Читать книгу Le carnet de campagne du sergent Lefèvre, 1914-1916 - Jules Maze - Страница 20
LE CHAPITRE DES HORREURS
ОглавлениеJe me rendis à Lunéville, en compagnie de quelques-uns de mes hommes, aussitôt après le départ des Allemands, afin d’y recueillir certains renseignements utiles et, si faire se pouvait, d’y glaner quelques vivres.
La pauvre ville était assez endommagée, et l’on comptait un certain nombre de victimes parmi la population civile.
Je vais essayer de décrire ce qu’il me fut donné d’y voir et de rapporter aussi exactement que possible ce que j’y entendis conter devant des ruines encore fumantes.
Le samedi 22 août, des patrouilles allemandes parcoururent les rues de Lunéville, et, le dimanche 23, les troupes y entraient, précédées de leurs musiques, de leurs fifres et de leurs tambours plats.
Jusqu’au 25, tout fut tranquille, et les Allemands se contentèrent de piller un certain nombre de maisons bien garnies; mais, le 25, ils devinrent subitement enragés.
Ce jour-là, les troupes du général Dubail leur avaient infligé une sanglante défaite à Rozelieures, et, de notre côté, nou sles avions arrêtés et refoulés à Vitrimont, Crévic et autres lieux. La barrière sacrée s’était dressée devant la horde, qui se croyait déjà victorieuse.
Baccarat.
La pilule leur semblait amère, et, comme ils avaient sous la main des populations françaises pacifiques, ils leur firent payer les pots cassés.
Sous l’habituel prétexte que des habitants avaient tiré sur eux, ils mirent le feu à l’hôtel de ville, à plusieurs maisons de la rue Castara et du faubourg d’Einville, et fusillèrent quelques civils parfaitement inoffensifs, notamment un nommé Crombez, qui sortait d’une pharmacie et fut abattu au coin de la rue de Viller, et le ministre officiant Weil, ainsi que sa fille, âgée de seize ans.,
Ce n’était qu’un début.
Place des Carmes, le sieur Kahn, limonadier, est fusillé dans son jardin, et sa vieille mère, âgée de quatre-vingt-dix-sept ans, est tuée dans son lit d’un coup de baïonnette.
Plus loin, les nommés Sibille et Vallon sont arrêtés et massacrés à la baïonnette.
Un brave homme, le père Wingerstmann, était parti, tenant son petit-fils par la main, pour aller arracher des pommes de terre dans son champ des Mossus, sur la commune de Chanteheux. Près de la ferme du château, des Allemands les rencontrent, les poussent contre un mur et les fusillent.
A l’hôpital, un infirmier nommé Monteils était en train de servir un colonel allemand blessé, lorsqu’il entendit des coups de feu dans la rue. Le colonel occupant un lit placé à droite d’une fenêtre, Monteils se pencha pour voir ce qui se passait et reçut en plein front une balle qui le tua net, faisant jaillir la cervelle sur les lits des blessés.
On m’a cité encore, parmi les victimes, un vieillard, le sieur Colin, un jeune homme de vingt et un ans répondant au nom de Hamann et un autre de quatorze ans, Lucien Dujon.
Cette liste est déjà longue, pourtant je la crois fort incomplète.
Les obus causèrent aussi un certain nombre d’accidents mortels. Un ébéniste, M. Bain, fut tué devant sa porte, place Saint-Jacques, le 22 août. Le 28 août, une jeune fille de dix-huit ans, Mlle Suzanne Gilles, infirmière de la Croix-Rouge, fut coupée en deux dans la cour du collège transformé en ambulance.
Les obus, heureusement, ne firent pas que des victimes françaises.
On me montra en effet, avec orgueil, sur le trottoir de la rue d’Alsace, un trou creusé par un obus français qui, au dire des habitants, aurait envoyé dans un monde meilleur dix-huit Allemands, dont dix officiers et un prince de Bavière.
Si le fait est exact, ce fut certainement un beau coup de canon.
La proclamation suivante, où les habitants sont accusés d’avoir attaqué des convois de blessés, fut affichée sur les murs de la ville. Le document ne manque certes pas, d’intérêt.
«Les troupes allemandes se sont emparées de Lunéville. Les armées françaises sont battues sur toute la ligne. Le corps anglais est dispersé. Les Autrichiens et les Allemands pénètrent victorieusement dans la Russie. Je m’adresse au bon sens de la population pour m’aider au rétablissement de l’ordre dans la ville et à la remettre à son état normal. Il est arrivé qu’à Lunéville des convois de blessés, colonnes et bagages, ont été attaqués par les habitants ne faisant pas partie de l’armée et qui contrevenaient aux lois de la guerre. L’armée allemande fait la guerre aux soldats et non aux citoyens français. Elle garantit aux habitants une entière sécurité pour leurs personnes et leurs biens aussi longtemps qu’ils ne se priveront pas eux-mêmes, par des entreprises hostiles, de cette confiance. Le commandant de la ville porte à la connaissance publique:
Les responsables.
Le kaiser et son état-major. A ses pieds, le kronprinz.
«1° L’état de siège est déclaré dans la contrée occupée par les troupes allemandes.
«2° Seront punies de la peine de mort toutes les personnes qui prendront les armes contre les personnes appartenant aux troupes allemandes et leur suite, qui détruiront les ponts, les lignes télégraphiques et téléphoniques, chemins de fer, les provisions et les quartiers des troupes, rendront les chemins impraticables, qui arracheront ces affiches, qui regarderont des aéroplanes et pourront faire des signaux aux troupes françaises et entreront en communication avec.
«Il est défendu pour tous les habitants:
«Tout attroupement dans les rues, de se promener après 7 heures (heure française), de quitter la ville après 7 heures du soir et 5 heures du matin sans laissez-passer de l’autorité allemande.
«Quiconque abrite des soldats français doit les dénoncer. Quiconque retient armes et munitions doit les livrer au corps de garde, rue d’Alsace, n° 39.
«Les autorités allemandes ont l’intention de prendre soin de la subsistance des troupes, de même que des habitants; aussi l’intérêt de la population exige-t-il que les habitants rentrent dans leurs maisons, ouvrent portes et volets, reprennent commerce et travail pour assurer l’approvisionnement régulier.
«Les hommes, les autorités de la ville, la police et la gendarmerie doivent venir se mettre à la disposition de l’autorité allemande. Les habitants qui auraient à se plaindre des soldats doivent s’adresser au commandant du corps de garde dans le plus bref délai. Les détails pour l’exécution de cet article seront publiés prochainement.
«28 août 1914.
«GOEHINGER,
«Général commandant en chef des troupes de Lunéville.»
Le général qui signa cette proclamation ne devait pas revoir l’Allemagne.
Il est enterré à Lunéville, et l’on prétend qu’il se suicida parce que le kaiser lui fit le reproche de n’avoir pas poussé assez vigoureusement ses troupes sur Nancy.
Le 3 septembre, un autre général apprenait aux habitants de Lunéville stupéfaits qu’ils avaient «fait une attaque par embuscade contre les colonnes et trains allemands, massacré des blessés, etc.», et il les invitait, pour racheter de telles fautes, à verser une indemnité de six cent cinquante mille francs.
Voici, du reste, la prose du général; elle mérite une reproduction in extenso.