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I
MES CONFESSIONS

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Table des matières

Les biographes ont fait mille contes absurdes sur mon origine; les uns m’ont fait roturier, les autres noble, ceux-ci m’ont donné un palais pour berceau; ceux-là m’ont fait naître sur la paille humide d’un cachot. Enfin, l’on a dit et écrit là-dessus tout ce qu’il était possible de dire et d’écrire, excepté la vérité. Le fait est que j’appartiens à la plus puissante des aristocraties; car il est bien reconnu maintenant que les commerçants sont les maîtres du monde, et je suis né dans une arrière-boutique.

C’est à l’ombre d’un comptoir que j’ai grandi!…

En1780, année mémorable de mon entrée dans le monde, mon père, Jérôme Macaire, était un des estimables débitants de liquides, dont les boutiques garnissaient le port de Rouen, depuis la rue Grand-Pont, jusqu’à la rue du Bac. C’était un de ces petits industriels mettant un sou sur deux liards, en vue de l’avenir qu’ils choient toujours aux dépens du présent, ne voulant pas comprendre que, de même que le passé, l’avenir n’est qu’un mot; ne manquant pas d’adresse, toutefois; aimant fort à se faire justice lui-même, pour n’avoir pas à la payer aux gens qui la rendent, et afin d’éviter le contact des gens à robe noire, qu’il haïssait d’instinct, et aussi à cause de certaines peccadilles touchant le droit de propriété, pour lequel le brave homme n’avait pas toujours eu tout le respect désirable.

Ma mère, brave Normande de Bolbec, renchérissait encore sur la lésinerie du bonhomme.

On conçoit maintenant que mon enfance ne fut pas brillante: point de friandises, point de jouets, jamais d’argent! et avec cela un besoin incessant de mouvement, de nouveauté, de plaisir; des désirs beaucoup plus ardents que mon âge ne le comportait, et rien pour les satisfaire. Aussi, comme à dix ans mon jeune cerveau fermentait! Les privations m’avaient formé bien mieux que n’aurait pu le faire l’abondance de toutes choses; mon esprit, fertile en expédients, se raidissait sans cesse contre la mauvaise fortune de mes jeunes années. J’étais déjà doué de cette volonté puissante qui m’a fait vaincre tant d’obstacles dans ma vie; dans le cours de cette vie si agitée, si remplie, tant vantée par les uns, tant calomniée par les autres!

Un jour, à la foire de Saint-Romain (je n’avais pas encore dix ans), je venais d’admirer ces longues files de boutiques qui couvraient le Champ de Mars; j’avais passé plusieurs heures en contemplation devant une foule de jouets dont la vue me faisait monter le sang au visage et m’arrachait des larmes: c’étaient des fusils de bois rougi et de fer-blanc, d’admirables chevaux de carton, de superbes toupies d’Allemagne, puis d’énormes piles de pains d’épice, d’immenses corbeilles remplies de nourolles, de douyons, pâtisseries du pays que j’aimais tant!… Que sais-je! c’étaient pour moi les délices du monde entier réunies en ce lieu afin de me faire souffrir le supplice de Tantale. Le cœur me battait de manière à me briser la poitrine; j’avais des vertiges, et de grosses larmes, que je m’efforçais inutilement de retenir, roulaient sur mes joues, lorsque, tout à coup, une idée vint me traverser le cerveau.

Il y avait, dans l’arrière-boutique où couchaient mes excellents et très avares parents, une énorme armoire de noyer, meuble indispensable, et pièce capitale dans les petits ménages normands. C’était dans cette armoire que mon honoré père entassait ses épargnes; plusieurs fois, le soir, après avoir compté sa recette, et alors qu’il me croyait endormi sur le banc du comptoir, j’avais vu le bonhomme, à travers la porte vitrée, déposer quelques écus dans l’un des tiroirs de ce meuble, tiroir qu’il refermait avec soin, et dont il gardait la clef dans les profondeurs de l’une des poches de son immense gilet. Quant à la clef principale, celle qui ouvrait l’un des deux grands battants de l’armoire, c’était dans les poches de ma mère qu’elle faisait élection de domicile, et mon père ne manquait jamais de la lui remettre. Or, les poches de ma mère et le gilet de mon père gisaient fraternellement, pendant la nuit, sur le grand fauteuil de paille placé au pied de la couche nuptiale.

Notre maison, comme presque toutes celles du port, à cette époque, était fort petite et n’avait qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée; et c’était dans l’unique pièce dont se composait cet étage, où l’on arrivait par un escalier donnant dans l’arrière-boutique, c’était, dis-je, dans cette pièce que je couchais. Je pensai donc qu’il ne serait pas difficile, pendant la nuit, de prendre ces deux clefs, d’ouvrir le bienheureux tiroir, et de mettre la main sur quelques écus. Je me disais que mon père, ajoutant chaque jour quelques écus à ceux de la veille, et n’en sachant pas probablement le compte bien au juste, cela passerait inaperçu. Et que de bonnes choses il y avait pour moi dans un écu de six francs!

Je trouvai le reste du jour horriblement long; il me semblait que la nuit ne viendrait jamais. Enfin, dix heures sonnèrent à notre horloge de bois: c’était le signal ordinaire de la retraite. Mon père ferma la boutique, et l’on m’envoya coucher.

Comment peindre la situation d’esprit où je me trouvai pendant deux heures? Je me suis vu mille fois, depuis, dans des situations terribles, extraordinaires; souvent ma vie n’a tenu qu’à un fil que le moindre souffle pouvait briser; j’ai touché cent fois au moment de saisir des richesses immenses, et j’ai souvent possédé plusieurs millions: certes, il y a bien des émotions dans tout cela; eh bien! jamais je n’ai éprouvé une anxiété aussi vive, un tremblement convulsif pareil à celui qui agitait tout mon corps. Je m’étais mis au lit en attendant qu’il se fût écoulé un espace de temps suffisant pour que je pusse croire mes honorables parents entièrement livrés aux douceurs du sommeil. Quant à moi, j’étais bien sûr de ne pas m’endormir; mais j’espérais que le repos calmerait un peu l’agitation extraordinaire à laquelle j’étais en proie: il n’en fut rien. Lorsqu’une heure du matin sonna à la Vieille Tour, j’étais encore dans le même état. Cependant l’heure de mettre mon projet à exécution était arrivée; je me jette hors du lit, et je descends, pieds nus, retenant mon haleine, et n’avançant un pied que lorsque l’autre est bien affermi. J’arrive ainsi au rez-de-chaussée: là, le silence de la nuit n’est troublé que par les ronflements de mon père, circonstance qui, loin de m’être défavorable, semble devoir aider à l’exécution de mon projet. Mes deux pieds ayant touché le sol froid de l’arrière-boutique, je fais une halte afin de m’orienter, car le moindre choc de mon corps contre un meuble pouvait me perdre ou me mettre du moins dans une position très fâcheuse, en même temps qu’il m’eût privé du fruit de toutes les peines que je m’étais données jusqu’alors pour mener l’exécution à bonne fin. Tout est calme; mon père continue à ronfler: c’est vers le point d’où part ce bruit que je m’avance, comme, en campagne, un corps égaré marche au canon. Je suis bien près du lit, car j’entends la respiration de ma mère qui alterne avec le ronflement du bonhomme; je dois toucher au but. En effet, ma main étendue avec précaution, rencontre le grand fauteuil de paille, elle pénètre comme instinctivement, dans l’une des vastes poches de basin qui, depuis longues années, ceignent les reins de ce véritable modèle des bonnes ménagères… Je tiens la clef principale! Mon autre main plonge presque en même temps dans la poche droite du justaucorps de l’honorable Jérôme Macaire. Les deux clefs sont à moi! Mais il ne faut pas encore crier victoire: les plus grandes difficultés ne sont pas vaincues. J’arrive à l’armoire, la clef en a fait jouer la serrure, et mon père continue à ronfler; le tiroir, le bienheureux tiroir s’ouvre sans plus de difficulté. Mais quelque précaution que j’aie prise, je n’ai pu empêcher qu’une pile d’écus ne s’écroulât sur la menue monnaie… mon père ne ronfle plus… pourtant il ne dit rien: le silence le plus profond règne autour de moi. Immobile comme une statue, la main droite sur le trésor, tandis que, de l’autre, je cherche à comprimer les battements de mon cœur, devenus tellement violents que je commence à craindre qu’ils ne me trahissent, j’attends un moment favorable. Une heure s’écoule, et les ronflements ne se sont pas fait entendre de nouveau. Je ne puis attendre davantage; ma main s’ouvre, je saisis autant d’écus qu’elle en peut contenir. Le tiroir glisse pour se refermer; mais, ô terreur! une autre pile d’écus, deux fois ébranlée, s’écroule comme la première, et à ce son argentin succède un qui va là? qui faillit m’anéantir: j’aurais voulu être dans les entrailles de la terre.

–Qui va là? répéta mon père.

L’excès du danger ranime mes forces, en même temps qu’il ravive mon imagination. A peine une seconde interpellation est-elle prononcée, que, sans hésiter, je m’élance dans l’escalier: arriver dans ma chambre, ouvrir la fenêtre, briser un carreau, jeter mes écus sous mon traversin, tout cela fut fait en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Je me mis alors à crier au voleur de toute la force de mes poumons.

Mon père me suivait de près: il arrive.

–Où est-il? Où est-il le voleur? s’écrie-t-il.

–Ah! mon Dieu, il doit être bien loin s’il ne s’est pas cassé les jambes en tombant sur le pavé, car il a sauté par la fenêtre.

Jérôme avance, regarde sur le quai… personne. Ma mère arrive à son tour, invoquant tous les saints du paradis.

–Tu ne l’as donc pas vu entrer? me dit mon père.

–Je ne me suis éveillé qu’au moment où il grimpait sur l’appui de la fenêtre pour s’élancer dehors.

–Ah! bonne Sainte Vierge! exclamait ma mère, je savais bien qu’il nous arriverait malheur; j’avais rêvé de potence… Mais tu dors donc comme une marmotte, Robert? Le scélérat a cassé un carreau, et tu ne l’as pas entendu?… Mais aussi, Jérôme, c’est ta faute; il y a plus d’un an que j’ai dit qu’il fallait faire mettre un volet à cette fenêtre.

–Taisez-vous, femme!..... Voilà bien les femelles: elles ne savent que crier, et elles ont toujours deviné le mal quand il est arrivé… Mordieu! allumez une chandelle, que l’on sache à quoi s’en tenir.

Ma mère descendit pour obéir, nous la suivîmes, mon père et moi.

–L’armoire ouverte! s’écria Jérôme.

–Ah! grande Sainte Notre-Dame de Bon-Secours! fit ma mère en tombant à genoux; du pauvre argent si bien gagné!

Je regardais mon père: ses traits étaient bouleversés. Il s’avança vers l’armoire de l’air d’un patient que l’on mène au supplice.

–Ce sont nos clefs, dit-il, nos propres clefs!..... Il paraît que le brigand connaissait les êtres de la maison.

A ces mots, tous ses muscles se contractèrent si horriblement, il parut être en proie à une douleur tellement violente, que j’éprouvai une espèce de repentir; mais lorsqu’il eut ouvert le tiroir, la crise sembla se calmer.

–Le coquin a pris sans compter, dit-il, mais il n’a pas eu le temps d’emplir ses poches.

Il se mit alors à compter son trésor, et trouva qu’il n’y manquait que huit écus de six francs; ainsi j’étais possesseur de deux louis, chose que j’avais ignorée jusque-là; car, comme le disait mon honoré père, j’avais pris sans compter. Deux louis, quelle fortune!

–Va te coucher, Robert, me dit ma mère qui s’était relevée; heureusement il ne fait pas froid, et le jour va bientôt venir; on fera mettre le carreau demain.

–Ça fera quarante-huit livres dix sous, interrompit mon père; que de pots de cidre il faudra vendre pour rattraper ça!

Je me hâtai d’obéir, et j’allai, bien joyeux, me remettre au lit. Mais, malgré les fatigues, les émotions de cette nuit, il me fut impossible de dormir un seul instant; mon imagination s’exaltait à la pensée du beau jour qui allait luire pour moi; je me repaissais mentalement de toutes les choses délicieuses que je devais posséder dans quelques heures, et j’attendais, avec l’impatience la plus vive, l’heure à laquelle je me levais ordinairement.

Il vint enfin, ce moment tant désiré!

Je suis habillé, j’ai fait mes prières en famille, la boutique est ouverte. Une heure après, mon déjeuner est préparé: c’est, comme d’habitude, un morceau de pain revêtu d’une légère couche de beurre salé; je m’en empare bien vite, et me voilà parti pour l’école, en apparence, mais, en réalité, pour la foire Saint-Romain, où j’allais me dédommager si amplement de toutes les privations que j’avais endurées.

Quelque chose me manquait cependant: c’était de pouvoir communiquer à quelqu’un le plaisir que j’éprouvais; je sentais que le partage devait le rendre plus vif.

Comme si mon bonheur eût dû être complet ce jour-là, j’avais à peine fait le tiers du chemin, lorsque je rencontrai mon camarade d’école, Bertrand, qui faisait route en grignotant tristement son pain sec. Il ne me fut pas difficile de le décider à m’accompagner, et Dieu sait quels yeux il ouvrit à l’aspect de mon petit trésor, que je lui montrai.

–Huit gros écus! s’écria-t-il, où as-tu donc trouvé tant d’argent?

–Je te dirai ça une autre fois; ne parle de rien, et nous allons partager: quatre à toi, quatre à moi. Jette ton pain sec, nous allons joliment déjeuner.

Je ne ferai pas l’énumération de toutes les délicieuses choses qui trouvèrent place dans nos estomacs; un de mes écus y passa. Nous n’avions jamais bu de vin; Bertrand voulut savoir quel goût cela avait, et nous voilà hardiment attablés dans une auberge, humectant avec du bordeaux les innombrables petits gâteaux que nous avions engloutis. Hélas! ce fut ce qui nous perdit; j’avais conservé ma raison, mais Bertrand pouvait à peine se soutenir lorsqu’il rentra chez lui; en le déshabillant, on trouva ses poches garnies de pain d’épice, de bonbons, et, pour comble de malheur, on y trouva en outre trois écus de six francs et les débris du quatrième.

On voulut savoir d’où venait tout cela, et le malheureux prononça mon nom!

Aussitôt, visite du père Bertrand à Jérôme Macaire: explications, exclamations; j’entendis l’orage gronder de ma chambre où je m’étais retiré tout d’abord.

–Ah! le bandit! Ah! le coquin! criait mon père; il faut que je lui casse bras et jambes! Être si rusé à cet âge-là! Ah! vaurien, je te conduirai moi-même à la potence!… Robert! Robert! viens ici, pendard!

Je crois l’avoir déjà dit, l’excès du danger, loin de me troubler l’esprit, produit sur moi un effet tout contraire, ma pensée devient plus prompte, mes idées plus nettes. J’entrevis sur-le-champ qu’il ne me servirait à rien de nier; mais je compris en même temps que le résultat serait le même, soit que j’eusse dépensé toute la somme, soit que j’en rendisse une partie; en conséquence je me hâtai de glisser dans mes bas les trois écus qui me restaient; puis, la tête baissée, l’air contrit et les larmes aux yeux, je descendis lentement.

La correction fut d’abord vigoureuse: maître Jérôme, armé d’un bâton, tomba sur moi à bras raccourci, et il m’eût bien certainement cassé les membres, si on l’avait laissé faire; mais ma mère et le père Bertrand, voyant son état d’exaspération, se jetèrent au-devant de lui et parvinrent à le désarmer. Alors, on me fouille, on m’accable de questions; je soutiens hardiment qu’il ne me reste rien de l’argent dont je m’étais emparé.

–Tu sortiras d’ici, coquin! criait mon père, je ne veux pas de voleur dans ma maison.

–Quand vous voudrez, mon cher père, répondis-je d’un air résolu, et fasse le ciel que ce soit aujourd’hui plutôt que demain; du pain sec et des coups de bâton ne sont pas choses si regrettables; quoi qu’il arrive, je ne perdrai pas au change.

–Ah! Sainte Vierge Marie! s’écria ma mère, est-il bien possible que je t’entende parler comme ça, Robert?

–Ah! bandit, c’est ainsi que tu le prends. Eh bien! suis-moi à l’instant; mon ami Gerbois, capitaine de la Belle-Thérèse, te mettra à la raison à coups de garcette: dès ce soir, tu coucheras à son bord, et, dans trois jours, tu partiras pour Saint-Domingue. Allons vite, qu’on lui fasse son paquet: trois chemises et un bonnet de laine. Dépêchons!…

Ma mère pleurait à chaudes larmes en faisant ce somptueux trousseau. Quant à moi, j’avais séché mes pleurs; j’entrevoyais un immense avenir se déroulant devant moi; j’allais changer de vie, voir du pays, et je sauvais mes trois écus de six francs! Loin de me plaindre, j’aurais remercié la Providence si j’eusse pensé qu’elle fût pour quelque chose dans tout cela.

Mémoires de Robert-Macaire

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