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V
Оглавление(et se consumait depuis le jour levant,
sur les algues du rivage, gardant au fond du coeur,
comme une flèche dans le foie,
la plaie cuisante de la grande Kypris.)
THÉOCRITE, LE CYCLOPE, vv.14-16
C’est à Trouville que je viens de retrouver Mme de Breyves, que j’avais connue plus heureuse. Rien ne peut la guérir. Si elle aimait M. de Laléande pour sa beauté ou Pour son esprit, on pourrait chercher pour la distraire un jeune homme plus spirituel ou plus beau. Si c’était sa bonté ou son amour pour elle qui l’avait attachée à lui, un autre pourrait essayer de l’aimer avec plus de fidélité.
Mais M. de Laléande n’est ni beau ni intelligent. Il n’a pas eu l’occasion de lui prouver s’il était tendre ou dur, odieux ou fidèle. C’est donc bien lui qu’elle aime et non des mérites ou des charmes qu’on pourrait trouver à un aussi haut degré chez d’autres; c’est bien lui qu’elle aime malgré ses imperfections, malgré sa médiocrité; elle est donc destinée à l’aimer malgré tout. Lui, savait-elle ce que c’était? sinon qu’il en émanait pour elle de tels frissons de désolation ou de béatitude que tout le reste de sa vie et des choses ne comptait plus.
La figure la plus belle, la plus originale intelligence n’auraient pas cette essence particulière et mystérieuse, si unique, que jamais une personne humaine n’aura son double exact dans l’infini des mondes ni dans l’éternité du temps. Sans Geneviève de Buivres, qui la conduisit innocemment chez Mme d’A…, tout cela n’eût pas été. Mais les circonstances se sont enchaînées et l’ont emprisonnée, victime d’un mal sans remède, parce qu’il est sans raison. Certes, M. de Laléande, qui promène sans doute en ce moment sur la plage de Biarritz une vie médiocre et des rêves chétifs, serait bien étonné s’il savait l’autre existence miraculeusement intense au point de tout se subordonner, d’annihiler tout ce qui n’est pas elle, qu’il a dans l’âme de Mme de Breyves, existence aussi continue que son existence personnelle, se traduisant aussi effectivement par des actes, s’en distinguant seulement par une conscience plus aiguë, moins intermittente, plus riche. Qu’il serait étonné s’il savait que lui, peu recherché d’ordinaire sous ses espèces matérielles, est subitement évoqué où qu’aille Mme de Breyves, au milieu des gens du plus de talent, dans les salins les plus fermés, dans les paysages qui se suffisent le plus à eux-mêmes, et qu’aussitôt cette femme si aimée n’a plus de tendresse, de pensée, d’attention, que pour le souvenir de cet intrus devant qui tout s’efface comme si lui seul avait la réalité d’une personne et si les personnes présentes étaient vaines comme des souvenirs et comme des ombres.
Que Mme de Breyves se promène avec un poète ou déjeune chez une archiduchesse, qu’elle quitte Trouville pour la montagne ou pour les champs, qu’elle soit seule et lise, ou cause avec l’ami le mieux aimé, qu’elle monte à cheval ou qu’elle dorme, le nom, l’image de M. de Laléande est sur elle, délicieusement, cruellement, inévitablement, comme le ciel est sur nos têtes. Elle en est arrivée, elle qui détestait Biarritz, à trouver à tout ce qui touche à cette ville un charme douloureux et troublant.
Elle s’inquiète des gens qui y sont, qui le verront peut-être sans le savoir, qui vivront peut-être avec lui sans en jouir. Pour ceux-là elle est sans rancune, et sans oser leur donner de commissions, elle les interroge sans cesse, s’étonnant parfois qu’on l’entende tant parler à l’entour de son secret sans que personne l’ait découvert. Une grande photographie de Biarritz est un des seuls ornements de sa chambre. Elle prête à l’un des promeneurs qu’on y voit sans le distinguer les traits de M. de Laléande. Si elle savait la mauvaise musique qu’il aime et qu’il joue, les romances méprisées prendraient sans doute sur son piano et bientôt dans son coeur la place des symphonies de Beethoven et des drames de Wagner, par un abaissement sentimental de son goût, et par le charme que celui d’où lui vient tout charme et toute peine projetterait sur elles. Parfois l’image de celui qu’elle a vu seulement deux ou trois fois et pendant quelques instants, qui tient une si petite place dans les événements extérieurs de sa vie et qui en a pris une dans sa pensée et dans son coeur absorbante jusqu’à les occuper tout entiers, se trouble devant les yeux fatigués de sa mémoire.
Elle ne le voit plus, ne se rappelle plus ses traits, sa silhouette, presque plus ses yeux. Cette image, c’est pourtant tout ce qu’elle a de lui. Elle s’affole à la pensée qu’elle la pourrait perdre, que le désir — qui, certes, la torture, mais qui est tout elle-même maintenant, en lequel elle s’est toute réfugiée, après avoir tout fui, auquel elle tient comme on tient à sa conservation, à la vie, bonne ou mauvaise — pourrait s’évanouir et qu’il ne resterait plus que le sentiment d’un malaise et d’une souffrance de rêve, dont elle ne saurait plus l’objet qui les cause, ne le verrait même plus dans sa pensée et ne l’y pourrait plus chérir. Mais voici que l’image de M. de Laléande est revenue après ce trouble momentané de vision intérieure. Son chagrin peut recommencer et c’est presque une joie.
Comment Mme de Breyves supportera-t-elle ce retour à Paris où lui ne reviendra qu’en janvier? Que fera-t-elle d’ici là? Que fera-t-elle, que fera-t-il après?
Vingt fois j’ai voulu partir pour Biarritz, et ramener M. de Laléande. Les conséquences seraient peut-être terribles, mais je n’ai pas à l’examiner, elle ne le permet point. Mais je me désole de voir ces petites tempes battues du dedans jusqu’à en être brisées par les coups sans trêve de cet amour inexplicable. Il rythme toute sa vie sur un mode d’angoisse. Souvent elle imagine qu’il va venir à Trouville, s’approcher d’elle, lui dire qu’il l’aime.
Elle le voit, ses yeux brillent.
Il parle avec cette voix blanche du rêve qui vous défend de croire tout en même temps qu’il nous force à écouter. C’est lui. Il lui dit ces paroles qui nous font délirer, malgré que nous ne les entendions jamais qu’en songe, quand nous y voyons briller, si attendrissant, le divin sourire confiant des destinées qui s’unissent. Aussitôt le sentiment que les deux mondes de la réalité et de son désir sont parallèles, qu’il leur est aussi impossible de se rejoindre qu’à l’ombre le corps qui l’a projetée, la réveille. Alors se souvenant de la minute au vestiaire où son coude frôla son coude, où il lui offrit ce corps qu’elle pourrait maintenant serrer contre le sien si elle avait voulu, si elle avait su, et qui est peut-être à jamais loin d’elle, elle sent des cris de désespoir et de révolte la traverser tout entière comme ceux qu’on entend sur les vaisseaux qui vont sombrer. Si, se promenant sur la plage ou dans les bois elle laisse un plaisir de contemplation ou de rêverie, moins que cela une bonne odeur, un chant que la brise apporte et voile, doucement la gagner, lui faire pendant un instant oublier son mal, elle sent subitement dans un grand coup au coeur une blessure douloureuse et, plus haut que les vagues ou que les feuilles, dans l’incertitude de l’horizon sylvestre ou marin, elle aperçoit l’indécise image de son invisible et présent vainqueur qui, les yeux brillants à travers les nuages comme le jour où il s’offrit à elle, s’enfuit avec le carquois dont il vient encore de lui décocher une flèche.
Juillet 1893
FIN de Mélancolique Villégiature De Madame De Breyves