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XII – Éventail
ОглавлениеMadame, j’ai peint pour vous cet éventail.
Puisse-t-il selon votre désir évoquer dans votre retraite les formes vaines et charmantes qui peuplèrent votre salon, si riche alors de vie gracieuse, à jamais fermé maintenant.
Les lustres, dont toutes les branches portent de grandes fleurs pâles, éclairent des objets d’art de tous les temps et de tous les pays. Je pensais à l’esprit de notre temps en promenant avec mon pinceau les regards curieux de ses lustres sur la diversité de vos bibelots.
Comme eux, il a contemplé les exemplaires de la pensée ou de la vie des siècles à travers le monde. Il a démesurément étendu le cercle de ses excursions. Par plaisir, par ennui, il les a variées comme les promenades, et maintenant, découragé de trouver, non pas même le but, mais le bon chemin, sentant ses forces défaillir, et que son courage l’abandonne, il se couche la face contre terre pour ne plus rien voir, comme une brute. Je les ai pourtant peints avec tendresse, les rayons de vos lustres; ils ont caressé avec une amoureuse mélancolie tant de choses et tant d’êtres, et maintenant ils se sont éteints à jamais.
Malgré les petites dimensions du cadre, vous reconnaîtrez peut-être les personnes du premier plan, et que le peintre impartial a mis en même valeur, comme votre sympathie égale, les grands seigneurs, les femmes belles et les hommes de talent. Conciliation téméraire aux yeux du monde, insuffisante au contraire, et injuste selon la raison, mais qui fit de votre société un petit univers moins divisé, plus harmonieux que l’autre, vivant pourtant, et qu’on ne verra plus. Aussi je ne voudrais pas que mon éventail fût regardé par un indifférent, qui n’aurait pas fréquenté dans des salons comme le vôtre et qui s’étonnerait de voir «la politesse» réunir des ducs sans morgue et des romanciers sans prétention. Mais peut-être ne comprendrait-il pas non plus, cet étranger, les vices de ce rapprochement dont l’excès ne facilite bientôt qu’un échange, celui des ridicules. Sans doute, il trouverait d’un réalisme pessimiste le spectacle que donne la bergère de droite ou un grand écrivain, avec les apparences d’un snob, écoute un grand seigneur qui semble pérorer sur le poème qu’il feuillette et auquel l’expression de son regard, si j’ai su la faire assez niaise, montre assez qu’il ne comprend rien.
Près de la cheminée vous reconnaîtrez C…
Il débouche un flacon et explique à sa voisine qu’il y a fait concentrer les parfums les plus violents et les plus étranges.
B…, désespéré de ne pouvoir renchérir sur lui, et pensant que la plus sûre manière de devancer la mode, c’est d’être démodé avec éclat, respire deux sous de violettes et considère C… avec mépris.
Vous-même n’eûtes-vous pas de ces retours artificiels à la nature? J’aurais voulu, si ces détails n’eussent été trop minuscules pour rester distincts, figurer dans un coin retiré de votre bibliothèque musicale d’alors, vos opéras de Wagner, vos symphonies de Franck et de d’Indy mises au rancart, et sur votre piano quelques cahiers encore ouverts de Haydn, de Haendel ou de Palestrina.
Je n’ai pas craint de vous figurer sur le canapé rose. T… y est assis auprès de vous. Il vous décrit sa nouvelle chambre savamment goudronnée pour lui suggérer les sensations d’un voyage en mer, vous dévoile toutes les quintessences de sa toilette et de son ameublement.
Votre sourire dédaigneux témoigne que vous prisez peu cette imagination infirme à qui une chambre nue ne suffit pas pour y faire passer toutes les visions de l’univers, et qui conçoit l’art et la beauté d’une façon si pitoyablement matérielle.
Vos plus délicieuses amies sont là. Me le pardonneraient-elles si vous leur montriez l’éventail? Je ne sais. La plus étrangement belle, qui dessinait devant nos yeux émerveillés comme un Whistler vivant, ne se serait reconnue et admirée que portraiturée par Bouguereau.
Les femmes réalisent la beauté sans la comprendre.
Elles diront peut-être: Nous aimons simplement une beauté qui n’est pas la vôtre. Pourquoi serait-elle, moins que la vôtre, la beauté.
Qu’elles me laissent dire au moins: combien peu de femmes comprennent l’esthétique dont elles relèvent.
Telle vierge de Botticelli, n’était la mode, trouverait ce peintre gauche et sans art.
Acceptez cet éventail aveu indulgence. Si quelqu’une des ombres qui s’y sont posées après avoir voltigé dans mon souvenir, jadis, ayant sa part de la vie, vous a fait pleurer, reconnaissez-la sans amertume en considérant que c’est une ombre et que vous n’en souffrirez plus.
J’ai pu les porter innocemment, ces ombres, sur ce frêle papier auquel votre geste donnera des ailes, parce qu’elles sont, pour pouvoir faire du mal, trop irréelles et trop falotes…
Pas plus peut-être qu’au temps où vous les conviez à venir pendant quelques heures anticiper sur la mort et vivre de la vie vaine des fantômes, dans la joie factice de votre salon, sous les lustres dont les branches s’étaient couvertes de grandes fleurs pâles.