Читать книгу Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust, Marcel Proust - Страница 31

XIV – Personnages de la Comédie mondaine

Оглавление

De même que dans les comédies Scaramouche est toujours vantard et Arlequin toujours balourd, que la conduite de Pasquino n’est qu’intrigue, celle de Pantalon qu’avarice et que crédulité; de même la société a décrété que Guido est spirituel mais perfide, et n’hésiterait pas pour faire un bon mot à sacrifier un ami; que Girolamo capitalise, sous les dehors d’une rude franchise, des trésors de sensibilité; que Castruccio, dont on peut flétrir les vices, est l’ami le plus sûr et le fils le plus délicat; qu’Iago, malgré dix beaux livres, n’est qu’un amateur, tandis que quelques mauvais articles de journaux ont aussitôt sacré Ercole un écrivain; que Cesare doit tenir à la police, être reporter ou espion.

Cardenio est snob et Pippo n’est qu’un faux bonhomme, malgré ses protestations d’amitié. Quant à Fortunata, c’est chose à jamais convenue, elle est bonne. La rondeur de son embonpoint garantit assez la bienveillance de son caractère: comment une si grosse dame serait-elle une méchante personne?

Chacun d’ailleurs, déjà très différent par nature du caractère que la société a été chercher dans le magasin général de ses costumes et caractères, et lui a prêté une fois pour toutes, s’en écarte d’autant plus que la conception a priori de ses qualités, en lui ouvrant un large crédit de défauts inverses, crée à son profit une sorte d’impunité.

Son personnage immuable d’ami sûr en général permet à Castruccio de trahir chacun de ses amis en particulier. L’ami seul en souffre: «Quel scélérat devait-il être pour être lâché par Castruccio, cet ami si fidèle!» Fortunata peut répandre à longs flots les médisances. Qui serait assez fou pour en chercher la source jusque sous les plis de son corsage, dont l’ampleur vague sert à tout dissimuler. Girolamo peut pratiquer sans crainte la flatterie à qui sa franchise habituelle donne un imprévu plus charmant. Il peut pousser avec un ami sa rudesse jusqu’à la férocité, puisqu’il est entendu que c’est dans son intérêt qu’il le brutalise. Cesare me demande des nouvelles de ma santé, c’est pour en faire un rapport au doge. Il ne m’en a pas demandé: comme il sait cacher son jeu! Guido m’aborde, il me complimente sur ma bonne mine. «Personne n’est aussi spirituel que lui, mais il est vraiment trop méchant», s’écrient en choeur les personnes présentes. Cette divergence entre le caractère véritable de Castruccio, de Guido, de Cardenio, d’Ercole, de Pippo, de Cesare et de Fortunata et le type qu’ils incarnent irrévocablement aux yeux sagaces de la société, est sans danger pour eux, puisque cette divergence, la société ne veut pas la voir. Mais elle n’est pas sans terme. Quoi que fasse Girolamo, c’est un bourru bienfaisant. Quoi que dise Fortunata, elle est bonne. La persistance absurde, écrasante, immuable du type dont ils peuvent s’écarter sans cesse sans en déranger la sereine fixité s’impose à la longue avec une force attractive croissante à ces personnes d’une originalité faible, et d’une conduite peu cohérente que finit par fasciner ce point de mire seul identique au milieu de leurs universelles variations.

Girolamo, en disant à un ami «ses vérités», lui sait gré de lui servir ainsi de comparse et de lui permettre de jouer, en le «gourmandant pour son bien», un rôle honorable, presque éclatant, et maintenant bien près d’être sincère. Il mêle à la violence de ses diatribes une pitié indulgente bien naturelle envers un inférieur qui fait ressortir sa gloire; il éprouve pour lui une reconnaissance véritable, et finalement la cordialité que le monde lui a si longtemps prêtée qu’il a fini par la garder. Fortunata, que son embonpoint croissant, sans flétrir son esprit ni altérer sa beauté, désintéresse pourtant un peu plus des autres en étendant la sphère de sa propre personnalité, sent s’adoucir en elle l’acrimonie qui seule l’empêchait de remplir dignement les fonctions vénérables et charmantes que le monde lui avait déléguées. L’esprit des mots «bienveillance», «bonté», «rondeur», sans cesse prononcés devant elle, derrière elle, a lentement imbibé ses paroles, habituellement élogieuses maintenant et auxquelles sa vaste tournure confère comme une plus flatteuse autorité. Elle a le sentiment vague et profond d’exercer une magistrature considérable et pacifique. Parfois elle semble déborder sa propre individualité et apparût alors comme l’assemblée plénière, houleuse et pourtant molle, des juges bienveillants qu’elle préside et dont l’assentiment l’agite au loin…

Et quand, dans les soirées où l’on cause, chacun, sans s’embarrasser des contradictions de la conduite de ces personnages, sans remarquer leur lente adaptation au type imposé, range avec ordre leurs actions dans le tiroir bien à sa place et soigneusement défini de leur caractère idéal, chacun sent avec une satisfaction émue qu’incontestablement le niveau de la conversation s’élève. Certes, on interrompt bientôt ce travail pour ne pas appesantir jusqu’au sommeil des têtes peu habituées à l’abstraction (on est homme du monde). Alors, après avoir flétri le snobisme de l’un, la malveillance de l’autre, le libertinage ou la dureté d’un troisième, on se sépare, et chacun, certain d’avoir payé largement son tribut à la bienveillance, à la pudeur, et à la charité, va se livrer sans remords, dans la paix d’une conscience qui vient de donner ses preuves, aux vices élégants qu’il cumule.

Ces réflexions, inspirées par la société de Bergame, appliquées à une autre, perdraient leur part de vérité.

Quand Arlequin quitta la scène bergamasque pour la française, de balourd il devint bel esprit. C’est ainsi que dans certaines sociétés Liduvina passe pour une femme supérieure et Girolamo pour un homme d’esprit. Il faut ajouter aussi que parfois un homme se présente pour qui la société ne possède pas de caractère tout fait ou au moins de caractère disponible, un autre tenant l’emploi. Elle lui en donne d’abord qui ne lui vont pas.

Si c’est vraiment un homme original et qu’aucun ne soit à sa taille, incapable de se résigner à essayer de le comprendre et faute de caractère à sa mesure, elle l’exclut; à moins qu’il puisse jouer avec grâce les jeunes premiers, dont on manque toujours.

FIN de Fragments De Comédie Italienne

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel

Подняться наверх