Читать книгу Les pourquoi de mademoiselle Suzanne - Émile Desbeaux - Страница 6
Оглавление20 octobre 1880.
Monsieur,
Elle est très aimable et très intéressante, l’héroïne de votre nouveau livre, la petite Suzanne de Sannois, telle que vous la dépeignez, avec ses riantes vivacités, ses élans charitables, ses avides et intelligentes curiosités.
C’est ce que les Allemands appelleraient ein Kluges Kind, un adjectif un peu complexe, difficile à traduire. Il implique l’idée d’un enfant à la fois naïf et sagace, qui, deci, delà, ouvre de grands yeux étonnés et sans cesse demande le comment et le pourquoi des images qui le surprennent, des choses qu’il ne comprend pas.
Les pourquoi de Mlle Suzanne avec les réponses de son frère et de son aïeul seront certainement fort bien notés dans la littérature de l’enfance, une bonne littérature qui de plus en plus progresse.
Au commencement de leur vie, les vieux hommes comme moi n’avaient rien de semblable à ces livres si joliment enluminés qui réjouissent maintenant les regards des écoliers. Nos trésors littéraires étaient des contes de fées, imprimés grossièrement sur un gros vilain papier.
Nous leur gardons cependant un tendre souvenir. Et comment oublier les heures que nous avons passées à les lire, nos palpitations de cœur dans les périls du Petit Poucet, nos heureuses surprises avec le Chat botté, nos angoisses quand Barbe - Bleue a tiré son grand sabre et que sœur Anne penchée à la fenêtre ne voit rien venir, nos joies au triomphe de Cendrillon, et nos douleurs à la mort du Petit Chaperon-Rouge? Y eut-il jamais émotions plus vraies?
De graves pédagogues disent que ces contes ne sont pas instructifs. C’est vrai qu’on n’y trouve point de nomenclatures, ni de chronologie. La plupart commencent ainsi: Il y avait une fois: voilà pour l’histoire, dans un village: voilà pour la géographie.
Avec de telles formules, il serait difficile, je l’avoue, de se présenter à l’examen du baccalauréat.
Mais nos chers anciens petits livres ont une autre efficacité. Ils récréent l’esprit de l’enfant, développent son imagination, suscitent sa sensibilité. Plusieurs de ces naïfs récits doivent lui inspirer un sentiment de respect pour la vieillesse, de mansuétude pour les animaux. Tous lui donnent un enseignement moral en lui montrant à la fin de diverses aventures, l’orgueil humilié, la méchanceté punie et la vertu glorifiée.
Pardonnez-moi cette digression. Vous êtes jeune; vous regardez vers l’avenir. Un jour, vous aimerez comme moi à remémorer le passé.
J’en reviens à la nouvelle littérature de l’enfance et me hâte de lui rendre justice. Il y a là des œuvres excellentes où les
éléments des études sérieuses sont expliqués en un clair langage par des hommes d’un vrai talent et d’un vrai savoir.
Il y en a qui ont un autre attrait, par un ingénieux mélange de fiction et de réalité, de notions positives et de causeries familières.
C’est un plaisir de voir ces livres d’éducation imprimés avec un soin particulier et de songer aux candides émotions qu’ils doivent produire, aux saines leçons qu’ils doivent répandre dans des légions d’écoliers.
Les publications favorites de l’enfant sont celles qui lui représentent les beautés de l’histoire naturelle. Il a pour tout ce qui tient à cette immense, à cette ravissante histoire un penchant inné.
L’enfant qui a le bonheur de vivre à la campagne a, dès ses premières années, des impressions qui ne s’effaceront jamais. La fontaine où il trempe ses petites mains ne produit pas comme celle du paradis terrestre quatre fleuves qui arroseront de grands royaumes; l’arbre sous lequel il va s’asseoir ne distille pas la gomme et le baume odorant; l’enclos rustique qui entoure sa demeure n’est pas l’Éden du premier homme. Mais, comme le premier homme, dans sa simplicité et son innocence sans tache, il contemple une des œuvres de Dieu, une des merveilles de la création.
Tout ce qui surgit et fleurit, tout ce qui se meut et palpite, tout ce qui bourdonne et chante autour de lui, attire ses regards, résonne à ses oreilles, captive sa naissante pensée.
Les enfants des villes n’ont pas le même privilège. Ils n’auront point, par le square de leur quartier, l’idée de la vaste prairie; ni, par les arbres chétifs disséminés le long des rues, l’idée de la mystérieuse et solennelle forêt; ni, par le bruissement de la charrette du maraîcher et de la laitière, l’idée du réveil de la nature en une belle matinée; ni, par les becs de gaz des magasins, l’idée des soirs lumineux dans le calme et lointain espace.
Ah! les pauvres petits captifs des cités! Il en est qui n’ont pas d’autre horizon que le haut d’un toit noir et le mur d’une cheminée. Ceux-là surtout ont besoin des livres d’histoire naturelle qui, par de lucides descriptions et de véridiques images, leur révèlent au moins quelques-unes des meilleures, des plus admirables choses de ce monde.
Le Jardin de Mademoiselle Jeanne, que vous avez publié, monsieur, l’année dernière, a charmé une quantité de ces intéressants lecteurs. Des lecteurs plus graves en ont reconnu le mérite. L’Académie française lui a décerné un de ses prix.
Justement encouragé par le résultat de ce premier volume, vous en préparez un second que vous avez bien voulu me communiquer. Je l’ai lu avec une sincère sympathie et une réelle confiance en son succès.
Heureux celui qui écrit de sages et intelligents livres pour l’enfance!
Il fait une bonne action qui ne sera pas oubliée.
Veuillez agréer, monsieur, l’expression de mes meilleurs sentiments,
XAVIER MARMIER.
De l’Académie française.