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HENRI ET FRANÇOIS DE NEMOURS,

Table des matières

FILS DE JACQUES D’ARMAGNAC.

Le dix-neuvième jour de décembre 1475, une foule immense stationnait sur la place de Grève. Un échafaud était dressé au milieu de cette place, depuis longtemps consacrée aux exécutions capitales. Le peuple, toujours avide de ces sortes de spectacles, était ce jour-là plus empressé que jamais: la tragédie, se disait-on, devait avoir des complications inouïes; et puis le coupable n’était pas un truand, un malheureux bourgeois de la bonne ville de Paris, mais un grand seigneur, allié des maisons de France et d’Angleterre, de Bourgogne et de Savoie, un des premiers officiers de la couronne de France, puissant en terres, en finances, en amis. Un grand nombre d’archers, d’hommes d’armes, entouraient l’échafaud, et toutes ces troupes étaient commandées par de grands officiers, les comtes du Bouchage, de Saint-Pierre de Cerisay: évidemment il ne s’agissait pas d’une exécution ordinaire, un morne silence régnait sur toute la foule assemblée. Bientôt le condamné parut au milieu d’un lugubre cortége; il s’avança lentement et monta avec fermeté les marches de l’échafaud; puis la hache du bourreau tomba et fit justice.

Les armes placées en tète de cette page sont celles de la maison d’Armagnac. La vignette représente le connétable d’Armagnac.

Mais ce qu’il y eut de plus étrange et de plus effroyable, ce fut de voir deux petits enfants revêtus de robes blanches et placés sous l’échafaud pour être arrosés du sang qui tombait.

Quel était ce grand coupable?

Quels étaient ces enfants?

Le supplicié était le seigneur d’Armagnac, connétable de France; ses biens avaient été confisqués, il avait été dégradé d’office, et finalement il servait de spectacle à tout un peuple.

Il était sage, vaillant et de grande expérience, dit la chronique; mais en ces dernières années, abandonné de la grâce de Dieu, il s’était ligué avec les ducs de Bretagne et de Bourgogne pour ravir à Louis XI la couronne et livrer la France aux Anglais. Trahir son pays, le vendre à l’étranger, c’est une action ignoble, infâme, dont rien ne peut atténuer l’horreur. Louis XI découvrit le complot; il fit trancher la tête à Jacques d’Armagnac, et ce fut bien fait, selon la prudence et la justice.

Mais Louis XI était un de ces hommes qui sont un peu plus cruels que les animaux féroces; il aimait l’odeur du sang, comme d’autres celle des parfums; il se réjouissait à la vue des supplices, comme d’autres à celle des danses et des jeux; et quand il s’agissait surtout de défendre son pouvoir, sa couronne, c’était un tigre enragé. C’était par son ordre que les deux pauvres petits enfants étaient là pour recevoir sur leurs têtes innocentes le sang coupable de leur père: ces deux enfants étaient les fils de Jacques d’Armagnac. L’aîné, Henri de Nemours, avait huit ans, et François, son frère, en comptait sept à peine.

Ils menaient une vie heureuse et paisible dans le château seigneurial de Lectoure, sous l’œil de leur mère, ne songeant qu’aux plaisirs et aux joies de leur âge, s’aimant l’un l’autre, chérissant tous deux leur mère, quand on vint les arrêter comme des coupables: des conspirateurs de sept ans! Par une indigne parodie de la justice, on les interrogea, et on leur demanda s’ils n’étaient pas complices du crime de leur père, eux qui étaient à peine nés!

Quand ils furent ainsi couverts du sang paternel, Louis XI ne se crut pas encore assez vengé, il les fit conduire à la Bastille: on les jeta dans les cachots souterrains. Mais l’emprisonnement ne satisfit-il pas encore la vengeance du roi: on inventa pour eux un supplice nouveau, le plus cruel peut-être que l’imagination puisse concevoir. On fit construire des cages en fer, larges par le haut et fort étroites par le bas, dans la forme d’un cornet de papier; de sorte qu’on ne pouvait, à vrai dire, s’y tenir ni debout, ni couché, ni assis. Ce fut dans ces machines infernales qu’on mit ces pauvres petites créatures. Ils éprouvaient une souffrance continuelle, sans repos, sans trêve, sans sommeil. Un morceau de pain noir, un peu d’eau sale, étaient toute leur nourriture. Qu’on se figure les tortures de ces enfants tombés là, du beau château de Lectoure, où leur enfance s’était écoulée si paisible, si heureuse, où ils avaient l’air embaumé, les belles pelouses pour jouer, les beaux coteaux d’Armagnac pour courir, les baisers, les tendres soins de leur mère adorée! Heureusement leurs deux cages étaient placées l’une près de l’autre; à travers leurs barreaux, ils pouvaient se prendre et se serrer affectueusement la main; ils pouvaient parler de leur mère, se consoler entre eux, s’exciter à la résignation et au courage, et c’est ainsi que faisaient ces pauvres petits martyrs.


François de Nemours, le plus jeune des deux frères, était aussi naturellement le plus faible, le moins fort à la souffrance; souvent il se plaignait et disait: «Nous ne reverrons plus notre mère, notre beau pays d’Armagnac! Pourquoi Dieu ne nous fait-il pas mourir bien vite? — Dieu sait ce qu’il fait, répondait Henri; peut-être nous réserve-t-il encore de beaux jours. Ne pleure pas, mon bon petit frère, peut-être nos maux cesseront-ils bientôt; ne pleure pas: si nous souffrons en ce monde, nous en serons récompensés en l’autre.» Avant sa captivité, le jeune Henri était un enfant comme beaucoup sont: vif, plein d’ardeur et d’un certain courage; il aimait à voir les hommes d’armes, les chevaux et les armures: c’était le goût dominant de cette époque; mais à peine fut-il prisonnier, qu’il devint homme tout à coup. Et combien d’hommes n’auraient pas eu le courage de cet enfant!

Quelque atroce que fût leur position, ils finirent enfin par la trouver moins insupportable; leurs membres si jeunes se ployèrent pour ainsi dire à cette existence. Louis XI, qui ne s’inquiétait guère que de ses ennemis, s’informa de ce que devenaient les deux Nemours: on lui apprit que les pauvres petits étaient tout contrefaits, maigres, souffrants, mais qu’ils s’étaient façonnés à leur étrange existence; qu’ils prenaient la nourriture qui leur était servie, et qu’ils sommeillaient quelquefois. Le roi n’y trouvait pas son compte, il voulait un supplice continuel, et ces jeunes victimes lui volaient quelques instants de repos. Il ordonna, en conséquence, qu’on leur arrachât à chacun une dent tous les huit jours. Quelle ne fut pas la désolation de ces pauvres enfants à cette épouvantable nouvelle! Henri de Nemours, oubliant son propre danger, pria, supplia, avec des larmes et des sanglots, qu’on voulût bien épargner son pauvre petit frère, disant que lui se soumettait à ce supplice sans aucune résistance, mais que François en mourrait. Le bourreau chargé de l’exécution de cet ordre barbare ne put s’empêcher d’être attendri par ces larmes et ces prières; mais le roi Louis XI n’aurait pas souffert une infraction à ses ordres, le bourreau le savait. Le premier mouvement de sensibilité passé, il fit observer au jeune Henri de Nemours qu’il voudrait bien pouvoir accéder à ses prières, mais qu’il y allait pour lui de la vie; que son châtiment, s’il n’obéissait, ne les sauverait pas; qu’un autre accomplirait ce qu’il refuserait de faire. Il joignit quelques consolations, et maudissant les ordres terribles qu’il avait reçus, il se disposait à les exécuter, quand Henri, le suppliant de nouveau, lui dit: «Il suffit que vous montriez au roi deux dents; eh bien! arrachez-m’en deux: épargnez mon pauvre petit frère! Voyez comme il est faible et souffrant; autant vaudrait le tuer.»

L’exécuteur ne put résister à ces héroïques prières; il arracha deux dents à Henri de Nemours, qui souffrit cette exécution avec un courage incroyable, et cela pendant plusieurs semaines, car Louis XI ne retrancha rien de sa première rigueur, il exigea tous les huit jours les deux dents. Peut-être aurait-il trouvé un nouveau supplice pour ces deux faibles créatures après la destruction de leurs dents; mais Dieu ne lui en laissa pas le temps, il rappela à lui Henri de Nemours, lorsque cet héroïque enfant n’allait plus pouvoir payer la dette de son frère. Ses souffrances lui occasionnèrent une fièvre qui le ravit six mois au plus après son entrée dans la prison de la Bastille.

«Je vais mourir, disait-il, mon pauvre François, et dans le ciel je vais prier le bon Dieu pour toi: peut-être ma mort fléchira-t-elle le roi, peut-être Dieu punira-t-il notre persécuteur; souffre sans murmurer; tu reverras bientôt, sois-en sûr, notre bonne mère; tu lui diras que je n’ai regretté en mourant qu’une chose, de n’avoir pas eu sa bénédiction et ses baisers.» Il ajouta à son frère, qui fondait en larmes: «Ne pleure pas, François, ne pleure pas... de là-haut je veillerai sur toi!» Puis cet enfant sublime, cet ange remonta vers le ciel, victime d’une tyrannie atroce, martyr de l’amour fraternel.

François ne resta pas tout à fait seul dans cette horrible prison. Presque tous les prisonniers célèbres ont aimé quelque petit animal qui est venu s’attacher à eux: qu’y a-t-il d’étonnant à cela? quand on est seul, abandonné, isolé de tous, ne porte-t-on pas intérêt aux moindres choses qui seraient tout à fait insignifiantes dans le mouvement et la distraction ordinaire de la vie? Une petite souris blanche s’était familiarisée peu à peu avec les deux jeunes prisonniers; elle venait manger les miettes de pain qu’ils réservaient pour elle. Ce fut la seule consolation de l’infortuné François de Nemours, sa seule distraction pendant huit années qu’il lui fallut encore vivre ainsi et souffrir. Enfin, le samedi 3o août 1483, la mort vint frapper le vindicatif et superstitieux Louis XI, en son château de Plessis-lès-Tours, au milieu de toutes les reliques dont il s’était entouré pour lui échapper: il en avait fait venir de Reims, de la Sainte-Chapelle de Paris et de Rome: la sainte ampoule, les verges de Moïse et d’Aaron, le bois de la vraie croix.

Son fils, Charles VIII, rendit à la liberté les victimes nombreuses de la politique cruelle et craintive de son père. François de Nemours revit sa mère, le château de Lectoure, les coteaux d’Armagnac. Mais comme il était différent de ce bel enfant blond que les archers de Louis XI étaient venus chercher il y avait huit ans! comme toutes ces couleurs roses et fraîches de l’enfance heureuse avaient disparu sous la triste pâleur de la souffrance! A peine pouvait-il marcher maintenant, boiteux et contrefait, lui qu’on voyait si agile et si prompt autrefois!

Philippe de Comines, qui a écrit l’histoire du règne de Louis XI, et qui vivait à la cour de ce prince, fait observer que son maître, par une juste vengeance du ciel, souffrit de presque toutes les souffrances qu’il fit endurer aux autres. Il voulait se faire craindre, et il craignait tout le monde, jusqu’à son propre fils, ses plus proches parents. Sur le moindre soupçon, sans aucune cause réelle, sur une simple apparence, il faisait jeter en prison les personnes les plus considérables; il fut obligé de s’emprisonner lui-même au château du Plessis-lès-Tours, d’où il n’osait sortir, où il n’osait laisser entrer que fort peu de monde. Il pressurait le peuple, l’accablait d’impôts, et ses serviteurs le pressuraient à leur tour, l’accablaient d’exigences, et encore le quittaient et s’enfuyaient sitôt qu’ils étaient riches. Jacques Cottier, son médecin, exigeait de lui trente mille francs par mois, en sus des terres, des bénéfices, des offices pour lui et les siens. Ce médecin lui parlait avec tant de rigueur et de rudesse, qu’on n’aurait pas osé traiter un valet comme il traitait le roi, et Louis XI n’aurait pas osé le renvoyer, car Cottier lui disait audacieusement qu’il ne vivrait plus huit jours s’il se défaisait de lui. Or, ce prince craignait surtout la mort; il avait fait venir de Calabre un ermite, espérant que les prières de ce saint personnage obtiendraient pour lui une vie prolongée au delà du terme ordinaire; il avait défendu qu’on prononçât jamais devant lui le mot de mort; et, pour dernière punition, son médecin, son ermite, tout le monde lui dit qu’il ne devait conserver aucune espérance de vivre plus longtemps, que sa mort était prochaine, très-prochaine. En vain répondit-il: «J’ai espérance que Dieu m’aidera, car, par adventure, je ne suis pas si malade comme vous pensez.» Il vit cependant la mort venir pas à pas, et comme il conserva toute sa connaissance, il se sentit mourir. Pas une larme ne fut versée sur sa tombe.

Nous ne finirons pas sans faire observer avec satisfaction que l’odieux inventeur de ces cages de fer où furent enfermés les deux enfants d’Armagnac, le fameux cardinal de La Balue, périt lui-même dans une de ses propres cages.

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