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LE COMBAT DE LA FERME DE LAGRANGE

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Nous savions que, dès la déclaration de guerre, des corps français, plus heureux que nous, avaient pénétré chez l’ennemi, et souvent je me demandais ce que pouvaient faire là-bas les camarades, ces enfants perdus de la bataille.

Je posai la question à notre lieutenant.

«Mon ami, me répondit-il, sais-tu ce que fait en ce moment notre artillerie?

— Elle envoie des obus aux Allemands.

— Oui, mais pourquoi leur envoie-t-elle des obus? Simplement pour nous faciliter l’accès du territoire, pour nettoyer le terrain devant nous. Eh bien, les troupes d’avant-garde en font autant sous une autre forme.»

Cette réponse ne satisfaisait pas ma curiosité, car elle m’indiquait le pourquoi des choses, quand j’aurais désiré connaître les détails de l’action.

Des blessés du 2e bataillon de chasseurs à pied, qu’on évacuait sur l’intérieur, me renseignèrent, et leur récit me passionna parce qu’il était, pour moi, comme le lever de rideau du grand drame.

Je vais essayer d’exposer aussi clairement que possible les événements qui précédèrent, de ce côté, notre pénétration en Lorraine annexée et la marche de nos troupes sur Vic et Mohrange.

J’ai raconté déjà l’assassinat d’un de nos dragons à Vie. Ce brave ne devait pas tarder à être vengé.

Dans l’après-midi du 7 août, une petite colonne composée d’une avant-garde de dragons munis de la lance, d’une compagnie cycliste du 2e bataillon de chasseurs à pied et d’un escadron du 8e régiment de dragons, tous de la garnison de Lunéville, s’engageait sur la route d’Arracourt et, à toute allure, gagnait la frontière.

Devant les cyclistes, marchait le commandant du bataillon, un soldat de haute valeur et de fière allure, l’héroïque Boussat, qui tomba plus tard, en Alsace, à la tête d’une brigade de chasseurs.

Canon de 75 en plein tir. La pièce au moment du recul.


A un croisement de route, entre deux bois, il y eut un arrêt, le temps d’abattre, aux accents de la Marseillaise, le poteau-frontière; puis la petite troupe fonça sur Vic, que les Allemands avaient évacué deux heures auparavant, et y pénétra sans hésitation par la porte de Nancy.

Pendant que les dragons allaient prendre possession de la mairie, les chasseurs se dirigèrent vers le bureau de poste, toujours précédés par leur vaillant et énergique chef de corps.

Au moment où le commandant frappait à la porte pour se faire ouvrir le bureau, un individu s’avança vers lui en prononçant des paroles que les chasseurs n’entendirent pas. On vit alors le commandant, rouge de colère, empoigner vigoureusement l’individu, le secouer, le soulever de terre et le lancer à ses chasseurs en leur criant: «Enlevez-moi ça!» ordre qui fut exécuté avec empressement et sans aménité, on peut le croire. En même temps une fenêtre du bureau volait en éclats, et nos chasseurs, pénétrant par cette ouverture, se hâtaient de détruire les appareils télégraphiques et téléphoniques.

La foule s’était massée devant le bureau de poste et assistait, muette, à la scène.

Le commandant Boussat prononça quelques paroles chaudes et vibrantes, où il fit passer l’émotion qui gonflait son cœur de Français et de soldat; il parla du drapeau, de la patrie, de la délivrance prochaine; mais ses paroles ne parurent éveiller aucun écho dans la foule qui l’écoutait. Comme il s’en montrait surpris et peiné, un habitant de Vie se glissa derrière lui et lui dit à l’oreille:

«Mon commandant, ne doutez pas de nos sentiments; mais vous n’êtes pas sûr de pouvoir rester avec nous, et nous sommes environnés d’espions. Le moindre geste de sympathie nous vaudrait des représailles terribles.»

Alors le commandant comprit, et il retrouva son amabilité et son sourire.

Les Français prirent les précautions nécessaires pour la nuit, en prévision du retour des Allemands, que le commandant Boussat, en chef avisé, jugeait certain.

«Nous faisons une simple reconnaissance, dit-il, et nous ne sommes pas en nombre. Comme il y a des espions partout, les Allemands le savent et ils reviendront.»

En effet, dès le lendemain matin, plusieurs colonnes importantes furent signalées vers Château-Salins et vers le bois de la Geline, au-dessus de Salivai.

Les Français se replièrent aussitôt par la route d’Arracourt; mais nos chasseurs sont des gaillards tenaces, et, comme on va le voir, ils ne repassèrent pas tous la frontière.

Vie et Burthecourt sont reliés par le blanc ruban de la route de Nancy, au-dessus de laquelle court la voie ferrée. A cinq ou six cents mètres de la gare de Vie, du côté de Burthecourt, on aperçoit, entre la voie ferrée et la route, une ferme importante, dite ferme de la Grange.

Le 10 août, une cinquantaine de chasseurs français, des gaillards résolus et bien trempés, il est à peine besoin de le dire, occupaient cette ferme.

Vers 4 heures, l’homme qui faisait le guet dans les greniers signala qu’une troupe allemande, de la valeur d’une compagnie environ, marchait vers la ferme, divisée en trois colonnes, en suivant les talus du chemin de fer.

Nos chasseurs résolurent de quitter la ferme, d’abord parce qu’ils ne voulaient pas attirer de désagrément au fermier et ensuite parce qu’ils ne tenaient pas à se battre derrière des murailles, préférant avoir l’aisance des coudes.

Départ d’un biplan français.


Ils pouvaient parfaitement ne pas accepter le combat contre un ennemi qui leur était quatre ou cinq fois supérieur en nombre, et il leur eût été facile de gagner la forêt de Bezange.

Ils n’y songèrent pas un seul instant.

Désirant jouer un bon tour à ces Boches, qui comptaient évidemment les prendre comme dans une souricière, ils sortirent tranquillement et se dissimulèrent dans un champ d’avoine, à l’ouest des bâtiments.

Lorsqu’ils ne furent plus qu’à une cinquantaine de mètres de la ferme, les Allemands s’élancèrent à toute allure en brandissant leurs armes, et le bâtiment se trouva cerné.

Leur capitaine, tout heureux de la bonne exécution de son petit plan stratégique, supputait déjà les honneurs qu’allait lui valoir la capture de ces maudits chasseurs, la croix de fer pour le moins et des félicitations officielles qui faciliteraient grandement son avancement.

Il savait presque gré à ces Français de s’être laissés jouer si bêtement, car il était sûr de ses renseignements, et il ne pensa pas un seul instant que nos chasseurs avaient pu quitter leur gîte.

Aussi sa déception fut immense lorsque, après avoir interrogé le fermier, visité le local de la cave au grenier, il dut se rendre à l’évidence et reconnaître que les diables bleus s’étaient évanouis comme en rêve.

Pourtant, ne voulant pas s’avouer vaincu, il décida de battre les environs et rassembla sa troupe en avant de la ferme, bien à découvert.

C’était le moment qu’attendaient nos vaillants soldats, et ils ne se tinrent pas d’aise lorsqu’ils virent qu’ils avaient devant eux une compagnie entière du régiment d’infanterie n° 17, commandée par son capitaine.

Ils laissèrent la compagnie se former, puis on entendit un commandement bref: «Feu!» Cinquante coups de fusil éclatèrent, confondus en une seule détonation, et un certain nombre d’Allemands, dont le lieutenant de la compagnie, tombèrent pour ne plus se relever.

Les autres n’étaient pas encore revenus de leur surprise, que nos chasseurs, exécutant une charge splendide, tombaient sur eux à la baïonnette.

Alors ce fut une fuite éperdue, le capitaine jetant son sabre, les hommes sac et fusil, pour courir plus vite.

Les braves chasseurs purent alors jouir d’un spectacle étonnant, qu’ils corsèrent du reste de leur mieux.

En effet, les Allemands ayant ouvert les écluses de l’étang de Dieuze afin de gêner la marche des Français, la vallée de la Seille se trouvait inondée, si bien que nos fuyards pataugeaient, s’embourbaient, roulaient dans des fossés pleins d’eau, s’enfonçaient dans les marais salins, exécutant ces exercices variés sous les balles des chasseurs, qui en couchèrent quelques-uns dans les eaux bourbeuses. D’autres se noyèrent dans la rivière débordée, dont le lit n’était plus apparent.

La petite expédition de la compagnie se terminait par un désastre: plus de cent cinquante hommes hors de combat,

De notre côté, nous avions eu un sergent et deux chasseurs tués par les balles d’une mitrailleuse qu’on avait amenée en toute hâte dans les vignes, derrière la Seille, pour protéger la retraite.

Tel fut, à peu de chose près, le récit du chasseur blessé.

Il me donna aussi d’utiles indications sur les environs de Vie, où il avait effectué de nombreuses reconnaissances, sur la ville elle-même et ses habitants.

Il en emportait un excellent souvenir et caressait le projet d’y faire, après la guerre, son voyage de noces.

«Bientôt!» disait-il.

Qu’est devenu le petit chasseur de Vie?

Bien du temps s’est écoulé depuis notre rencontre, et la guerre n’est pas terminée encore.

Le carnet de campagne du sergent Lefèvre, 1914-1916

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