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LES DEUX PETITS LAZZARONI.

Table des matières

Il y avait à Naples, vers le milieu du dix-septième siècle, et il y a encore aujourd’hui, quarante mille hommes qui n’ont d’autre propriété que le vieux manteau et le large pantalon de toile grise qui les couvrent; pour qui le far niente, le repos, est le suprême bonheur, et qui le savourent une grande partie de la journée, couchés çà et là sur les quais, sur les places publiques, au doux soleil d’Italie. Leur principale vertu, on pourrait dire leur seule vertu, si ce n’était une habitude de paresse, est une sobriété intrépide: un peu de macaroni, qu’ils se procurent pour une somme modique, suffit à leur nourriture; et aussitôt qu’ils ont gagné les quelques sous nécessaires à leur subsistance, aucune considération ne saurait les faire travailler. Ils ne s’éveillent que s’ils entendent le bruit de quelque rixe, s’il y a quelques troubles à exciter ou à entretenir. Ces vagabonds s’appellent lazzaroni. Il surgit quelquefois, mais rarement, parmi ce peuple indolent et vicieux, un homme à qui le spectacle de cette espèce de sauvagerie inspire du dégoût, et qui, par un travail honorable, vient conquérir une position dans l’état et se rend utile à la patrie.

Un de ces lazzaroni avait un talent naturel vraiment remarquable sur le zufolino, espèce de flageolet, avec lequel il s’était appris à imiter les chants de plusieurs espèces d’oiseaux, à moduler les airs les plus suaves. Sous le ciel harmonieux de l’Italie, on nait musicien comme on naît poète en Allemagne: vers le soir, il s’en allait le long du beau quai de Chiaja, tout planté de citronniers et d’orangers, et il donnait un petit concert aux promeurs, jusqu’à ce qu’ils aient laissé tomber à ses pieds quelques pièces de monnaie pour le macaroni du lendemain; puis il s’en allait aussitôt dormir sous quelque porche d’église, sous quelque voûte de pont. S’éveillant le lendemain, il jouait, pour son divertissement personnel, ses airs les plus doux, jusqu’au moment où il lui plaisait d’aller les faire entendre, comme la veille, aux promeneurs du quai Chiaja. Ainsi faisait-il au jour le jour, quand sa compagne lui donna deux petits enfants si jolis, si mignons, qu’ils faisaient l’admiration de tous, mais si fluets, si faibles, qu’on croyait qu’ils ne pourraient pas longtemps supporter la vie. Cependant ils vécurent; mais bientôt mourut leur pauvre mère; ils restèrent, ayant à peine un an, à la charge de leur père. Ce malheur mit le lazzarone dans le plus grand embarras. Il ne pouvait se résoudre à demeurer dans quelque misérable cabane pour soigner ses pauvres enfants; il ne pouvait non plus se décidera s’en séparer, tant il les aimait. Il imagina donc de faire pratiquer à son manteau deux grandes poches: il plaça dans chacune l’un de ses petits enfants, et trouva ainsi le moyen de s’en aller partout où il voudrait, sans abandonner sa jeune famille. Les premières impressions que nous recevons sont celles qui se gravent le plus profondément en nous et qui ont souvent le plus d’influence sur notre avenir; l’existence du lazzarone était toute remplie par ses enfants et sa musique. Les pauvres petits s’endormaient, jouaient, se roulaient, et vivaient au bruit du zufolino de leur père. Voyant comment celui-ci s’y prenait pour en tirer des sons, ils s’essayaient avec leurs faibles doigts à l’imiter. Ce que voyant, le père se procura de tout petits zufolini, et s’amusait à placer sur les trous les doigts mignons des petites créatures: il leur apprit à emboucher l’instrument, à y souffler enfin, avec une patience qu’on ne peut attendre que d’un père et d’un lazzarone.

Il parvint au bout d’un an à apprendre à ces deux pauvres enfants une quantité de petits airs charmants et variés. Les jumeaux avaient à peine trois ans, qu’ils étaient en état d’exécuter avec leur père les concerts les plus curieux; ce qu’ils firent pendant quelque temps dans leur Naples chérie. Lorsqu’ils se montraient en public, l’étrangeté de ce spectacle attirait une foule considérable, et procurait aux exécutants une abondante recette. Le vieux lazzarone gagnait à ce métier vingt fois ce qui lui était nécessaire pour se pouvoir gaudir au soleil, manger son macaroni quotidien, et jouer de son instrument une grande partie du jour, comme faisait de nos jours le grand Paganini, pour sa satisfaction personnelle. Mais l’amour paternel l’avait rendu ambitieux; il sentait qu’il avait quelque chose de mieux à donner à ses enfants que ce qu’il avait reçu de son père; il les aimait tant, qu’il les voulut voir riches, heureux, considérés. Il prit donc la résolution, pénible pour lui, car les Napolitains aiment Naples avant tout, de quitter sa patrie et de voyager avec sa petite famille.


Il parcourut ainsi les principales villes, bourgs et villages d’Italie; puis il vint en France, de là en Angleterre, enfin en Écosse. Lorsqu’il arrivait sur quelque place publique, le père, tenant toujours ses deux petits enfants blottis dans ses deux grandes poches, commençait seul à imiter le chant des oiseaux, ou à jouer quelque air bruyant pour attirer la foule; mais quand rassemblée était assez nombreuse, il jouait alors une musique plus savante, et bientôt les deux enfants sortaient comme par enchantement de leur cachette, sautaient avec une grâce et une gentillesse parfaites sur les épaules de leur père, et se mettaient à l’accompagner avec un art et une justesse qui charmaient tout le monde. Ils amassaient ainsi beaucoup de réputation et beaucoup d’argent; et comme le vieux lazzarone avait appris l’économie à une trop rude école pour l’oublier, l’argent amassé se conservait. Bientôt le petit orchestre ne s’établit plus sur les places publiques en plein vent; il ne se produisait que dans les palais, les concerts, les spectacles. Bientôt il n’eut plus à faire à pied des routes pénibles Ils voyageaient dans des voitures commodes. Les musiciens ambulants étaient devenus des artistes, et, traités comme tels, ils étaient partout accueillis avec distinction et empressement. Mais c’est en Angleterre surtout qu’ils furent magnifiquement récompensés de leurs travaux et de leurs talents. Ils y arrivèrent à une époque où le plaisir était la pensée dominante: le roi Charles II était remonté sur le trône de ses pères, et sa cour se montrait au moins aussi amie des plaisirs que celle de Cromwell l’avait été de la simplicité. Les Anglais aiment à la folie tout ce qui est extraordinaire; les choses les plus bizarres, les plus étranges, sont celles qui leur plaisent le plus. A leur début dans ce pays, nos jeunes musiciens furent les héros d’une fête qui les mit tout à fait à la mode. Un lord qui devait prochainement donner une fête magnifique à propos du mariage d’une de ses filles, les vit jouer un jour au théâtre, et eut l’idée de donner à sa fête quelque originalité en y invitant les trois Italiens. Le jour de la noce venu, il ordonna un magnifique repas; le dessert était surtout d’une rare beauté ; on avait figuré un jardin: des fruits de toute espèce appendaient aux arbres; des ruisseaux des liqueurs les plus fines coulaient de tous côtés; çà et là étaient des mares de confitures et des montagnes de dragées; mais ce qui attirait surtout l’attention c’était un charmant, bosquet. Bientôt on entendit sortir de ce bosquet les chants les plus doux, celui du rossignol, de la fauvette, du serin, de la mésange; en même temps tous ces oiseaux s’échappèrent du bosquet, voltigèrent autour de la salle du festin, et les chants continuaient toujours. Il était impossible aux spectateurs d’imaginer d’où provenaient ces chants, voyant les oiseaux se taire et écouter aussi en admiration. Mais voilà que les arbustes des bosquets s’ouvrent et se séparent, et qu’on voit deux petits lazzaroni qui tirent de leurs flageolets les sons mystérieux. Les convives étaient remplis d’admiration, et le bruit de cette aventure se répandit dans toute la ville; tout le monde voulut avoir chez soi des enfants si extraordinaires, car ils n’avaient que sept ans à cette époque. Ils furent mandés à la cour, où ils furent choyés et fêtés par les plus grandes dames. Les Anglais payent généreusement leurs plaisirs; aussi nos artistes firent-ils en peu de temps une honnête fortune.

Quand le vieux lazzarone se vit riche pour toujours, il voulut revoir Naples, son ciel magnifique, son beau soleil, sa mer bleue. Les pauvres enfants regrettaient bien aussi leur belle patrie sous le climat sévère de la Grande-Bretagne. Ils auraient pu, en y restant encore quelque temps, devenir beaucoup plus riches; mais ils n’auraient pas été plus heureux. Le naturel napolitain avait repris le dessus: ils avaient assez joué pour les autres, ils ne voulurent plus faire de musique que pour eux. Le repos, le far niente, l’indépendance, le bonheur, ne l’ont-ils pas bien mérité ? Ils s’en allèrent donc de Londres et revinrent à Naples: là ils eurent, non loin de ce quai où ils étaient nés si pauvres, une villa charmante; et tandis que leurs anciens compagnons, couverts de haillons, à jeun, s’en allaient le soir dormir à la belle étoile, eux ils avaient de bons lits, une bonne nourriture, une belle calèche pour courir les riches campagnes, et tout cela ils ne le devaient qu’à eux-mêmes.

J’ai oublié de dire que ces deux enfants restaient toujours tout petits, tout mignons; quand ils avaient déjà sept ans, on leur en aurait donné à peine quatre. Ils étaient doux, avenants, bons; ils ne sortaient jamais sans emporter plusieurs pièces de monnaie, et ils aimaient à les donner surtout aux jeunes mendiants de leur âge, surtout aux pauvres petits musiciens qui crient d’une voix faible et déjà cassée des chansonnettes le long des routes: ils aimaient à les entretenir, à leur raconter leur véridique histoire, et les engager à faire comme eux, leur affirmant que l’économie et le travail seuls les avaient rendus ce qu’ils étaient.

Ils allèrent un jour se promener tous deux, et ne rentrèrent plus: en vain les chercha-t-on partout pendant toute la nuit; enfin un religieux de l’ordre de Saint-François vint annoncer au père désolé qu’il n’avait plus de fils.

Un orage avait éclaté soudain. Les deux petits, se prenant bras dessus bras dessous, s’étaient mis à courir pour lui échapper. En vain le révérend père leur avait crié de ne pas courir ainsi, de marcher lentement, au contraire; ils ne savaient pas que plus on agite l’air au milieu de la tempête, plus on attire la foudre vers soi, et que le meilleur moyen de l’éviter est de ne pas la fuir. «Tout à coup, ajouta le révérend, comme nous suivions tous trois la route du Pausilippe, bordée de grands peupliers, je vis ces pauvres enfants tomber dans les bras l’un de l’autre. J’entendis un bruit effroyable, et quand je fus près d’eux ils n’existaient plus.»

Ils n’avaient pas encore huit ans. A peine purent-ils jouir du fruit de leurs travaux. Ils n’étaient revenus de leurs voyages que depuis six mois au plus. On leur fit des obsèques magnifiques; une foule immense les accompagna à leur dernière demeure. Ils reposent dans l’église Sainte-Cécile, sous un mausolée de porphyre. Leur souvenir est encore vivant en Italie, où vous entendez chanter une romance plaintive qui a pour refrain:

Pleurez, enfants mignons,

Les gentils lazzarons!

Pleurez, pleurez sans cesse

Les petits lazzarons,

Modèles de sagesse.



Vies des enfants célèbres de tous les temps et de tous les pays : Panthéon de la jeunesse

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