Читать книгу Les pourquoi de mademoiselle Suzanne - Émile Desbeaux - Страница 11
ОглавлениеUN CUISINIER SUSCEPTIBLE.
Lorsque son frère eut fini de parler, Suzanne regarda ce qu’elle avait dans son assiette, et, soit qu’elle fût convaincue par l’éloquence de Paul soit (ce qui, entre nous, me parait plus probable) que la faim fût arrivée, elle se mit à manger sans rien dire.
Mais, depuis qu’elle savait l’utilité de cette opération, un changement s’était fait sur sa mignonne physionomie. Elle avait un air plein de respect pour elle-même et pour les morceaux que ses quenottes osaient croquer.
Le grand-père, la maman et le frère, en voyant l’attitude de leur chère Zazanne, ne purent s’empêcher de sourire.
Suzanne s’en aperçut et, levant la tête, elle dit:
— Je sais bien pourquoi vous riez.
— Pourquoi? demanda Mme de Sannois.
— Parce que vous croyez que je n’ai pas compris ce que Paul vient de raconter.
— Non, mon enfant, tu te trompes; nous sommes persuadés du contraire.
— Eh bien, petite mère, j’aurai encore mieux compris quand Paul aura fini son histoire.
— Que veux-tu dire? demanda Paul avec étonnnement.
— Dame! tu t’es arrêté en parlant du sang. Le sang, c’est un liquide rouge, voilà tout ce que je sais; et je pense bien que tu vas m’en apprendre plus long.
— C’est juste! dit le bon papa. Il faut que Paul reprenne la parole.
— Alors, j’obéis, reprit le grand frère de Mlle Suzanne. Tu as bien saisi, sans doute, que le chyle, qui va se mêler au sang, est le produit de la digestion.
La digestion est, en effet, l’opération qui consiste à transformer les aliments d’abord en chyme et ensuite en chyle.
— En bouillie blanche, dit Suzanne.
— Parfaitement. Et, quand on emploie les locutions «une bonne digestion, une mauvaise digestion», tu vois qu’on veut dire que l’opération se fait plus ou moins bien. La mauvaise digestion provient de l’estomac et de l’intestin, qui, n’étant pas dans un état de santé parfaite, exécutent mal leurs mouvements de contraction ou n’arrosent pas en quantité suffisante à l’aide des sucs, dont je t’ai parlé, les aliments qu’ils ont mission de transformer.
Il y a, du reste, des aliments plus difficiles à digérer les uns que les autres; on dit vulgairement qu’ils sont lourds...
— Le homard! s’écria Suzanne avec une légère grimace en se rappelant certaine méchante indigestion qui lui avait fait bien mal.
— Oui, le homard, entre autres, est un aliment que les estomacs jeunes ou affaiblis transforment en chyle avec difficulté. L’estomac peut être considéré comme un cuisinier. Si on lui donne des mets commodes à apprêter, il s’en tirera aisément; si on met son habileté à l’épreuve en lui confiant des mets qui demandent une préparation, une cuisson spéciales, peut-être ne réussira-t-il pas toujours!
— Mais ce cuisinier-là ne se suicidera pas comme Vatel, dit M. de Beaucourt.
— Vatel? qui est-ce? demanda aussitôt Suzanne.
— Ah! je n’avais pas pensé à notre petite curieuse, dit le bon papa avec un sourire. Alors tu veux savoir l’histoire de Vatel?
— Oui.
— Vatel était le cuisinier du prince de Condé. Un jour, le prince offrit au roi Louis XIV, dans son château de Chantilly, un dîner que Vatel fut chargé d’organiser.
Louis XIV amena avec lui plus de convives qu’on n’en attendait, ce qui fit que le rôti manqua à plusieurs tables.
Cela saisit Vatel, qui était, comme tu vas le voir, un cuisinier extraordinaire. Il dit plusieurs fois: «Je suis perdu d’honneur! Voilà un affront auquel je ne survivrai pas!»
Le prince de Condé, à qui on rapporta ce propos, alla, à la fin du dîner, trouver Vatel et lui dit pour le consoler: «Vatel, tout va bien. Rien n’était plus beau que ce dîner.»
Vatel répondit: «Monseigneur, votre bonté m’achève; je sais que le rôti a manqué à deux tables! — Point du tout, reprit Condé, ne vous désolez pas, tout va bien!»
Vatel ne ferma pas l’œil de la nuit. A quatre heures du matin, il se lève et va aux cuisines. Là, il trouve les domestiques qui lui apportaient seulement deux petits paniers de poisson.
«Est-ce tout?» demande le cuisinier en frémissant.
«Oui, monsieur, c’est tout ce que nous avons pu nous procurer.»
Vatel s’écrie:
«Pour le coup, je ne survivrai point à un pareil affront!»
Il monte à sa chambre, appuie une épée contre la porte, se la passe au travers du corps et tombe mort. Voilà ce que fit le célèbre Vatel.
— Eh bien, dit Suzanne avec son petit bon sens habituel, c’était un cuisinier joliment susceptible!
Cette réflexion mit tout le monde en joie et l’on passa prendre le café au salon.
Paul aurait bien voulu s’esquiver pour aller fumer un cigare dans son cabinet de travail, mais Suzanne, qui ne le perdait pas de vue, alla se mettre devant lui.
— Monsieur mon grand frère, dit-elle, nous avons encore à causer. Vous irez fumer tout à l’heure.
Et Paul, qui cédait toujours aux volontés de sa petite Suzanne, se résigna de bon cœur à continuer l’explication interrompue par l’histoire du cuisinier Vatel.