient les petits enfants, du plus loin qu’ils entendaient certaines notes de flageolet, toujours les mêmes: «Mère, voilà le père Carilès!» Les mères savaient ce que cela voulait dire, et il fallait que l’enfant eût commis quelque méfait bien noir pour qu’on lui refusât le sou qu’il demandait par ces mots: «Voilà le père Carilès!» Le flageolet se taisait, et une voix pleine de réductions faisait entendre le refrain:

Pleurez, pleurez, petits enfants,

Vous aurez des moulins à vent!

Puis Carilès apparaissait au tournant de la rue, chargé de son grand bâton, une immense tête de loup faite de petits moulins dont les ailes de papier tournaient auvent. Il y en avait de roses, de jaunes, de verts, de bleus, de toutes les couleurs: c’était une joie rien que de les voir groupés en bouquet monstrueux; c’était une joie bien plus grande encore d’en tenir un dans sa main, de le contempler, de souffler dessus, de le planter à la fenêtre dans un pot de giroflée ou de réséda, et de guetter la brise, qui daignait mettre en mouvement ses ailes de carton, tout comme celles des grands moulins, des moulins à moudre le blé ! On a fait depuis pour les enfants des poupées qui ont des diamants et des cachemires, et une foule de joujoux très-chers et très-compliqués; il ne m’est pas prouvé qu’ils soient plus amusants que les moulins de Carilès.


Mais qu’était-ce donc que Carilès? Un marchand de moulins à vent, nous l’avons dit. Au physique, un homme de cinquante à soixante ans, ni beau ni laid, assez mal peigné, et peu soigné dans sa toilette, qui se composait invariablement d’un vieux pantalon gris, d’une longue redingote vert-bouteille que les gens d’âge appelaient une lévite, et d’une casquette à oreilles, avec une grande visière de cuir bouilli. Carilès portait une longue barbe grise qui l’eût fait ressembler au Juif errant, s’il avait supprimé sa casquette. Mais la casquette du père Carilès faisait partie de sa tête, et cela nuisait à la ressemblance; car on ne se représente pas volontiers le Juif errant avec une casquette.

Le père Carilès avait l’habitude de prévenir les gens de son passage en tirant quelques sons aigus d’un flageolet de pacotille, dont il ne jouait ni mieux ni plus mal que tous les gamins qui en achètent de pareils à la foire. Il ne se croyait pas musicien pour cela, en quoi il avait bien raison; c’était tout simplement pour lui comme une espèce de sifflet. Il marchait en se dandinant un peu, ce qui imprimait à ses moulins un mouvement propre à les faire admirer sous toutes leurs faces. Les mauvaises langues prétendaient que les cabaretiers de Nantes auraient pu dire où il avait acquis cette marche hésitante; mais les mauvaises langues vont toujours plus loin qu’il ne faut. Si Carilès aimait à se rafraîchir, on ne pouvait pas dire qu’il bût plus qu’il n’avait soif: il avait plus soif qu’un autre, voilà tout. Une seule fois, on l’avait vu trébucher et rouler dans un ruisseau avec toute sa marchandise; mais il y avait bien dix ans que c’était arrivé : Carilès savait compter, quoiqu’il ne sût pas lire, et il ne s’était plus exposé à la perte énorme d’un chargement complet de petits moulins.

Au moral, qu’était-ce que le père Carilès? Bien fin qui eût pu le dire: le fait est qu’au moral Carilès n’existait presque pas. Il n’était certes pas méchant, car il n’avait jamais fait de mal à personne; mais il n’était pas bon non plus, puisqu’il ne faisait pas de bien. Le trait principal de son caractère était une immense insouciance, qui traînait à sa suite une immense paresse. Il n’était ni douillet, ni gourmand, ni amoureux de ses aises; il ne se souciait nullement du bien-être ni du confortable, et tenait par-dessus tout à se donner le moins de peine possible. Pour qui s’en serait-il donné ? Il était seul au monde. Pour lui-même? On ne se donne de peine pour soi qu’autant que cela vous fait plaisir, et Carilès ne trouvait aucun plaisir à une occupation quelconque. Il faisait des moulins à vent, et il les vendait; quand il en avait vendu assez pour fournir à sa dépense du jour, il rapportait chez lui son fardeau et s’en allait fumer sa pipe en plein air. Il n’avait pas d’économies, mais il n’avait pas de dettes non plus.


Si le père Carilès eût vécu dans la Grèce antique, il aurait habité un tonneau et bu dans le creux de sa main; mais la philosophie cynique n’étant plus de mode, il buvait chez le marchand de vin et habitait un bouge, demeure moins agréable assurément que le tonneau de Diogène, avec lequel on pouvait changer de site à volonté. Dans ce bouge, il avait eu longtemps pour tout mobilier un tronçon d’arbre non équarri, où il s’asseyait, et une couverture dans laquelle il se roulait pour dormir. Depuis quelques années, il avait hérité de la paillasse d’un voisin, d’un escabeau, et d’une table un peu boiteuse, qui ne trouvait son aplomb que quand on l’appuyait contre le mur; elle servait à Carilès d’atelier pour la confection de ses moulins. Sa chambre était située au quatrième étage d’une maison très-habitée, et même assez mal habitée. De toutes les portes sans cesse entr’ouvertes sur tous les paliers, on voyait continuellement sortir des troupes de marmots en guenilles, qui se répandaient sur l’escalier; on entendait à tous les étages des cris, des disputes, des reproches, le tout dans un style peu châtié ; mais peu importait à Carilès. Il ne lui importait pas davantage que la voisine du troisième eût été citée en police correctionnelle pour vol, que le fripier du rez-de-chaussée exerçât la profession de recéleur, et que d’autres habitants de la maison eussent été emmenés au violon pour tapage nocturne: il avait juste assez de délicatesse pour ne pas commettre ces actions blâmables, mais il n’en avait pas assez pour qu’elles le choquassent chez les autres. Ce n’est donc pas un paradoxe de dire que, comme être moral, le père Carilès n’existait guère.


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