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Fausses idées de la liberté.

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MAIS quand les nations se furent multipliées, quand les Etats se furent étendus; quand la guerre fut devenue un art, et souvent un brigandage, et que la législation forma une science et souvent un dédale, les principes restèrent les mêmes, parce qu’ils sont immuables, mais les idées se brouillèrent; on confondit les moyens avec le but, le mode avec la fin, et bientôt on ne s’occupa plus que des formes, sans se soucier des résultats.

C’est de l’oubli du principe constitutif des premières sociétés, que sont nées toutes les erreurs qui ont obscurci l’idée qu’on doit se faire de la liberté.

Les uns l’ont fait consister à nommer les rois, les administrateurs, les magistrats, et à les déposer; les autres, à user d’un droit de souveraineté qu’ils n’ont pas su mieux définir: ceux-là lui ont donné pour attribut un fantôme d’égalité qui n’est pas moins indéfinissable, et les autres, l’admissibilité, sans restriction, de tous les citoyens aux charges publiques. Chacun enfin l’a définie d’après ses inclinations, ses vues, ses préjugés et les impulsions de son amour - propre; et comme la vanité est plus à son aise dans une république où chacun se croit maître, et encore plus dans la démocratie où le peuple, dit Montesquieu, paraît à peu près faire ce qu’il veut, les plus mauvais raisonneurs ont exclu la liberté de la monarchie, et ne lui ont donné pour élément que le gouvernement du grand nombre.

Si on y avait mieux réfléchi, si on était remonté aux pensées des premiers législateurs, on aurait reconnu qu’il n’est aucun mode de gouvernement incompatible avec la liberté ; que le meilleur est celui qui remplit le mieux l’objet de son institution, qui est la conservation des personnes et des propriétés; que les formes doivent nécessairement varier, suivant la différence des positions physiques et morales, et que, si le gouvernement monarchique est le seul qui convienne à un grand Etat, par la raison que la force motrice et impulsive doit être proportionnée, non-seulement au poids de la masse à soulever, mais encore à la distance où elle doit atteindre, c’est sans doute parce que la royauté peut seule y maintenir l’ordre public, et protéger efficacement les personnes et les choses . D’où il suit que, dans un empire étendu, la liberté ne peut s’allier avec le régime républicain, puisqu’elle n’y trouverait pas un appui solide, et que ce régime produirait l’anarchie et le despotisme de plusieurs, cent fois pire que le despotisme d’un seul.

Mais quand on dit qu’il faut un roi à un grand Etat, cela s’entend d’un roi véritable, d’un roi investi de toute la force nécessaire pour gouverner. Car ce n’est pas le nom qui est nécessaire: c’est la chose; c’est l’unité d’action. Le roi est seul contre tous: il a à combattre contre les plaintes, les mécontentemens, l’intérêt, l’ambition, les vices, les erreurs, le zèle même. Quelle intensité de résistance ne lui faut-il pas pour comprimer tant d’élémens d’opposition?

Celui qui a dit qu’une liberté orageuse vaut mieux qu’une servitude tranquille, a fait un contresens, et a confondu la recherche d’un objet avec sa possession. Il n’y a rien de si opposé à l’essence de la liberté que l’agitation. Il est vrai qu’il a fallu quelquefois, pour l’obtenir, des efforts et des combats; mais ce n’est point pendant la lutte qu’on possède le prix de la victoire: on ne jouit du beau temps qu’après l’orage.

Quand le peuple romain se retira sur le Mont-Sacré, abandonnant ses dieux et ses foyers, il renonça pour un moment à la liberté, pour la recouvrer plus agrandie.

Comment Rousseau, qui n’aurait pas voulu habiter une république naissante, parce que, sans doute, il sentait que la liberté n’était pas là, a-t-il osé avancer que les Anglais ne sont libres qu’au moment où ils donnent leurs suffrages pour nommer leurs représentans? Comment n’a-t-il pas vu que, si ce droit constitue la liberté, ce n’est point quand on l’exerce, mais bien quand il est exercé ? L’élection donne-t-elle de bons législateurs? ces législateurs font-ils de bonnes lois? ces lois sont - elles exécutées ponctuellement? Oui, sans doute, le peuple est libre; mais il l’est non-seulement, quand il vote, mais après même qu’il a voté ; il l’est tant que dure cette heureuse harmonie. Si elle cesse, il ne l’est plus; il aura beau se croire dans les comices romains, et venir déposer fièrement son vote; je ne vois dans ce registre public qu’un monument de servitude, et dans cet appareil populaire, qu’une parade ridicule et souvent indécente, dans laquelle les grossièretés, les bravades; les coups de poings, et les figures couvertes de boue, prouvent moins la liberté des votans, que leur assujétissement servile au patron qui les paie ou les enivre .

Le peuple n’est libre, nous dit-on, qu’autant qu’il coopère à la formation des lois, soit par lui-même, soit par ses représentans; parce que c’est alors seulement qu’on peut dire qu’il n’est point gouverné par une volonté qui n’est pas la sienne.

Pour que cette proposition fût vraie, il faudrait que le peuple, lorsqu’il se rend législateur, fût assuré de se donner de bonnes lois, et que leur exécution n’éprouvât aucun obstacle: alors on pourrait confondre la cause avec l’effet, et attribuer aux votes ce qui n’en serait que le produit. Mais, puisqu’on a vu des peuples tyrannisés par leurs propres lois, et par les magistrats à qui ils en avaient remis le dépôt, peut-on dire qu’ils fussent libres et heureux? Bien plus: s’il n’y avait de liberté que pour ceux qui obéissent à des lois qu’ils ont consenties, il s’ensuivrait donc que la minorité délibérante ne serait pas libre, puisqu’étant obligée de se soumettre à des lois passées contre son opposition, elle se trouverait dans une position pire que ceux qui n’auraient pas voté ; il s’ensuivrait que les mineurs, les femmes et les insensés, privés du droit de suffrage, (sans compter les prolétaires, que les états les plus démocratiques écartent des assemblées du forum), ne seraient plus que des ilotes, quoiqu’ils paient leur portion des charges publiques, et qu’ils profitent de tous les avantages de la société qui leur accorde même une protection spéciale.

C’est sans doute pour avoir, confondu la véritable liberté avec celle qui n’en porte que le nom, qu’un auteur a osé avancer que le peuple peut être libre, sans être heureux, et heureux sans être libre. Si la liberté pouvait rendre les peuples malheureux, il faudrait y renoncer. Mais non: les hommes n’ont voulu être libres que pour être heureux; et si quelquefois leur attente a été trompée, c’est qu’ils ont pris une fausse route: et alors, confondant les moyens avec le but, on a regardé les malheurs des peuples comme les effets de la liberté ; tandis qu’ils n’avaient pour cause que leurs erreurs.

La distinction que les publicistes ont établie entre la liberté publique ou politique, et la liberté civile, provient de la même confusion d’idées. Est-ce qu’il y a deux libertés, l’une pour les individus, et l’autre pour le public? Qu’est-ce qu’un état qui serait libre, et où les citoyens ne le seraient pas? La liberté publique peut-elle être autre chose que la réunion des libertés individuelles? Si la liberté qu’on appelle politique, n’est point accompagnée de la liberté civile, à quoi la première sert-elle? Si la liberté civile existe sans la liberté politique, de quel avantage est celle-ci? et pourquoi mérite-t-elle le nom de liberté ? Si elles marchent toutes les deux ensemble, pourquoi les séparer?

Je sais qu’on entend par liberté politique une bonne distribution de pouvoirs. Mais appeler libres des pouvoirs, c’est confondre la sauve-garde avec la chose sauve-gardée, la forme avec le fonds: si les pouvoirs ne produisent pas la liberté civile, c’est un vain échafaudage; s’ils la produisent, ils sont la cause, et la liberté est l’effet. Il n’y a donc qu’une liberté, qu’un bien-être politique, c’est l’inviolabilité des personnes et des propriétés: tout le reste n’en est que la garantie.

Bentham a bien compris combien cette confusion de mots est dangereuse, lorsqu’il a dit: «Il est fâcheux que la liberté individuelle

» et la liberté politique aient reçu le même

» nom..... de là naît un motif perpétuel de

» révolte .»

Ces observations ne sont pas aussi indifférentes que pourraient le croire des esprits irréfléchis. C’est à force de parler de liberté politique, d’indépendance, de souveraineté, d’égalité, de représentation et des droits de l’homme, qu’on a, à l’aide de ces mots magiques, écarté l’état de la question, donné le change, et fait perdre de vue l’objet principal, le but unique qui a dû occuper les premiers législateurs. On ne s’est plus soucié de rendre les sujets véritablement libres par la garantie de leurs personnes et de leurs propriétés, pourvu qu’ils devinssent souverains, législateurs, indépendans, égaux, représentans ou représentés, et que chacun pût se flatter de parvenir aux honneurs et de dominer à son tour.

De la liberté considérée dans ses rapports avec les institutions judiciaires

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