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IV

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Françoise se retira davantage chaque jour de toutes les joies. Aux plus intenses, à celles mêmes qu’elle goûtait dans son intimité avec sa mère ou avec Geneviève, dans ses heures de musique, de lecture ou de promenade, elle ne prêtait plus qu’un coeur possédé par un chagrin jaloux et qui ne le quittait pas un instant. La peine était infinie que lui causaient et l’impossibilité d’aller à Biarritz, et, cela eût-il été possible, sa détermination absolue de n’y point aller compromettre par une démarche insensée tout le prestige qu’elle pouvait avoir aux yeux de M. de Laléande. Pauvre petite victime à la torture sans qu’elle sût pourquoi, elle s’effrayait à la pensée que ce mal allait peut-être ainsi durer des mois avant que le remède vînt, sans la laisser dormir calme, rêver libre. Elle s’inquiétait aussi de ne pas savoir s’il ne repasserait pas par Paris, bientôt peut-être, sans qu’elle le sût. Et la peur de laisser passer une seconde fois le bonheur si près l’enhardit, elle envoya un domestique s’informer chez le concierge de M. de Laléande. Il ne savait rien. Alors, comprenant que plus une voile d’espoir n’apparaîtrait au ras de cette mer de chagrin qui s’élargissait à l’infini, après l’horizon de laquelle il semblait qu’il n’y eût plus rien et que le monde finissait, elle sentit qu’elle allait faire des choses folles, elle ne savait quoi, lui écrire peut-être, et devenue son propre médecin, pour se calmer un peu, elle se permit à soi-même de tâcher de lui faire apprendre qu’elle avait voulu le voir et écrivit ceci à M. de Grumello:

Monsieur,

«Mme de Buivres me dit votre aimable pensée.

Comme je vous remercie et suis touchée! Mais une chose m’inquiète. M. de Laléande ne m’a-t-il pas trouvée indiscrète! Si vous ne le savez pas, demandez-le-lui et répondez-moi, quand vous la saurez, toute la vérité.

Cela me rend très curieuse et vous me ferez plaisir.

Merci encore. Monsieur.

Croyez à mes meilleurs sentiments,

VORAGYNES BREYVES.»

Une heure après, un domestique lui portait cette lettre:

«Ne vous inquiétez pas, Madame, M. de Laléande n’a pas su que vous vouliez l’entendre. Je lui avais demandé les jours ou il pourrait venir jouer chez moi sans dire pour qui. Il m’a répondu de Biarritz qu’il ne reviendrait pas avant le mois de janvier. Ne me remerciez pas mon plus. Mon plus grand plaisir serait de vous en faire un peu, etc.

GRUMELLO»

Il n’y avait plus rien à faire. Elle ne fit plus rien, s’attrista de plus en plus, eut des remords de s’attrister ainsi, d’attrister sa mère. Elle alla passer quelques jours à la campagne, puis partit pour Trouville. Elle y entendit parler des ambitions mondaines de M. de Laléande, et quand un prince s’ingéniant lui disait: «Que pourrais-je pour vous faire plaisir?»

Elle s’égayait presque à imaginer combien il serait étonné si elle lui avait répondu sincèrement, et concentrait pour la savourer toute l’enivrante amertume qu’il y avait dans l’ironie de ce contraste entre toutes les grandes choses difficiles qu’on avait toujours faites pour «lui plaire, et la petite chose si facile et si impossible qui lui aurait rendu le calme, la santé, le bonheur et le bonheur des siens. Elle ne se plaisait un peu qu’au milieu de ses domestiques, qui avaient une immense admiration pour elle et qui la servaient sans oser lui parler, la sentant si triste. Leur silence respectueux et chagrin lui parlait de M. de Laléande. Elle l’écoutait avec volupté et les faisait servir très lentement le déjeuner pour retarder le moment ou ses amies viendraient, où il faudrait se contraindre. Elle voulait garder longtemps dans la bouche ce goût amer et doux de toute cette tristesse autour d’elle à cause de lui. Elle aurait aimé que plus d’êtres encore fussent aimés par lui, se soulageant à sentir ce qui tenait tant de place dans son coeur en prendre un peu autour d’elle, elle aurait voulu avoir à soi des bêtes énergiques qui auraient langui de son mal. Par moments, désespérée, elle voulait lui écrire, ou lui faire écrire, se déshonorer, «rien ne lui était plus». Mais il lui valait mieux, dans l’intérêt même de son amour, garder sa situation mondaine, qui pourrait lui donner plus d’autorité sur lui, un jour, si un jour venait.

Et si une courte intimité avec lui rompait le charme qu’il avait jeté sur elle (elle ne voulait pas, ne pouvait pas le croire, même l’imaginer un instant; mais son esprit plus perspicace apercevait cette fatalité cruelle à travers les aveuglements de son coeur), elle resterait sans un seul appui au monde, après. Et si quelque autre amour survenait, elle n’aurait plus les ressources qui au moins lui demeuraient maintenant, cette puissance qui à leur retour à Paris, lui rendrait si facile l’infirmité de M. de Laléande. Essayant de séparer d’elle ses propres sentiments et de les regarder comme un objet qu’on examine, elle se disait: «Je le sais médiocre et l’ai toujours trouvé tel. C’est bien mon jugement sur lui, il n’a pas varié. Le trouble s’est glissé depuis mais n’a pu altérer ce jugement. C’est si peu que cela, et c’est pour ce peu-là que je vis. Je vis pour Jacques de Laléande!» Mais aussitôt, ayant prononcé son nom, par une association involontaire cette fois et sans analyse, elle le revoyait et elle éprouvait tant de bien-être et tant de peine, qu’elle sentait que ce peu de chose qu’il était importait peu, puisqu’il lui faisait éprouver des souffrances et des joies auprès desquelles les autres n’étaient rien. Et bien qu’elle pensât qu’à le connaître mieux tout cela se dissiperait, elle donnait à ce mirage toute la réalité de sa douleur et de sa volupté. Une phrase des Maîtres chanteurs entendue à la soirée de la princesse d’A… avait le don de lui évoquer M. de Laléande avec le plus de précision (Dem Vogel der heut sang dem war der Schnabel hold gewachsen).

Elle en avait fait sans le vouloir le véritable leitmotiv de M. de Laléande, et, l’entendant un jour à Trouville dans un concert, elle fondit en larmes. De temps en temps, pas trop souvent pour ne pas se blaser, elle s’enfermait dans sa chambre, où elle avait fait transporter le piano et se mettait à la jouer en fermant les yeux pour mieux le voir, c’était sa seule joie grisante aveu des fins désenchantées, l’opium dont elle ne pouvait se passer. S’arrêtant parfois à écouter couler sa peine comme on se penche pour entendre la douce plainte incessante d’une source et songeant à l’atroce alternative entre sa honte future d’où suivrait le désespoir des siens et (si elle ne cédait pas) sa tristesse éternelle, elle se maudissait d’avoir si savamment dosé dans son amour le plaisir et la peine qu’elle n’avait su ni le rejeter tout d’abord comme un insupportable poison, ni s’en guérir ensuite. Elle maudissait ses yeux d’abord et peut-être avant eux son détestable esprit de coquetterie et de curiosité qui les avait épanouis comme des fleurs pour tenter ce jeune homme, puis qui l’avait exposée aux regards de M. de Laléande, certains comme des traits et d’une plus invincible douceur que si ç‘avaient été des piqûres de morphine. Elle maudissait son imagination aussi; elle avait si tendrement nourri son amour que Françoise se demandait parfois si seule aussi son imagination ne l’avait pas enfanté, cet amour qui maintenant maîtrisait sa mère et la torturait.

Elle maudissait sa finesse aussi, qui avait si habilement, si bien et si mal arrangé tant de romans pour le revoir que leur décevante impossibilité l’avait peut-être attachée davantage encore à leur héros, — sa bonté et la délicatesse de son coeur qui, si elle se donnait, empesteraient de remords et de honte la joie de ces amours coupables, — sa volonté si impétueuse, si cabrée, si hardie à sauter les obstacles quand ses désirs la menaient à l’impossible, si faible, si molle, si brisée, non seulement quand il fallait leur désobéir, mais quand c’était par quelque autre sentiment qu’elle était conduite.

Elle maudissait enfin sa pensée sous ses plus divines espèces, le don suprême qu’elle avait reçu et à qui l’on a, sans avoir su lui trouver son nom véritable, donné tous les noms, — intuition du poète, extase du croyant, sentiment profond de la nature et de la musique, — qui avait mis devant son amour des sommets, des horizons infinis, les avait laissés baigner dans la surnaturelle lumière de son charme et avait en échange prêté à son amour un peu du sien, qui avait intéressé à cet amour, solidarisé avec lui et confondu toute sa plus haute et sa plus intime vie intérieure, avait consacré à lui, comme le trésor d’une église à la Madone, tous les plus précieux joyaux de son coeur et de sa pensée, de son coeur, qu’elle écoutait gémi dans les soirées ou sur la ruer dont la mélancolie et celle qu’elle avait de ne le point voir étaient maintenant soeurs: elle maudissait cet inexprimable sentiment du mystère des choses où notre esprit s’abîme dans un rayonnement de beauté, comme le soleil couchant dans la mer, pour avoir approfondi son amour, l’avoir matérialisé, élargi, infinisé sans l’avoir rendu moins torturant: car (comme l’a dit Baudelaire, parlant des fins d’après-midi d’automne) «il est des sensations dont le vague n’exclut pas l’intensité et il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’infini».

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel

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