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XI – Scénario
ОглавлениеHonoré est assis dans sa chambre. Il se lève et se regarde dans la glace:
SA CRAVATE — Voici bien des fois que tu charges de langueur et que tu amollis rêveusement mon noeud expressif et un peu défait. Tu es donc amoureux, cher ami; mais pourquoi es-tu triste?…
SA PLUME — Oui, pourquoi es-tu triste? Depuis une semaine tu me surmènes mon maître, et pourtant j’ai bien changé de genre de vie! Moi qui semblais promise à des tâches plus glorieuses, je crois que je n’écrirai plus que des billets doux, si j’en juge par ce papier à lettres que tu viens de me faire faire. Mais ces billets doux seront tristes, comme me le présagent les désespoirs nerveux dans lesquels tu me saisis et me reposes tout à coup. Tu es amoureux, mon ami, mais pourquoi es-tu triste?
DES ROSES, DES ORCHIDÉES, DES HORTENSIAS, DES CHEVEUX DE VÉNUS, DES ANCOLIES, qui remplissent la chambre. — Tu nous as toujours aimées, mais jamais tu ne nous appelas autant à la fois à te charmer par nos poses fières et mièvres, notre geste éloquent et la voix touchante de nos parfums. Certes, nous te présentons les grâces fraîches de la bien-aimée. Tu es amoureux, mais pourquoi es-tu triste?…
DES LIVRES. — Nous fûmes toujours tes prudents conseillers, toujours interrogés, toujours inécoutés.
Mais si nous ne t’avons pas fait agir, nous t’avons fait comprendre, tu as couru tout de même à la défaite; mais au moins tu ne t’es pas battu dans l’ombre et comme dans un cauchemar: ne nous relègue pas à l’écart comme de vieux précepteurs dont on ne veut plus. Tu nous as tenus dans tes mains enfantines. Tes yeux encore purs s’étonnèrent en nous contemplant. Si tu ne nous aimes pas pour nous-mêmes, aimenous pour tout ce que nous te rappelons de toi, de tout ce que tu as été, de tout ce que tu aurais pu être, et avoir pu l’être n’est-ce pas un peu, tandis que tu y songeais, l’avoir été?
Viens écouter notre voix familière et sermonneuse; nous ne te dirons pas pourquoi tu es amoureux, mais nous te dirons pourquoi tu es triste, et si notre enfant se désespère et pleure, nous lui raconterons des histoires, nous le bercerons comme autrefois quand la voix de sa mère prêtait à nos paroles sa douce autorité, devant le feu qui flambait de toutes ses étincelles, de tous tes espoirs et de tous tes rêves.
HONORÉ. — je suis amoureux d’elle et je crois que je serai aimé. Mais mon coeur me dit que moi qui fus si changeant, je serai toujours amoureux d’elle, et ma bonne fée sait que je n’en serai aimé qu’un mois. Voilà pourquoi, avant d’entrer dans le paradis de ces joies brèves, je m’arrête sur le seuil pour essuyer mes yeux.
SA BONNE FÉE. — Cher ami, je viens du Ciel t’apporter ta grâce, et ton bonheur dépendra de toi. Si, pendant un mois, au risque de gâter par tant d’artifices les joies que tu te promettais des débuts de cet amour, tu dédaignes celle que tu aimes, si tu sais pratiquer la coquetterie et affecter l’indifférence, ne pas venir au rendez-vous que vous prendrez et détourner tes lèvres de sa poitrine qu’elle te tendra comme une gerbe de roses, votre amour fidèle et partagé s’édifiera pour l’éternité sur l’incorruptible base de ta patience.
HONORÉ, sautant de joie. — Ma bonne fée, je t’adore et je t’obéirai.
LA PETITE PENDULE DE SAXE. — Ton amie est inexacte, mon aiguille a déjà dépassé la minute où tu la rêvais depuis si longtemps et où la bien-aimée devait venir. Je crains bien de rythmer encore longtemps de mon tic-tac monotone ta mélancolique et voluptueuse attente; tout en sachant le temps, je ne comprends rien à la vie, les heures tristes prennent la place des minutes joyeuses, se confondent en moi comme des abeilles dans une ruche…
La sonnette retentit; un domestique va ouvrir la porte.
LA BONNE FÉE. — Songe à m’obéir et que L’éternité de ton amour en dépend.
La pendule bat fiévreusement, les parfums des roses s’inquiètent et les orchidées tourmentées se penchent anxieusement vers Honoré; une a l’air méchant. Sa plume inerte le considère avec la tristesse de ne pouvoir bouger. Les livres n’interrompent point leur grave murmure. Tout lui dit: Obéis à la fée et songe que l’éternité de ton amour en dépend…
HONORÉ, sans hésiter. — Mais j’obéirai. Comment pouvez-vous douter de moi?
La bien-aimée entre; les roses, les orchidées, les cheveux de Vénus, la plume et le papier, la pendule de Saxe, Honoré haletant vibrent comme une harmonie d’elle, Honoré se précipite sur sa biche en s’écriant: «Je t’aime!…»
ÉPILOGUE. — Ce fut comme s’il avait soufflé sur la flamme du désir de la bien-aimée. Feignant d’être choquée de l’inconvenance de ce procédé, elle s’enfuit et il ne la revit jamais que le torturant d’un regard indifférent et sévère…