Читать книгу Mémoires de Robert-Macaire - Louis-François Raban - Страница 7
IV
COMMENT FINIT L’AMOUR
ОглавлениеL’orage révolutionnaire grondait depuis plusieurs années, mais on ne s’en était presque pas aperçu au presbytère; le curé était trop aimé de ses ouailles pour qu’on voulût lui causer quelque chagrin. Ainsi le village s’était constitué en commune; on avait nommé des conseillers municipaux, le drapeau tricolore flottait sur le haut du clocher; mais l’église était toujours ouverte et le pasteur n’avait pas cessé d’y célébrer l’office divin. Seulement les paysans étaient devenus moins dévots; il n’était plus question de dîmes; de sorte que les revenus de la cure se trouvaient réduits à fort peu de chose; mais Marie était une excellente ménagère, et Augustine la secondait de son mieux. Quant à moi, mon oncle attendait que la tranquillité fût rétablie pour me mettre au séminaire, et, de mon côté, je faisais des vœux bien sincères pour que cela n’arrivât jamais.
J’avais près de quinze ans: Augustine avait six mois de plus que moi. Nous ne nous quittions pas; mais on était si accoutumé à nous voir ensemble, que notre intimité n’éveillait les soupçons de personne, et, peut-être, ne nous rendions-nous pas, à nous-mêmes, un compte bien exact du sentiment que nous éprouvions l’un pour l’autre. De tout cela il arriva ce qui devait naturellement arriver, c’est-à-dire que nous finîmes par trouver trop courts les jours que nous passions ensemble, et que nous y ajoutâmes les nuits. Plusieurs mois s’écoulèrent encore. Quels furent à la fois notre douleur et notre effroi, lorsque Augustine, remarquant que son corset devenait chaque jour plus étroit, me fit part de cette découverte. La pauvre petite pleurait, sanglotait, se frappait le visage; j’essayai vainement de la consoler en lui disant qu’il pouvait s’écouler encore quelque temps sans que sa mère s’aperçût de son état, et que nous pourrions en profiter pour arranger tout cela; elle me déclara qu’elle était résolue à ne pas sortir de sa chambre.
–Eh bien! lui dis-je, nous nous marierons, et il n’y aura plus rien à dire.
–Ah! Robert! mon ange bien-aimé!…
Et voilà, comme de coutume, ses jolis bras arrondis sur mes épaules, son cœur contre mon cœur, et sa bouche sur la mienne. Pour l’empire du monde, je n’aurais pas reculé devant l’accomplissement de la promesse que je venais de faire. Je me rendis donc aussitôt près du pasteur.
–Mon cher oncle, lui dis-je, Augustine doit être ma femme; je viens vous prier de nous marier tout de suite.
Quand la foudre serait tombée aux pieds du bon curé, elle ne lui eût pas causé un saisissement plus grand que celui qu’il éprouva en entendant ces paroles.
–As-tu perdu l’esprit, Robert? me répondit-il après quelques instants. Tu n’as pas quinze ans!… Allons, c’est un enfantillage.
–Non, mon cher oncle, cela est plus sérieux que vous ne le pensez… je ne sais comment vous dire cela; mais Augustine… je ne sais en vérité comment cela s’est fait… elle est. enfin, il faut qu’elle soit ma femme.
–Mon Dieu! mon Dieu! s’écria le pasteur en levant les mains au ciel, il faut que je vous aie bien offensé puisque vous me punissez si cruellement!...
–Mais non, mon bon oncle, vous ne serez pas puni: nous vous aimerons toujours, nous serons toujours vos enfants. Je n’irai pas au séminaire, il est vrai; mais il n’y aura pas grand mal, puisqu’ils sont tous fermés.
–Laisse-moi seul, mon garçon; je ne me suis pas trompé, il y a du bon en toi; mais tu portes le germe de passions ardentes… Va, Robert, va, mon ami, j’ai besoin de me recueillir.
Et il ne se trompait pas, le digne homme! Oui, il y avait du bon en moi; et je puis le dire, maintenant que je me suis souillé au contact du monde; maintenant que cette horrible épidémie, l’égoïsme, m’a frappé au cœur… Hélas! il m’a fallu, depuis, apprendre à hurler avec les loups, et si j’ai hurlé plus fort que les autres, c’est que je valais mieux qu’eux; c’est que j’étais toujours supérieur à cette tourbe qui m’environnait.
Deux heures s’écoulèrent, pendant lesquelles, probablement, mon oncle et sa gouvernante se concertèrent; car au moment même où le digne pasteur m’appelait, Marie parut conduisant sa nièce les yeux baissés et le visage baigné de larmes.
–Mes enfants, dit le pasteur, je ne vous ferai pas de reproches: reproches et remontrances viendraient trop tard; vous serez mariés cette nuit même, car, demain, peut-être, il ne serait plus temps de le vouloir; demain je puis être obligé d’opter entre le serment à prêter à la constitution et l’exil. Paturin et mon vieil ami le notaire, seront vos témoins; nous tiendrons votre mariage secret, afin d’éviter le scandale qui pourrait en résulter, et, demain, Augustine partira pour Rouen, où elle restera chez un de ses parents, avec lequel je prendrai des arrangements jusqu’à ce que tu te sois fait un état, toi, Robert, et que quelques années t’aient permis d’acquérir l’expérience qui te manque.
–Nous séparer si tôt! mais c’est de la cruauté. De grâce, mon bon oncle.
–Il le faut, mon ami, ce n’est qu’à cette condition que je consens à votre union.
Augustine ne dit rien; elle fondait en larmes. Il fallut bien se résigner. A minuit, nous étions mariés; une heure après, chacun de nous était dans sa chambre, et Marie avait placé son lit près de celui de sa nièce. La mesure était un peu tardive, et il serait difficile de comprendre quels avantages la bonne femme pouvait en attendre; mais Marie était entêtée et il me fut impossible de la faire changer de résolution à cet égard.
Cependant la révolution avait changé la face des affaires de ma famille; Jérôme Macaire, voyant que les biens nationaux se vendaient la centième partie de leur valeur, s’était d’abord décidé à troquer les écus renfermés dans son grand tiroir contre l’une des plus belles terres des environs de Rouen; le château ne rapportant rien, il le fit abattre et vendit les matériaux dont il tira le double de ce que le domaine entier lui avait coûté. Le début était encourageant, et mon honoré père prit goût à la chose. Contre l’avis de ma mère, la boutique fut vendue.
–Jérôme, disait la bonne femme, tu as tort de faire fi du métier qui nous a nourris.
–Oui da! il y a longtemps que je l’aurais quitté si j’avais su en faire un meilleur. Faudrait-il pas servir à boire aux matelots du port avec trois ou quatre gros domaines dans les poches?
–Là, là, qui vivra verra; j’ai dans l’idée que ça ne durera pas longtemps.
–Raison de plus pour se dépêcher d’en profiter.
–Eh! on ne sait pas ce qui peut arriver.
–Mais, à voir la tournure que ça prend, le pis qui puisse nous arriver, c’est d’avoir bientôt vingt ou trente bonnes mille livres de rente.
–Tu as tort de te monter la tête là-dessus.
––Allons, femme, taisez-vous! Ecouter le caquet de ces femelles, c’est le moyen de ne rien faire qui vaille.
Ma mère n’avait pas tout à fait tort; ce n’était pas sans courir de grands risques que l’on achetait alors des biens nationaux dans cette province; plus d’une balle avait étendu de nouveaux propriétaires au milieu des propriétés si facilement acquises; et, dans certaines localités, les habitants s’opposaient ouvertement à la prise de possession; mais Jérôme Macaire n’était pas homme à se laisser intimider quand il s’agissait de gagner de l’argent. Menaces et coups de fusil n’y purent rien; il achetait les châteaux pour les démolir, les bois pour les abattre, les églises pour en faire des magasins à fourrage; et il y allait de si grand cœur, ses capitaux se multipliaient avec une si prodigieuse rapidité, qu’en moins de deux ans, il se vit possesseur de plus d’un million.
Revenons au presbytère.
Il était dix heures du matin; nous étions mariés depuis minuit. Quelles tristes noces! Réunis tous quatre à table, nous déjeunions tristement; les préparatifs du départ d’Augustine étaient déjà faits, et, de temps en temps, la pauvre petite levait sur moi ses grands yeux noirs pleins de larmes. De mon côté, je roulais mille projets dans ma tête. Il me fallait un état, donc je ne pouvais pas rester au presbytère; j’allais jusqu’à un certain point devenir mon maître, et alors qui m’empêcherait de rejoindre Augustine? Je me sentais plein de force et de volonté: l’avenir était à moi.
En ce moment, on frappa à la porte extérieure; Marie courut l’ouvrir, et nous vîmes entrer un homme botté, éperonné, la cocarde au chapeau, ayant cet air important que donne à un pauvre diable une fortune inattendue: c’était mon père qui venait de mettre pied à terre. Le curé parut surpris, mais non contrarié de cette visite.
–Soyez le bien venu, mon cher frère, dit-il, vous arrivez fort à propos, car je me disposais à vous donner de mes nouvelles aujourd’hui même.
–Ah! ah! vous vous serez attiré quelque mauvaise affaire; mais pourquoi, diable, vouloir tenir boutique ouverte et cloche au vent quand le peuple souverain a besoin de gros sous et de canons?… Dites-moi un peu de quoi il retourne, et nous tâcherons d’arranger ça. Mais, si j’ai un conseil à vous donner, citoyen curé, c’est de marcher droit au vis-à-vis des affaires du gouvernement de la République une et indivisible.
A ces mots, le bon pasteur ouvrit de grands yeux et regarda attentivement mon père, comme pour s’assurer que c’était bien Jérôme Macaire, son beau-frère, qui lui tenait ce langage. Cependant, fort de sa conscience et de ses bonnes intentions, il ne voulut rien cacher à Jérôme, et il lui raconta naïvement comment il s’était trouvé dans la nécessité de m’unir à Augustine.
–Qu’est-ce que c’est que ces bamboches-là? s’écria le millionnaire de fraîche date. Eh bien! Voilà du propre! Est-ce que vous vous imaginez que je suis un gas à avaler le goujon sans faire la grimace? Un pigeon à me laisser plumer sans crier?… Savez-vous, citoyen curé, que j’en ai vu accrocher plus d’un à la lanterne, qui n’en avait pas tant fait? Bien m’en prend, à ce qu’il paraît, d’avoir le bras long, aujourd’hui.
–Monsieur. mon cher frère.
–Je ne suis pas votre frère. je ne suis pas monsieur. je suis le citoyen Jérôme-Brutus Macaire, propriétaire, et fournisseur des armées de la République. Ah! vous vous avisez de marier les enfants sans la permission de leur père!... Heureusement, ce mariage-là est nul, et nous le ferons bien voir quand il en sera temps. En attendant, j’emmène Robert, dont je ne veux faire ni un cagot, ni le mari d’une péronnelle qui s’imagine qu’il n’y a qu’à faire des enfants pour devenir la bru d’un fournisseur de la République.
Nous étions tous indignés de ce langage: le curé, pâle et tremblant, levait les mains au ciel; Marie, de désespoir, s’arrachait les cheveux; et, Augustine, fondant en larmes, se cachait le visage dans ses deux mains. Pour moi, la colère m’animait, je me sentais le visage brûlant; mais un mot de mon père nous détermina tous à lui obéir. S’apercevant de la disposition des esprits, il s’écria: 1
–Citoyen curé, je te préviens que, si je trouve ici, la moindre opposition à mes volontés, tu seras, demain, dans les prisons du chef-lieu, où tu ne moisiras pas, et, qu’avant un mois, il ne restera pas pierre sur pierre de ta bicoque et de ton église.
–Que la volonté de Dieu soit faite! dit mon bon oncle.
Je m’approchai d’Augustine que je m’efforçai de consoler en lui promettant de la revoir bientôt; puis, me soumettant à la nécessité, je déclarai à mon père que j’étais prêt à le suivre. Dix minutes après, j’étais en croupe derrière lui, et, déjà, nous avions perdu de vue le clocher du village.