Читать книгу Le carnet de campagne du sergent Lefèvre, 1914-1916 - Jules Maze - Страница 16
A L’ASSAUT DE CRÉVIC
ОглавлениеAvant de continuer mon récit, il me semble utile d’expliquer rapidement la marche de nos armées de l’Est, afin qu’on puisse se rendre compte de nos mouvements, de leur but et de leurs résultats.
Bien entendu, j’ai appris cela plus tard, au cours d’un séjour à l’hôpital; car le combattant est mal placé pour comprendre les opérations, et généralement, du reste, il s’en soucie fort peu, s’intéressant seulement à ce qui se passe dans sa sphère, extrêmement limitée.
Une seule chose lui importe au point de vue général, savoir si l’on réussit.
Au début de la guerre, l’armée de Lorraine, commandée par le général de Castelnau, et l’armée des Vosges, sous les ordres du général Dubail, opérant en liaison et comme soudées l’une à l’autre, prirent rapidement l’offensive.
L’armée de Lorraine, nous l’avons vu, avança dans la direction de Mohrange, et celle des Vosges dans la direction de Sarrebourg.
Nos efforts s’étant brisés sur le camp retranché de Mohrange, les Allemands passèrent à leur tour à l’offensive et jetèrent le gros de leurs forces sur la droite de l’armée Castelnau, qui dut reculer vers Lunéville. La gauche, obligée de rétrograder à son tour, se replia vers Nancy.
Ce recul de l’armée de Lorraine découvrant complètement le flanc gauche de l’armée des Vosges, le général Dubail se vit contraint de reculer, à son tour et opéra son mouvement de repli sur Baccarat, en conservant toujours une liaison parfaite avec l’armée de Lorraine.
L’armée Castelnau s’arrêta sur de bonnes positions, dont la ligne était jalonnée par les hauteurs du mont Saint-Jean et d’Amance, la forêt de Champenoux, Crevic, la lisière de la forêt de Vitrimont et une faible partie du cours de la Mortagne.
L’armée Dubail occupa les hauteurs qui se dressent entre les vallées de la Meurthe et de la Mortagne.
Pendant trois semaines, les armées allemandes de l’Est se ruèrent avec une furie sans exemple sur cette barrière qui leur fermait les routes de France. Pendant trois semaines, en des combats de géants qui resteront à jamais célèbres, ils entassèrent des cadavres par milliers à Sainte-Geneviève, devant les monts d’Amance, dans la forêt de Champenoux, autour du village et dans les bois de Crevic, à Vitrimont, à Frescati, pour ne parler que du front de l’armée de Lorraine.
Ni le déluge d’acier de leur puissante artillerie lourde, ni l’intensité de leurs feux de mitrailleuses, ni les assauts frénétiques de leur nombreuse infanterie, ne purent ébranler la barrière sacrée, qu’ils frappaient avec d’autant plus de rage que leurs armées du Nord se faisaient battre sur la Marne.
Avant de se heurter à l’infranchissable barrière, les Allemands avaient commis de révoltantes atrocités, espérant sans doute aider à la victoire par la terreur.
Je dirai plus loin ce que j’ai appris à ce sujet pendant mon séjour dans la région.
Le 12 septembre, jour où se. termina la bataille de la Marne, les Allemands reculèrent sur toute la ligne et se retirèrent derrière la Seille.
Ils avaient donc échoué, malgré les atrocités commises, malgré la présence sur le terrain de leur empereur, qui espérait faire à Nancy une entrée triomphale.
Les Allemands, refoulant les troupes du 15e corps, entrèrent à Crevic le 22 août, vers 3 heures de l’après-midi.
Ils y arrivaient précédés d’une telle réputation, souillés du sang de tant de victimes innocentes, que la plupart des habitants avaient jugé prudent d’abandonner le village.
Ceux qui restèrent vécurent des heures terribles.
L’unique représentant de la municipalité, M. Royer, adjoint au maire, fut arrêté et menacé d’être fusillé, pendant qu’à l’aide de torches et de fusées des soldats allumaient l’incendie aux quatre coins du village, sous l’éternel prétexte que des civils avaient tiré sur la troupe.
Un vieillard de soixante-huit ans fut abattu comme un lièvre, sans aucun motif, par une bande de forcenés qui parcouraient les rues en hurlant: Kapout Franzose! Kapout Lyautey! Kapout Mme Lyautey!
Patrouille de dragons français dans un village.
Le général Lyautey, originaire de Crévic, y possédait une fort jolie propriété. Les Allemands la saccagèrent, puis ils y mirent le feu. On vit des soldats briser avec rage, sur les marches du perron, des armes de luxe qui ornaient le cabinet de travail du général.
L’adjoint au maire, souvent menacé, plusieurs fois collé au mur devant des fusils chargés, fut épargné cependant pour avoir donné ses soins à des blessés allemands en même temps qu’à des blessés français.
Une citation à l’ordre le récompensa de son courage et de ses souffrances.
Ces scènes écœurantes durèrent jusqu’au 25, jusqu’à notre arrivée.
Lorsque, du haut d’un mamelon, près du bois de la Forêt, nous vîmes le malheureux village enveloppé, comme d’un linceul, par la fumée des incendies, une rage folle s’empara de nous, d’autant plus que nous venions d’avoir connaissance des crimes odieux commis à Nomény.
Ce fut une belle ruée à la baïonnette, je vous assure, à partir du petit pont, dans la rue qui monte à l’église.
J’avais brûlé toutes mes cartouches, abrité tant bien que mal par une charrette pleine de fumier. Autour de moi je voyais des cadavres d’Allemands et de Français. Un ruisseau de sang venait mourir contre une roue de ma charrette. J’entendais des hurlements de rage et de douleur. Derrière une persienne close, tout près de moi, une voix de femme cria, avec un accent de confiance joyeuse qui me réchauffa le cœur: «Le 20e corps! le 20e corps!» Elle avait reconnu nos numéros, et ses paroles signifiaient clairement: «Notre 20e corps est là, nous sommes sauvés.»
A ce moment j’aperçus Bataille, qui luttait contre une demi-douzaine d’Allemands. N’ayant plus de cartouches, je fonçai sur le groupe à la baïonnette et arrivai juste à temps pour clouer à la muraille d’une maison un grand diable de sous-officier en train de viser mon sergent avec son revolver. Quatre de nos ennemis mordirent la poussière, deux autres se sauvèrent; mais ce fut pour tomber entre les griffes de chasseurs à pied, qui les expédièrent proprement, sous nos yeux.
«Merci, l’ancien! fit Bataille très calme; je crois bien que tu viens de me sauver la vie... Plus de cartouches, ma baïonnette brisée dans le thorax d’un de ces messieurs...»
Et il me donna une poignée de main, une de ces poignées de main qu’on n’oublie pas.
Je pus glaner quelques cartouches dans la giberne d’un mort. Bataille s’empara de son fusil, et nous allâmes vers de nouvelles aventures.
De toutes parts les Allemands fuyaient, nos baïonnettes dans les reins. On les voyait grimper la côte, au delà de la voie ferrée. J’eus l’occasion d’employer mes cartouches.
Derrière l’église, nous essayâmes d’aborder un groupe; mais les gaillards se dispersèrent comme une volée de moineaux, pas assez vite cependant pour que la baïonnette de Bataille, en un superbe coup lancé, n’en arrêtât un au passage.
Nous étions maîtres du village.
Bientôt les habitants se risquèrent à sortir de leurs maisons et de leurs caves. Ils nous entouraient, nous serraient les mains, nous embrassaient en pleurant de joie, criaient: «Vive notre 20e corps!»
Dans les rues, on commençait à relever les blessés; nos clairons sonnaient le rassemblement.
Devant les ruines du château du général Lyautey, situé à l’extrémité du village, vers Lunéville, j’eus la douleur d’apprendre la mort de mon pauvre caporal.
Le soir même, moi qui n’avais jamais voulu de galons, je fus nommé à sa place, sur la demande et à la suite d’un rapport du sergent Bataille.
Mon capitaine me félicita pour ma conduite au cours de la journée. J’en fus honteux, car tous les camarades en avaient fait autant que moi.