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De la sanction juridique du droit international.
Оглавление71. La sanction est une condition indispensable pour que le droit acquière autorité. — 72. Le droit international manque de sanction. — 73. Comment ce défaut en amoindrit l’importance. — 74. Actuellement, la force est réputée le principal soutien du droit. — 75. Un tel état de choses ne doit pas subsister. — 76. Conséquences désastreuses de l’état de paix armée. — 77. Considérations sur la question sociale. — 78. Il est indispensable de rendre les guerres moins fréquentes. Moyens propres à atteindre ce but. — 79. Le droit international doit être placé sous la garantie collective des États réunis en congrès. — 80. Objet des conférences. — 81. Importance de l’arbitrage. — 82. L’arbitrage n’est pas cependant une institution appelée à résoudre toute sorte de difficultés internationales. — 83. Résumé de la théorie de la sanction juridique du droit international. — 84. Des moyens coercitifs et de leur nécessité. — 85. Il faut trouver un fondement juridique à l’emploi de la force. — 86. De l’usage légal des représailles. — 87. Comment, en pratique, les gouvernements ont coutume d’user des représailles. — 88. Du blocus commercial. — 89. La guerre doit être le moyen coercitif extrême. II faut modifier la base actuellement donnée au droit de faire la guerre.
71. Pour que le droit humain dans une quelconque de ses branches revête un caractère pratique et soit doué d’efficacité il doit satisfaire à certaines conditions. La plus indispensable est assurément l’organisation d’un système de mesures légales destinées à en assurer l’autorité et à en imposer le respect à tous.
Le droit, en tant que règle concrète des actions humaines, doit être non seulement formulé et promulgué par qui a la publica potestas jus dicendi, il doit aussi être protégé par l’imperium et la jurisdictio quibus ad obedientiam adducantur contumaces. Cela désigne la sanction du droit, sanction réputée à juste titre absolument indispensablé pour que celui-ci acquière en pratique autorité et efficacité.
72. Malheureusement il faut bien reconnaître que si, pour la société internationale, il est difficile d’arriver à formuler un système de règles concrètes et positives, c’est-à-dire à établir la loi de la coexistence des États, il est encore bien plus difficile de pourvoir à la sanction du droit par l’organisation rationnelle de procédures propres à faire respecter les principes juridiques admis et à en réprimer les violations.
Pour la société civile nous trouvons des lois et des codes limitant tout d’abord et réglementant le développement régulier de la liberté et des activités. Mais nous y trouvons aussi des tribunaux et des moyens coercitifs légaux bien établis et nettement déterminés, institués pour prévenir et réprimer les abus possibles de la liberté. L’autorité du droit est ainsi rendue effective. Elle ne fait que s’affirmer davantage en présence d’une violation commise. Dans la société internationale au contraire, on ne voit aujourd’hui ni tribunaux établis, ni mesures légales prises pour assurer la sanction du droit. Qu’en résulte-t-il? Que si un État, abusant de sa force ou de sa puissance, viole le droit d’un autre État ou ne respecte pas dans ses rapports avec ce dernier une règle juridique obligatoire en vertu d’un accord réciproque, l’État lésé n’a d’autre ressource que de recourir à l’emploi ruineux de la guerre pour contraindre son adversaire à une réparation ou à l’exécution de ses engagements; et comme la victoire n’appartient pas toujours à celui des deux adversaires qui a pour lui le bon droit, mais demeure à celui qui est le plus fort, il arrive que la raison de celui-ci est toujours la meilleure.
75. Ce grave défaut a contribué et contribue à amoindrir l’importance pratique du droit international. Car, il faut bien reconnaître la vanité et l’insuffisance d’un ensemble de règles prétendant organiser les droits et devoirs de personnes vivant en société, lorsqu’on y constate l’absence des institutions nécessaires pour assurer leur sanction et pour. trancher les contestations que peut faire naître leur application à ceux qui doivent y demeurer soumis. C’est un fait incontestable, qu’aujourd’hui il est généralement admis qu’un gouvernement n’a pas de meilleur moyen de défendre son existence ou ses droits que la guerre, et que par suite, pour obtenir la réparation d’une offense quelconque ou la reconnaissance d’un droit contesté, il peut recourir à ce moyen extrême et ruineux. Ainsi est née et s’est accréditée cette idée fausse qu’en pratique tant vaut le droit d’un État que la force qu’il peut mettre à son service; qu’en conséquence, tout État doit se préparer à la guerre, accroître sans cesse ses ressources offensives et défensives pour pouvoir, le cas échéant, repousser tout attentat contre sa propre sécurité ou ses droits.
J’ajouterai que la grande incertitude qui règne à notre époque sur les règles juridiques applicables à la société des États, l’absence d’un système positif de droit international établi d’un commun accord et solennellement accepté, ont contribué à augmenter la confusion en matière internationale et à discréditer notre science.
On a vu, dans certaines circonstances, les gouvernements les plus forts et les plus puissants s’appuyer, pour soutenir leurs vues politiques, sur des règles juridiques imaginées par eux au mieux de leurs intérêts, et, pour réaliser leurs prétentions, les imposer par la force aux plus faibles en les contraignant à les accepter. De là est née cette idée fausse, mais généralement reçue, que l’organisation juridique de la société internationale est impossible, parce que, si l’on arrive jamais a établir un système de règles précises, la sanction fera toujours défaut. Or, un droit sans sanction ne peut être un droit efficace.
74. Il est inutile de dissimuler et de nier qu’à notre époque il n’existe pas un système de moyens légaux propres à assurer le respect du droit international, à en réprimer la violation et à rétablir l’ordre par la solution équitable des controverses qui naissent entre États à la suite de leurs rapports réciproques. La caractéristique de notre temps, c’est la lutte incessante de la politique et du droit, des intérêts temporaires ou contingents des gouvernements et des principes éternels du droit des individus et des peuples. Non seulement la politique prime le droit, mais la force règne en souveraine sur le monde. C’est elle qui décide si certaines provinces doivent être rattachées à un empire ou en être séparées, si les possessions territoriales d’un État doivent être étendues ou restreintes, comment l’occupation de certains pays hors d’Europe peut se réaliser, se justifier, et ainsi de suite. Tout est l’effet du travail secret de la diplomatie. Pour pouvoir mettre en action les accords établis, on conclut des alliances, on exerce les armées à la guerre et l’on se ruine à préparer sans cesse de nouveaux moyens d’attaque et de défense. Voilà comment les États de l’Europe, pour assurer leur sécurité pendant la paix et pour pouvoir défendre leurs droits, sont contraints à accroître chaque jour leurs armements, comment chacun d’eux ne peut trouver de garantie que dans l’entretien de ses armées et de ses alliances.
Certes, si pareil état de choses devait être tenu pour inévitable et définitif, il faudrait bien se résigner à reconnaître que la force armée étant désormais l’unique soutien du droit, il est absolument inutile d’essayer de convertir la société de fait des États en une société de droit. Car celle-ci suppose un ordre juridique établi, et cet ordre suppose lui-même la reconnaissance de l’autorité et de l’empire de la loi acceptée d’un commun accord. Elle exige également l’admission d’un système quelconque de moyens légaux destinés à rétablir l’autorité du droit violé.
75. Et pourtant, à considérer le présent et le désordre international de la société des États, je ne désespère en rien de la solution pratique du problème. Je demeure convaincu que la science qui est arrivée à affirmer les droits de la personne humaine et à leur fournir des garanties, qui a su trouver l’organisation juridique de la famille, de la commune, de l’État, ne demeurera pas impuissante devant le problème de l’organisation régulière de la société des États et des garanties à fournir pour le maintien de l’ordre établi.
Certes, il faudra un temps assez long pour que les vérités scientifiques reçoivent en pratique leur application. L’ordre et la nature des choses veulent que l’on commence d’abord par établir un système de règles juridiques, pour, ensuite seulement, pourvoir à leur sanction.
Et pourtant, malgré tout, mon espérance de voir se produire un jour ce résultat est sans cesse fortifiée par la considération du désordre social toujours croissant, fruit de la paix armée et des excès du militarisme, et par l’extension rapide de cette conviction populaire qu’il doit y avoir un moyen de pourvoir à la coexistence régulière des États civilisés, grâce à l’établissement d’un système de mesures légales propres à maintenir chacun d’eux dans sa sphère juridique.
76. Pour montrer tout ce qu’il y a de fondé dans mes convictions, je ne puis mieux faire que d’appeler l’attention sur la situation actuelle et sur les conséquences qui en découleront dans un avenir plus ou moins éloigné.
C’est un fait indéniable que dans tous les États de l’Europe on constate un accroissement continu de la population, que dans les pays civilisés tout le territoire est occupé et qu’il doit suffire aux besoins du nombre toujours croissant des habitants. Ces besoins vont augmentant chaque jour, et pour les satisfaire un développement proportionnel de l’industrie et du commerce international est nécessaire. Or, il est clair que la paix armée et les dangers de guerre permanents sont la cause de la plus grave perturbation économique en paralysant l’industrie et le commerce et en diminuant le nombre des personnes qui pourraient se consacrer au travail.
Ajoutons qu’aujourd’hui la force armée étant l’unique soutien de la sécurité des États et la seule garantie de leurs droits, chacun d’eux se trouve nécessairement amené à accroître sans cesse sa puissance militaire, parce qu’il trouve en elle un gage d’indépendance et de respect. Voyons maintenant le résultat. Dans les statistiques publiées par le States Year book de 1888, je lis que l’effectif des armées entretenues par les dix-sept Etats de l’Europe en temps de paix se monte à 4 millions d’hommes environ. Les chiffres exacts sont de 3,539,851 pour les armées de terre et de 261,879 pour les flottes. La dépense réelle d’entretien d’un pareil nombre de soldats s’élève à peu près à 4 milliards. Encore ce chiffre doit-il être augmenté, parce que dans ces derniers mois les grandes puissances ont dans leurs budgets consacré des sommes considérables à la réfection de l’armement. Ce qui est certain, c’est que l’ensemble des dépenses militaires représente le quart du revenu de tous les États de l’Europe.
Les gouvernements pourront-ils au moins s’en tenir là ? Il n’est guère permis de l’espérer. Tout effort fait par une des puissances rivales pour prendre la tête contraint les autres à développer leurs forces militaires pour ne pas être écrasées. Ainsi dans les Parlements va s’accentuant chaque jour le conflit entre les représentants des peuples et les gouvernements qui demandent l’inscription de sommes toujours plus fortes aux budgets de la guerre et de la marine pour pourvoir aux frais d’armement, et cela, parce que tout le monde arme sans que jamais personne se croie assuré d’être suffisamment armé. Où en viendront les gouvernements ainsi lancés dans les excès du militarisme?
Les ressources ordinaires n’étant plus suffisantes, on recourt aux ressources extraordinaires. Les dépenses sont réparties entre les exercices futurs; mais comme on n’arrive pas ainsi à combler les vides, les États qui ont encore du crédit font appel à l’emprunt, et sur ce point voici où nous en sommes.
Je note dans un ouvrage publié en 1887 par Alfred Neymac sous le titre: Les dettes publiques de l’Europe, qu’à cette époque le total de la Dette des États européens se montait à 117 milliards 112 millions. Aujourd’hui cette somme est dépassée.
Les intérêts annuels et l’amortissement d’un pareil capital se chiffrent par 5 milliards 340 millions.
Vingt ans avant, en 1866, les chiffres fournis par le même statisticien étaient de beaucoup inférieurs.
La dette publique des États européens atteignait à cette époque 66 milliards seulement, les intérêts annuels et l’amortissement 2 milliards 438 millions. Ainsi, dans une période de vingt ans, on constate une augmentation de 80 pour 100 pour le capital et de 100 pour 100 pour les intérêts. La majeure partie de ces sommes a servi, ou à payer des frais de guerre, ou à pourvoir à des armements.
Les gouvernements s’arrêteront-ils enfin sur cette pente fatale des dépenses toujours croissantes?
Non certainement. Tous doivent céder aux exigences de la situation présente, et tous doivent continuer à assurer la sécurité extérieure de l’État.
Mais les peuples continueront-ils à souffrir avec une admirable résignation que la majeure partie de la production soit employée aux armements destinés à soutenir la politique des gouvernements et les ruses de la diplomatie?
En toute hypothèse, il ne faut pas oublier que tout effort de l’homme a une limite, celle de la puissance et de la force nécessaires pour le produire, et que dépasser cette limite est impossible.
77. Il est bon également d’appeler l’attention sur un autre côté de l’histoire de la génération présente; je veux dire sur la question sociale, qui chaque jour devient plus difficile et plus grave à raison du désordre international.
Il est peut-être déplorable, mais à coup sûr indéniable, que les théories socialistes apparaissent comme devenant de plus en plus dangereuses, parce qu’elles flattent les instincts de l’ouvrier, qui veut avant tout les jouissances actuelles et présentes, qui rêve un bien-être plus grand et une participation plus large aux bénéfices de l’industrie. On comprend facilement comment la nécessité de développer les forces militaires et de perfectionner les moyens de défense, en épuisant les ressources d’un pays et tarissant les sources de la richesse publique, aggrave par là même la question sociale et lui fait prendre pied partout. Cela conduira fatalement chaque État à une grande perturbation interne et forcera les gouvernements à trouver une forme de sanction juridique plus rationnelle pour le maintien de l’état de société entre les États parvenus au même niveau de culture et de civilisation.
Ce sentiment se fait jour au fur et à mesure que le commerce se développe, unissant les intérêts des peuples, et que les foules voient plus clairement les conséquences désastreuses du militarisme à outrance et de la paix armée.
78. Tout en admettant que la guerre soit un mal nécessaire et la dernière mesure de justice internationale, on n’en doit pas conclure que le recours aux armes doive être en tout cas le moyen unique et indispensable de résoudre les conflits entre États.
Bien au contraire, il est possible d’imaginer un système plus rationnel d’organisation de la société des États, système qui rendrait la guerre aussi rare et aussi difficile que possible.
C’est là le problème auquel s’est attachée la science moderne. Il est le but commun poursuivi par toutes les sociétés qui, sous des noms divers, ont été constituées pour trouver au droit international une sanction moins désastreuse que l’inévitable recours aux armes.
Je persiste à croire que la solution du problème n’est ni impossible, ni difficile. Je suis convaincu que la société des États qui se trouvent de fait en rapports nécessaires peut être transformée en une véritable société de droit, et que les règles juridiques de conduite, acceptées par eux à la suite d’un accord réciproque ou d’un acte solennel de reconnaissance, pourront trouver une sanction dans des mesures pacifiques et cependant suffisantes à assurer l’autorité du droit et la solution des difficultés nées de sa violation. Je vais maintenant indiquer les moyens et les mesures, auxquels je fais allusion.
79. Tenant pour démontré (ce qui a été fait au chapitre précédent) que le droit international doit être déterminé et fixé, qu’il doit former ainsi le droit commun de tous les États civilisés et de ceux qui veulent entretenir avec eux des relations, il faut bien admettre que ce sont avant tout des congrès internationaux qui doivent être chargés de le formuler et de le proclamer. Dès lors il me semble que, pour donner autorité et efficacité aux règles juridiques ainsi établies, il faut les placer sous la garantie collective de ces congrès eux-mêmes.
Tout État, en entrant dans la société de fait des autres États, adhère au système général des règles de droit que les États associés ont réputées indispensables au maintien de leur coexistence régulière. Cette loi commune, il est tenu de l’observer et de la respecter. Lorsqu’il la méconnaît ou la viole au préjudice de l’un ou de l’autre des associés, il lèse non seulement le droit de cet associé, mais le droit de tous les autres, en foulant aux pieds la règle qu’ils avaient considérée comme nécessaire à l’organisation régulière de leur société. De là résulterait que le droit de rétablir l’autorité de la loi commune violée au préjudice de tous devrait être reconnu à tous les États associés. L’action collective de ceux-ci réunis en congrès serait justifiée par cette considération fort exacte, que le droit international positif doit demeurer sous la protection des États associés; que le devoir de sanctionner juridiquement les règles établies rend légitime leur ingérence, parce qu’ils sont solidairement intéressés à rétablir l’autorité du droit méconnue par un ou plusieurs d’entre eux.
L’autorité morale des États réunis en congrès sera sans aucun doute fort considérable toutes les fois qu’elle se fera sentir dans le but de sauvegarder la loi commune qui les unit et de prévenir des complications désastreuses.
Il n’est guère à supposer qu’un gouvernement isolé ose méconnaître les décisions d’un congrès. Si cela se produisait, le recours à la force pour rétablir l’ordre serait non seulement un droit, mais un devoir. Qu’on n’objecte pas qu’en pareille hypothèse, où l’emploi de la force et des moyens coercitifs devient nécessaire, on retombe sur l’écueil que l’on voulait éviter. Dans les conditions présentes en effet, en l’absence de toute sanction juridique organisée, chaque État se trouve autorisé à défendre par la force ses propres droits. De là en pratique ce grave inconvénient, savoir, qu’il est à la fois juge et partie dès qu’il se prétend lésé. En acceptant l’ordre d’idées proposé et en admettant qu’en présence d’une violation prétendue du droit international par l’un d’eux, les États réunis en congrès auront à reconnaître d’abord dans les actes qui leur seront soumis le caractère général d’atteinte à la loi positive établie d’un commun accord, qu’ils auront ensuite à examiner si, étant données les circonstances, il n’est pas de moyen autre que la guerre qui puisse rétablir l’autorité du droit; qu’enfin l’usage de la force armée ne sera licite qu’autant qu’ils l’auront autorisé, on est conduit à reconnaître qu’alors la force ne sera pas mise au service de l’arbitraire, mais devra être considérée comme un procédé légal et une des formes de la sanction juridique et de la garantie collective du droit international.
Les considérations précédentes présupposent naturellement la réorganisation des Congrès généraux. Je demeure convaincu que, dès qu’elle sera réalisée, les règles juridiques de la coexistence des États dans la Magna civitas trouveront dans ces Congrès leur source la plus abondante, leur meilleure garantie et leur sanction la plus efficace.
80. Un autre moyen de donner efficacité au droit inter national consisterait à attribuer aux Conférences l’autorité nécessaire pour trancher les questions particulières qui divisent deux ou plusieurs États.
On peut admettre que les grandes puissances seules, prendraient part aux Conférences. Car en présence d’une difficulté d’intérêt particulier surgissant entre deux ou plusieurs États, elles se trouvent être les principaux intéressés au maintien de l’ordre dans la société internationale. Faut-il ajouter qu’elles jouiront d’une grande autorité morale vis-à-vis des parties en cause?
Le rôle d’une Conférence ne peut être assimilé à celui d’un tribunal arbitral. La Conférence est essentiellement un médiateur, médiateur plus écouté que ne le serait un État isolé. Mais obligée à se renfermer dans le champ d’action de la diplomatie, elle ne peut jouer le rôle d’un tribunal formulant et imposant sa décision.
81. On rencontre dans l’institution des tribunaux arbitraux un moyen efficace d’assurer le respect du droit particulier établi par traité entre deux ou plusieurs États, et de résoudre les difficultés nées à la suite de faits ou de rapports mettant en jeu leurs intérêts individuels.
82. Je suis convaincu que l’arbitrage peut devenir un procédé régulier pour arriver à la solution des contestations d’intérêt particulier entre deux ou plusieurs puissances; mais je ne saurais admettre qu’il soit une institution applicable à la solution de tout litige international, notamment de ceux où des intérêts généraux sont mis en question. Il s’est rencontré bien des auteurs qui, animés du pieux désir d’éliminer complètement la guerre de l’humanité, ont cru que la paix perpétuelle pourrait être assurée si tous les États civilisés s’obligeaient à constituer un tribunal permanent ayant pouvoir pour statuer sur toute violation du droit international et prendre les mesures coercitives nécessaires pour assurer la reconnaissance et l’exécution de ses décisions.
Ces idées, je ne crains pas de le dire, ne peuvent recevoir aucune application pratique. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait tout d’abord que l’humanité pût être organisée en la forme d’un État universel ou d’une confédération d’États, et que l’on arrivât à rédiger et promulguer un Code international applicable à tous ses membres. Si cette conception était réalisable et réalisée, on pourrait alors admettre l’existence d’un pouvoir arbitral investi du droit d’interpréter la loi et de pourvoir à son exécution. Mais pareille organisation de l’humanité est bien une chimère comme la république de Platon et les rêves de Thomas Morus. Entre individus que la communauté des intérêts et l’identité des besoins a réunis en une société politique, le principe même de leur unité morale, principal facteur de leur association, est aussi la base primordiale de leur législation; et celle-ci, promulguée par le pouvoir souverain, peut alors être interprétée et appliquée par les organes délégués de ce souverain. Pour qu’il en soit de même dans la société des États, il faudrait qu’entre eux se réalisât cette communauté d’intérêts et de besoins qui est la base même de l’unité morale.
Or, c’est là un idéal, mais un idéal qui ne sera atteint ni aujourd’hui, ni demain. Malgré l’unité de la race humaine, les conditions géographiques, ethnographiques, climatologiques et morales si variées de chaque nation rendent et rendront toujours différents le développement intellectuel, les mœurs, la civilisation et le degré de culture des peuples qui habitent les diverses régions du globe. Qu’en conclure, sinon que le développement moral de chaque peuple est signalé par une courbe particulière, et que dans les différentes parties du monde il y a et il y aura toujours inégalité de conditions entre les peuples civilisés et les peuples barbares, inégalité provenant du développement plus ou moins complet des idées de droit et de justice chez les uns et chez les autres?
Comment admettre la possibilité d’un Code international applicable à toute l’humanité, quand pour les États d’Orient qui sont entrés en rapport avec les pays d’Europe il faut bien, aujourd’hui encore, reconnaître un droit international exceptionnel, rendu nécessaire par l’influence décisive qu’exerce dans la vie sociale de ces États le fanatisme religieux et justifié par l’inégalité de culture et de civilisation?
Dans chaque pays considéré isolément, l’institution des tribunaux a sa raison d’être, parce que leur tâche consiste dans l’application à chaque cas particulier d’un droit antérieurement promulgué par l’autorité compétente; parce qu’elle se résume dans la détermination de la règle qui doit dominer chaque rapport litigieux et dans son application à chaque controverse particulière. Peut-on raisonnablement soutenir que la situation se présente sous le même aspect dans la société internationale des États? Là, surgissent des questions dans lesquelles, à la suite de circonstances diverses, sont engagés des intérêts multiples et disparates. Pour les résoudre, le plus souvent on ne rencontre pas de règle de droit précise. Et cependant il faut toujours les examiner et les trancher, de façon à sauvegarder les intérêts communs des peuples et donner au commerce international des garanties de sécurité et de stabilité.
Qu’il me suffise de signaler les difficultés soulevées par le règlement de la question d’Orient, celles relatives aux voies de communication nécessaires pour le libre exercice du commerce international, celles enfin qu’a fait naître l’occupation des pays africains, et l’on comprendra comment on ne peut confier à un tribunal permanent le soin de régler ces questions qui présentent un intérêt aussi général que complexe. Pour ces divers motifs je persiste à affirmer que le projet, rêvé par certains publicistes contemporains, d’un tribunal permanent assurant le respect et la sanction du droit international, est une chimère qui ne passera jamais dans la pratique. On arrivera d’autant plus tôt à réaliser la réforme désirée, rêvée par tous les auteurs, c’est-à-dire à donner à la société des États une organisation juridique, qu’on saura restreindre aux limites imposées par les conditions réelles de la vie des peuples de louables aspirations.
83. Convaincu de l’exactitude des considérations précédentes, je ne crains pas de répéter qu’on peut arriver à assurer la sanction juridique du droit international en chargeant les conférences de médiations collectives, en attribuant aux congrès le droit de résoudre, avec pouvoir coercitif, les questions d’intérêt général et en laissant aux tribunaux arbitraux le soin de juger et de trancher les controverses d’intérêt particulier nées entre deux ou plusieurs États.
84. Il me faut maintenant m’occuper des moyens coercitifs destinés à permettre la mise à exécution des arrêts des congrès ou des tribunaux arbitraux, arrêts rendus en vertu des pouvoirs qui leur auront été reconnus.
Les moyens coercitifs légaux sont le complément nécessaire de la sanction juridique. Je n’en suis pas à rêver une société des États assez perfectionnée et assez idéale pour qu’il soit inutile d’organiser des mesures de coercition, destinées à maintenir chacun dans son propre champ d’action et à réprimer les abus possibles de la liberté. Dans la société civile, malgré l’existence de codes et de tribunaux, il est trop souvent nécessaire d’employer la coercition pour réprimer les abus de cette liberté. Comment espérer que dans la société formée entre des États ayant des intérêts si disparates, des passions alimentées par des causes si variées, entre des peuples se trouvant à des degrés si inégaux de culture et de civilisation, puisse se réaliser jamais l’idéal de la perfection? Comment attendre d’eux un usage si régulier de leur liberté que toute contestation, tout conflit disparaisse? Comment supposer chez eux le ferme propos de se soumettre volontairement à l’autorité du droit et de fournir spontanément la réparation des offenses dont ils seraient les auteurs?
L’histoire nous montre comment entre les États. surgissent en pratique des dissensions et des conflits ayant leur source dans une confusion involontaire, ou dans la lutte des intérêts politiques, économiques et moraux. L’institution des congrès transformée, comme je l’ai indiqué, non plus que celle des tribunaux arbitraux n’atteindront le but qu’on leur propose qu’autant qu’un ensemble de moyens coercitifs légaux permettra d’assurer l’exécution de leurs décisions.
Je ne suis pas de ceux qui rêvent la paix perpétuelle et qui vont soutenant que tout usage de la force armée et toute cause de guerre disparaîtront, si les gouvernements s’accordent à substituer l’arbitrage à la guerre. Ce rêve généreux a captivé bien des auteurs, qui n’ont cru devoir ni s’attarder ni s’abaisser à rechercher quels pourraient être les moyens propres à en assurer la réalisation. Me permettrai-je de demander à l’un d’eux comment on devra procéder contre un État qui refusera de se soumettre à la sentence du tribunal arbitral?
Pareille conduite de la part d’un État ne serait certes pas légale. Mais chaque souveraineté a pour attribut la plus complète indépendance. Elle pourra tenter de justifier son refus en prétendant que la sentence arbitrale n’a pas été rendue régulièrement et conformément aux clauses du compromis; qu’elle est manifestement injuste; ou en fournissant d’autres raisons semblables. Étant donné que ce refus n’est ni plus ni moins qu’arbitraire, et que cependant il n’existe aucun moyen de contrainte, ne voit-on pas qu’on est ramené à l’état de choses qu’on voulait éviter, et que la raison du plus fort va encore être la meilleure?
85. On comprend donc comment l’emploi légal de moyens coercitifs est indispensable dans l’organisation juridique de la société internationale. Au lieu de songer à le faire disparaître, il faut lui chercher et lui trouver une base juridique. Il faut combler la lacune du droit international moderne, grâce à laquelle tout État peut se faire justice lui-même, être à la fois juge et partie, formuler et proclamer son droit, employer la force à le faire reconnaître et respecter par les plus faibles en recourant, le cas échéant, à la guerre. Pareille solution n’est pas conciliable avec l’idée d’une organisation juridique de la société internationale.
Ce n’est donc pas l’emploi des moyens coercitifs qu’il faut absolument rejeter, mais bien l’arbitraire qui préside actuellement à l’usage de la force. Il disparaîtra si l’on admet comme règle générale que l’emploi d’aucune mesure de contrainte n’est juste et légitime s’il n’a pour but le rétablissement de l’autorité du droit tel qu’il a été reconnu et proclamé par les congrès dans les questions d’intérêt général, ou par les sentences des tribunaux arbitraux dans les questions d’intérêt particulier. Que l’arbitraire disparaisse, remplacé par un système légal de procédure pour justifier l’emploi des moyens de contrainte, je l’espère; mais je n’en persiste pas moins à croire que le droit d’user de la force est indispensable pour le maintien des États dans leur sphère d’activité respective et pour la réalisation d’une organisation juridique de leur société.
Ce qu’il convient de bien établir, c’est (je l’ai déjà dit et je le répète) que la raison légitime de l’emploi de la force dérivera du droit des États associés de faire observer et respecter les règles établies d’un commun accord ou réputées nécessaires au maintien et à la conservation de la société internationale. Par suite, un État isolé ne pourra plus jamais, en prétextant une violation des règles du droit international commise par un autre, se constituer son propre juge, porter lui-même la sentence et prétendre se justifier ainsi de l’emploi de moyens coercitifs. Pareil droit n’appartiendra qu’aux États réunis. Car il faut tenir pour certain et indéniable que là tutelle juridique du droit commun des États vivant en société de fait doit être placée sous la garantie collective de ces mêmes États.
86. Les moyens coercitifs à employer sont nombreux. On ne doit recourir à la force armée qu’à la dernière extrémité. Les représailles constituent une première mesure moins rigoureuse. Elles consistent en un acte ou une abstention portant atteinte au droit d’un État dans le but de le forcer à fournir une satisfaction due, ou à mettre un terme à des agissements contraires à l’ordre juridique.
L’État peut toujours, sans autre condition, user de représailles négatives en se refusant à accomplir une obligation juridique, ou à continuer à l’État coupable la concession de certains droits. Qu’on suppose un gouvernement ayant passé avec un autre un traité et ne l’observant pas. Cette atteinte de sa part à l’ordre juridique légitime le refus opposé par son contractant d’exécuter les clauses de la convention; c’est un port stipulé ouvert au commerce qui est déclaré fermé ; c’est un refus non justifié de recevoir des consuls, qui est opposé ; ce sont les relations postales ou télégraphiques qui sont interrompues; les droits d’importation ou d’exportation qui sont surélevés d’une façon démesurée; d’autres violations de ce genre des principes de droit international qui sont commises. Toutes ces mesures arbitraires prises par un État légitimeront des mesures analogues prises à titre de représailles par un État lésé ; et, pour ce faire, celui-ci n’aura besoin d’aucune autorisation.
On n’en peut dire autant des représailles positives, qui consistent en une action violente exercée dans le but de contraindre un autre État à reconnaître un droit contesté, ou à réparer un dommage causé. Étant accepté ce principe que nul État ne peut se faire justice lui-même en mettant la force au service de sa volonté, on ne saurait admettre la légitimité des représailles positives, tant que la contestation n’a pas été soumise à un tribunal arbitral, et que ce dernier n’a pas reconnu et établi dans sa sentence les droits du réclamant. Alors seulement, si l’État condamné se refuse arbitrairement à l’exécution du jugement, sa conduite rendra nécessaire l’emploi de moyens violents de contrainte, justifiés par sa rébellion contre l’ordre établi dans la société internationale. Il y aurait lieu, en pareil cas, de soumettre la difficulté à une conférence. Si la médiation collective des gouvernements réprésentés devenait inefficace, il serait nécessaire de recourir à un congrès qui pourrait autoriser l’emploi des représailles positives.
87. Pour mieux saisir le sens, l’importance et la valeur du système que je soutiens, qu’on veuille bien considérer la façon dont les gouvernements comprennent actuellement le droit de représailles. — Au mois de juin 1861, un vaisseau marchand anglais, le Prince de Galles, fit naufrage sur la côte de la province brésilienne du Rio Grande del Sud. L’équipage se noya, le chargement fut englouti; quelques épaves seulement ainsi que les corps de quatre matelots furent retrouvés sur la plage. Le consul anglais prétendit que ces épaves provenaient du pillage du navire naufragé par des sujets brésiliens qui auraient assassiné les quatre marins. Sur les allégations de son consul, le gouvernement anglais adressa au Brésil une demande en indemnité et, sur le refus opposé, procéda à des représailles Un vaisseau de guerre anglais donna la chasse aux navires marchands portant pavillon du Brésil. Les cinq premiers qu’il rencontra et captura dans les eaux territoriales de l’Empire furent conduits dans la baie de Palmas, où ils durent être retenus comme gage jusqu’au payement de l’indemnité. Le gouvernement anglais était ainsi juge et partie. Lui-même décidait qu’une indemnité lui était due et employait les moyens de contrainte destinés à faire respecter le droit qu’il s’était attribué.
Dans le système que je préconise, les choses se seraient passées autrement. Le gouvernement anglais aurait d’abord dû faire reconnaître le bien fondé de sa réclamation par un tribunal arbitral qui aurait fixé le montant de la réparation due; le Brésil eût ensuite été invité à exécuter la sentence en payant l’indemnité ; son refus, enfin, eût dû être déclaré arbitraire par une conférence qui eût autorisé l’emploi de ces mesures coercitives. Les représailles positives entourées de ces garanties pouvaient alors être employées. Mais comment admettre la théorie des gouvernements contemporains, qui permet à un État de se faire justice lui-même, d’être à la fois juge et partie? N’est-elle pas au plus haut degré inconciliable avec l’idée d’une organisation juridique de la société internationale?
88. On peut admettre une autre sorte de mesure coercitive: le blocus commercial, consistant dans l’interruption de toutes les relations commerciales d’un pays avec les autres. C’est un moyen moins ruineux que la guerre. Il ne sera légitime que sous les conditions et à la suite des procédures indiquées ci-dessus à propos des représailles positives.
89. L’avenir verra peut-être appliquer des modes de contrainte autres que la guerre, pour arriver à faire reconnaître par un État l’autorité du droit. Quand tout moyen de ce genre sera demeuré inefficace et inutile, j’accepte la possibilité de l’emploi de la force armée, sous cette condition principale et immuable que la guerre aura été préalablement reconnue nécessaire et autorisée par un congrès.
En admettant ainsi la guerre, je n’entends pas soutenir que chaque État doive développer ses forces militaires et maritimes pour la faire à son gré, le cas échéant. Il faut reconnaître, au contraire, que le droit de tout État de procéder à des armements et d’augmenter sa puissance militaire terrestre et maritime devrait être enfermé dans les limites raisonnables tracées par les exigences de sa sécurité interne et de sa défense extérieure.
Le droit de défense trouve une juste limite dans le droit égal appartenant aux autres États, et dans un certain équilibre rationnel dont le maintien est nécessaire pour que les mesures prétendues défensives de l’un ne revêtent pas un caractère offensif vis-à-vis des autres.
Étant admis ce principe déjà énoncé, que tout État, si petit que soit son territoire, si faible sa population, a droit à l’existence, à la sécurité, et au maintien de ses relations avec les États plus considérables, sous la protection d’un droit international placé lui-même sous la garantie collective de tous les États vivant en société de fait;
Étant admis que le procédé arbitraire suivi par un gouvernement abusant d’une façon quelconque de sa puissance et transgressant les règles du droit international au préjudice d’un État plus faible, pourrait être considéré comme un attentat contre l’organisation juridique de la société internationale, et justifier l’action collective des autres, ainsi que l’emploi de mesures coercitives;
Reconnaissant d’ailleurs que, pour l’application de ce système, il doit être d’abord établi qu’au cas de recours à la force armée, les États associés devront mettre à la disposition du congrès une quantité de troupes déterminée, pour chacun, en proportion de l’étendue de son territoire et du chiffre de sa population;
On est (sans entendre limiter la liberté de chacun de pourvoir, comme il l’entend, à sa propre sûreté interne et externe) amené à conclure que le développement démesuré donné, sans raison plausible, par un gouvernement à ses forces militaires, la construction par lui de fortifications, de voies stratégiques, une incessante préparation à la guerre, de sa part, seraient de justes motifs d’alarme pour les autres États. On ne saurait admettre que pareils frais d’armement aient été faits sans un but d’avance déterminé. Les États menacés auraient alors le droit de demander des explications, et, si celles-ci n’étaient pas satisfaisantes, un congrès pourrait déclarer que les armements en question constituent une menace et un attentat contre la conservation de la paix et prendre les mesures autorisées dans tous les cas d’atteinte portée à l’organisation de la société juridique internationale.
La guerre ne pourrait être absolument écartée, mais elle changerait complètement de caractère. Vis-à-vis des peuples civilisés elle serait un moyen de défendre le droit qui les régit. Au regard des peuples barbares, elle pourrait être une mesure destinée à les contraindre à reconnaître et à respecter l’autorité du droit international et à rétablir l’ordre juridique troublé par l’abus qu’ils auraient fait de leur liberté.