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PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

Table des matières

Dans une des plus modestes chambres d’un hôtel garni situé près du Palais-Royal, gisait, sur un lit de fort maigre apparence, un homme qu’une longue et grave maladie avait presque réduit à l’état de squelette; cependant on pouvait voir encore qu’il avait été fortement constitué: son front ridé, large et proéminent, ses yeux noirs, dont le mal n’avait pu éteindre le feu, la mobilité des traits de son visage, tout en lui annonçait une intelligence peu commune.

On ne savait pas au juste qui était cet homme, connu seulement du maître de la maison sous le nom du chevalier de Macaire. Néanmoins on disait dans le quartier qu’il avait été l’un des grands de la terre; on prétendait qu’il avait possédé des millions; certaines gens assuraient l’avoir vu autrefois parcourir Paris dans un équipage resplendissant; d’autres disaient qu’il avait été ministre, ambassadeur; d’autres encore prétendaient que ce n’était autre chose qu’un agent de change ruiné; mais cette dernière opinion n’avait pas beaucoup de partisans. Qu’un agent de change ruine les gens, objectaient les fortes têtes du commérage, à la bonne heure; mais se ruiner lui-même, cela est impossible: le temps lui manquerait.

–Quoi qu’il en soit, disait M. Dumont, propriétaire de l’hôtel, personne ici n’a encore vu la couleur de son argent. Dans les premiers temps, il ne nous parlait que de ses terres, de ses châteaux; puis il nous parla de ses procès, qu’il devait toujours gagner la semaine suivante; puis enfin il s’avisa de tomber malade, et je crains bien que nous n’en soyons encore pour les frais d’enterrement, par-dessus le marché; car ce grand monsieur sec et blême, son ami intime, qui vient le voir, ne m’a pas l’air d’être beaucoup mieux dans ses affaires.

–Monsieur, dit en ce moment un jeune homme qui venait d’entrer, le malade du no25vous demande.

–Ah! diable! s’il pouvait avoir reçu de l’argent.

Et voilà M. Dumont s’élançant dans l’escalier et franchissant les marches quatre à quatre, jusqu’au quatrième où était situé le no25. Il entre, s’approche du lit où gît le moribond.

–Hé bien! mon cher monsieur, comment cela va-t-il? Avons-nous enfin de bonnes nouvelles?

–Je vais vous en apprendre une qui ne vous affligera pas beaucoup, répondit le malade; c’est que je vais quitter votre maison,

–Ah! Ah!..... est-ce que nous aurions gagné ces fameux procès?…

–Pas précisément; mais, en revanche, ma gastrite est sur le point de gagner le sien; je ne crois pas avoir vingt-quatre heures à vivre.

Le visage de M. Dumont s’allongea considérablement; il fut pendant plusieurs secondes sans pouvoir parler; puis il marmotta entre ses dents:

–Quand je disais que nous en serions encore pour les frais d’enterrement.

–En conséquence, continua le malade, je voulais vous prier de faire venir un notaire, afin que je fasse mon testament. cela n’est pas sans intérêt pour vous, monsieur Dumont.

Ces dernières paroles produisirent un merveilleux effet sur le maître de l’hôtel; son front se dérida; il balbutia quelques lieux communs de condoléance, et sortit précipitamment pour accomplir la mission dont il était chargé. Lorsqu’il revint, accompagné du notaire, un homme grand, pâle et maigre, était au chevet du malade.

–Tu es arrivé à temps, mon ami, disait ce dernier, pour être témoin de l’acte le plus important de ma vie; je vais faire mon testament.

L’autre fit un mouvement de surprise, dont le moribond ne parut pas s’apercevoir, et faisant tous ses efforts pour se tourner vers le notaire, prêt à écrire sous sa dictée, il dit:

«Je lègue mon âme à Dieu, et je le prie, en cas de métempsycose, de lui choisir un logement aussi solide que celui qu’elle va bientôt quitter cette lame de première trempe étant capable d’user plus d’un fourreau.

Je donne mon crâne aux phrénologistes, persuadé que ces messieurs ne manqueront pas d’y trouver les protubérances de toutes les vertus positives et négatives.

Intimement convaincu que notre code pénal est éminemment absurde, contraire à la liberté individuelle et aux progrès de l’industrie, je lègue vingt mille francs à l’auteur du meilleur projet de réforme de cette œuvre inepte et attentatoire aux droits de l’homme.

Je lègue à l’Académie des sciences une somme de trois mille francs, destinée à être donnée en prix à l’auteur du meilleur Mémoire sur cette question: De l’influence de l’estomac sur la moralité des hommes en général, et les grandes destinées de quelques-un; c’est là une haute question de physiologie trop négligée jus-qu’ici. Les moralistes qui s’occupent tant du cœur de l’homme, ne s’occupent pas assez de son estomac; et, cependant, il est certain que les actions les plus grandes, comme les plus monstrueuses, sont dues bien plus à l’estomac qu’au cœur; donc, il serait bon, avant de vouloir réformer le monde, de savoir s’il est possible de réformer l’estomac.

Les bureaux de charité étant une excellente insti-tution, destinée à engraisser quelques riches aux dépens d’un grand nombre de pauvres, je donne aux administrateurs de ces utiles établissements, je leur donne, dis-je, en toute propriété… le conseil de marcher sur mes traces avec un peu moins d’ardeur qu’ils ne le font.

Quant aux pauvres, les biens de ce monde ne pouvant que leur être funestes, accoutumés qu’ils sont à se passer de tout, je leur donne. ma bénédiction.

Toi, Bertrand, mon vieil ami, toi, dont la fidélité et le désintéressement me sont bien connus, je te fais mon légataire universel et mon exécuteur testamentaire. En conséquence, tu paieras mes dettes, et tu délivreras les legs que le monde avait le droit d’attendre de ma philanthropie.

Quant à vous, monsieur le notaire, en témoignage de mon estime particulière, et de celle que je professe en général pour tout fonctionnaire public, je vous lègue l’honneur d’attacher votre nom au testament de Robert Macaire!!!»

A ces mots, il se fit parmi les assistants une sorte de mouvement qu’il serait impossible de décrire: le maître de la maison fit un bond en arrière comme s’il eût marché sur un serpent; le médecin, qui était arrivé depuis quelques instants, se leva subitement pour contempler cet homme fameux, comme s’il eût dû trouver sur sa physionomie quelque chose de surnaturel; la plume avait échappé aux mains du notaire. Pour Bertrand (car cet homme sec et blême, dont il a été parlé plus haut, n’était autre que Bertrand lui-même), il se contenta de répondre tranquillement, et comme un homme façonné depuis longtemps à l’obéissance passive:

–Je payerai. Il faudra bien que je paie, puisque tu le veux. Cependant.

–Assez, Bertrand! c’en est assez! je dirai même que le cependant est de trop. Depuis quand, s’il vous plaît, les remontrances vous sont-elles permises?… Venez-vous ici me donner le coup de pied de l’âne?… Bertrand, vous êtes un sot!…

–Dame! c’est possible; et puisque c’est ton avis.

Homme pusillanime! je parle, et tu doutes!.... Tiens donc, ajouta le moribond en lui présentant un rouleau de papiers qu’il venait de tirer de dessous son oreiller, voici de quoi payer mes dettes et les tiennes, et il t’en restera encore quelque chose.

–Des billets de banque?…

–Mieux que cela, Bertrand; c’est le manuscrit de mes Mémoires. Si l’on payait cela convenablement, tu serais millionnaire demain. Mais il faudra bien te tenir, car j’ai fait école, et ces diables d’éditeurs ne sont pas les gens qui ont le moins bien profité de mes leçons; ils sont forts, Bertrand, très forts; je t’en préviens… Cependant, si.

Ici la voix du malade faiblit, de telle sorte qu’il lui fut impossible de se faire entendre. Sur un signe du docteur tout le monde se retira.

Huit jours plus tard, l’exécuteur testamentaire avait rempli la moitié de son mandat: six copies des Mémoires de Robert Macaire avaient été vendues à des libraires différents, alors que le manuscrit original était déjà entre les mains des imprimeurs, et Bertrand avait disparu.

Cependant les créanciers de Robert Macaire n’ont pas perdu tout espoir; ils savent que ce personnage est accoutumé à revenir de loin, et ils attendent patiemment, ne pouvant faire mieux.

Mémoires de Robert-Macaire

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