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VII
PROJETS DE FORTUNE.–PIÉTÉ FILIALE

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Table des matières

L’homme n’est heureux qu’autant qu’il désire; la possession amène la satiété, l’ennui, le spleen, la mort; l’homme comblé de biens est bien plus près du suicide que celui auquel la misère impose les plus dures privations. «Tu es bien heureux d’avoir faim», disait un grand seigneur à un mendiant qui lui demandait l’aumône; les sots trouvent ce mot atroce, moi je ne le trouve que juste: le mendiant avait cinq sens, et le grand seigneur n’en avait plus; à l’un l’avenir pouvait apporter mille jouissances; à l’autre, il ne pouvait apporter qu’ennui et dégoût.

Ce que je dis ici, je le pensais à dix-sept ans; il est vrai qu’alors j’avais bien joui de la vie. Déjà, depuis plus d’un an, Bertrand et moi connaissions toutes les joies de monde; nous étions saturés de voluptés, nos sens s’émoussaient. Bertrand devenait moins poltron à mesure que je me sentais moins d’audace et de résolution; la société nous conduisait au même point par des chemins opposés. Il est vrai que la fortune nous traitait en véritables enfants gâtés: on eût dit qu’elle semait tout exprès des dupes sous nos pas. Mais c’était toujours le même manège; c’était chaque jour quelques cartes à escamoter: une main légère à promener dans quelques poches afin de remplacer l’or sottement dissipé la veille; tout cela était d’une monotonie désespérante: il y avait de quoi donner des nausées.

Nous en étions là, lorsque j’appris que mon respectable père avait disparu après avoir réalisé ce qui lui restait de fortune. Jérôme-Brutus n’avait pas été plus heureux à l’armée d’Italie qu’à celle de Sambre-et-Meuse; ses souliers de carton avaient été fort mal reçus par le jeune général qui commençait alors son immortalité; et, sur l’avis de Bonaparte, le ministre refusa de payer les fournitures et fit arrêter le fournisseur. Jérôme comprit alors qu’il n’avait qu’un parti à prendre; il sentit qu’il fallait agir promptement, sans hésitation; en conséquence il acheta bien vite sa liberté, moyennant cent mille francs, car tout se vendait alors comme aujourd’hui; puis il fit argent des propriétés qui lui restaient, et il partit, laissant un passif de cinq cent mille francs, et un actif de zéro.

Tout cela s’était fait sans que j’en susse rien, par la raison toute simple que je n’avais pas jugé à propos de donner de mes nouvelles à Jérôme-Brutus depuis la métamorphose du mandat qu’il m’avait si généreusement envoyé. Je n’appris ces événements que par hasard.

–Parbleu! me dis-je, mon respectable père raisonne mieux que moi; il veut posséder afin d’être fort; la fortune est bien certainement la plus grande puissance du monde, et ce n’est pas être riche que de n’avoir à dissiper chaque jour que le produit de la veille, quel qu’en soit le chiffre.

Cette journée suffit pour me rendre toute mon énergie.

–Bertrand! m’écriai-je, nous vivons comme des sots!

–Tu crois, Robert? alors il faut convenir qu’il y a des sots qui ne vivent pas trop mal.

–Mais, mon ami, nous ne possédons rien.

–C’est-à-dire peu de chose, une dizaine de mille francs pour le moment, et puis des talents qui font que, lorsqu’il n’y en a plus, il y en a encore.

–A la bonne heure; mais tout cela neme suffit plus; il me faut de la puissance; j’ai soif de pouvoir, de domination. Je veux me régénérer, et toi?…...

–Mon Dieu, je ne demande pas mieux; est-ce que je n’ai pas l’habitude de vouloir tout ce que tu veux?…... Pourtant, il y a un proverbe qui dit: «A moitié bien, il faut s’y tenir.»

–Ton proverbe n’a pas le sens commun, et, d’ailleurs, je trouve que nous sommes excessivement mal.

–Eh bien! régénérons-nous. Mais, avant tout, fais-moi le plaisir de me dire comment on s’y prend pour cela. C’est que, vois-tu, je n’ai pas étudié, moi, et il y a une foule de choses que je ne comprends pas à demi-mot.

–D’abord, Bertrand, je me donnerai la satisfaction de te demander pourquoi nous n’avons pas un hôtel, des châteaux, des terres, des vassaux, et une foule d’autres choses qu’il serait trop long d’énumérer, et que nous ne connaissons que de nom.

–Tu me demandes cela?

–Oui.

–A moi, Bertrand?

–Parbleu! ce n’est pas au Grand-Turc que je m’adresse.

–Et que diable veux-tu que je te dise? C’est qu’apparemment ces choses-là ne se trouvent pas sous le pied d’un cheval, et qu’il serait fort difficile de les faire sortir d’un jeu de cartes.....

–Ne sommes-nous pas des hommes supérieurs?

–Je ne dis pas le contraire; il est certain que nous sommes passablement supérieurs.

–Eh bien! alors nous avons le droit incontestable de nous moquer des imbéciles.

–Et c’est un droit dont nous n’usons pas trop mal, il me semble.

–Nous n’en usons pas comme nous devrions le faire, puisque nous ne sommes que de misérables prolétaires. Voyons, Bertrand, ne serait-il pas très agréable d’entendre dire autour de soi:–Quel est donc ce monsieur, ce beau brun qui vient de passer dans sa calèche avec un si bel attelage?–C’est M. de Robert Macaire, un des plus riches propriétaires de France.–Et cet autre grand sec qui l’accompagne toujours?–C’est M. de Bertrand, son ami intime.–Diable! mais ce sont des gens comme il faut, des messieurs de fort bon air. Eh1e! je donnerais bien volontiers ma fille en mariage à l’un d’eux. et une foule d’autres choses capables de flatter l’amour-propre de personnes aussi distinguées que nous le sommes. Décidément, je veux un hôtel, des terres, des chevaux, tout le diable et son train. Et toi, Bertrand?

–Tu sais bien que je ne suis pas difficile, moi; des châteaux, des hôtels, tout cela me va comme à toi; j’aimerais mieux me condamner à être millionnaire toute ma vie, que de te contrarier pendant cinq minutes. La chose me plaît dès qu’elle te convient; il ne s’agit plus que de savoir où il se trouve une quantité d’espèces suffisantes, et de chercher les moyens de mettre la main dessus. Cent ou deux cent mille francs de rente! ça me paraît assez difficile à escamoter; il ne s’agit plus ici de faire sauter la coupe ou de mettre les as dans sa manche pour les en faire sortir en temps utile.

–Il ne s’agit, pour toi, que de bien suivre les instructions que je donnerai. Bertrand, tu as l’honneur de connaître mon respectable père?…... Je t’ai dit la belle fortune qu’il avait acquise à la sueur de son front?… Eh bien! mon ami, mon père est ruiné, proscrit. obligé de chercher un asile sur la terre étrangère. Ah! cela me brise le cœur!

–Quel malheur! un homme qui pourrait nous être si utile. après sa mort!… Tiens, Robert, j’en ai les larmes aux yeux.

–Eh! bien! cet homme qui a rendu tant de services à sa patrie, c’est le gouvernement qui l’a dépouillé; la fortune de Jérôme Macaire est passée presque tout entière dans le Trésor national. Mais la piété filiale est la vertu des grandes âmes, Bertrand! J’ai juré de venger l’auteur de mes jours. Ce qui est entré dans le Trésor national par la force physique en sortira par la force morale: le gouvernement a des baïonnettes qui lui tiennent lieu d’esprit, eh bien! il faut que nous ayions assez d’esprit pour vaincre les baïonnettes.

–Je commence à comprendre; c’est dans le Trésor national que nous trouverons les châteaux, les hôtels, les chevaux, les.

–La vie, Bertrand, la vie large et belle comme je la comprends maintenant, c’est à cette source que nous la puiserons.

–Puisons, mon ami, puisons! ordonne, commande, dispose de mon individu. Je ne puis répondre de ne pas trembler; mais je te promets d’agir comme si je n’avais pas peur; nous vaincrons les baïonnettes!…..

–J’aime ce noble enthousiasme, Bertrand. Écoute. Non seulement mon plan est dressé, mais il y a un commencement d’exécution, et notre juste cause semble être favorisée par le hasard. Le caissier principal se nomme N.; il est de Dijon, où réside toute sa famille, et où l’une de ses nièces vient de se marier; le sous-caissier est cloué dans son lit par une délicieuse fluxion de poitrine qui nous permet de ne pas nous occuper de lui; le garçon de bureau est un Picard des environs d’Amiens, qu’il est bon de connaître particulièrement. Il y a bien encore quelques employés placés dans une petite pièce voisine de la caisse, mais, à quatre heures précises, ils s’envolent comme des hirondelles, et ils auront disparu quand le moment d’agir sera venu. Suis bien mon raisonnement.

–Je suis tout oreilles.

–Demain, nous quittons Paris, nous partons, moi pour Dijon, toi pour Amiens. Nous prenons tous les renseignements nécessaires afin de pouvoir, au retour, nous présenter comme concitoyens, moi à l’un, toi à l’autre, et le reste ne sera pas difficile. Tandis que tu entraîneras le garçon de bureau au cabaret, que je ferai au caissier des discours à perte de vue, quatre heures sonneront, les employés prendront leur volée, et. le reste me regarde; seulement tu t’arrangeras de manière à me voir sortir et me rejoindre promptement, car il est probable que je porterai en ce moment une charge assez lourde, et nous aurons besoin d’avoir le pied léger.

–Et où irons-nous?

–Mon ami, avec un viatique comme celui qui garnira nos poches, on va où l’on veut.

–Oui, pourvu qu’il n’y ait pas de gendarmes là où l’on veut aller, et, malheureusement, il y a de ces animaux-là partout.

–Bertrand, voilà de ces propos pour lesquels je professe un souverain mépris. Ne saurez-vous donc jamais vous mettre à la hauteur des circonstances?

–Allons, ne te fâche pas. Tiens, voici qui est résolu: le gendarme me fait pitié. je le regarde comme peu, infiniment peu. d’autant plus que c’est un être sans délicatesse. incapable de comprendre la piété filiale d’un fils unique comme toi. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un gendarme? Un traîneur de sabre, une mécanique à menottes et à poucettes, une espèce de sauvage qui n’arrivera jamais à la hauteur de la civilisation moderne. nous aurons des passeports, n’est-ce pas?

–J’en aurai dix pour un, si je le veux, avant la fin du jour.

–Alors, je suis à tes ordres.

Le lendemain, nous sortions de Paris, Bertrand par le nord, moi par le midi, et tous deux sous les meilleures dispositions où puissent se trouver des prolétaires tourmentés du démon de l’aristocratie.

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