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VIII
LES ÉPICIERS

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Table des matières

Rue d’Uzès, dans le joyeux et riche appartement situé au deuxième étage, au-dessus des magasins de la Grande Épicerie Progressive, au milieu des tapisseries antiques, des étoffes rares, des armes, des tapis d’Orient, des orfèvreries d’argent et d’or, après avoir savouré un déjeuner d’évêque, le vieil épicier Sabarros, invité par son fils Émile, prenait avec lui un moka fumant du plus délicat parfum, en fumant un cigare d’une jolie couleur blonde, qui ployait sous le doigt. Il eût été difficile de trouver deux hommes plus beaux que ces deux convives. Avec ses traits hardis et .superbes, dont la noblesse était seulement démentie par l’expression rusée de son regard, Marc Sabarros ressemblait à un sénateur de Rome, tandis que le visage charmant, les yeux d’or, le teint rose, la barbe légère et les épais cheveux noirs, coupés courts et cachant le front, donnaient à son fils Joseph, correct, froid et vêtu à la dernière mode, l’aspect des plus séduisants héros d’amour.

–«Non, mon cher enfant, dit le-vieillard, je n’ai pas été du tout surpris, en recevant la lettre par laquelle tu m’annonçais que tu vends ton épicerie, pour te faire auteur dramatique. Car, toi, tu es mon sang, le vrai fils de mes entrailles; tu sais toujours ce que tu fais, tu as le commerce dans les veines, et tu forcerais une roche nue à suer des billets de banque! Nous reviendrons à cela tout à l’heure; mais, pour le moment, parlons de ton frère Émile, à propos de qui je suis sérieusement inquiet, et qui me désespère.

–Quoi! fit Joseph, a-t-it donc fait quelque sottise?

–Ah! dit le vieux Marc, toutes les sottises! Tu sais qu’avec sa part dans le bien de votre mère, je lui ai fait acheter, aux conditions les plus avantageuses, un fond de lampiste sur le boulevard Saint-Germain. La lampisterie, mon enfant, est une spéculation admirable; car le commerce ne livre que des huiles épaisses, fuligineuses, encombrées de matières parasites, qui brûlent et détruisent tous les mécanismes. Aussi, une lampe, une fois vendue, doit-elle rapporter au marchand, en raccommodages inutiles, quatre ou cinq fois le prix qu’elle a coûté. De plus, les modèles de lampes, de suspensions, de candélabres, de torchères, fournis par les bronziers ordinaires, sont d’une si abominable platitude, qu’une fois la mode passée, les bourgeois les plus encroûtés n’en peuvent plus, supporter la vue, , et les remplacent. C’est pourquoi un lampiste qui entend son affaire doit, pour le moins, faire sa fortune en dix ans.

–Eh bien? dit Joseph.

–Mais, reprit Marc Sabarros, ton frère a le diable dans le ventre. Tu te le rappelles, au collège, il était fou des sciences, (comme s’il y avait .une autre science .que de savoir dire: deux et deux font quinze!) et déjà il était hanté par les idées d’honneur, de probité, enfin par les sentiments de tragédie, grâce auxquels on crève à l’hôpital. Ah! il est bien resté semblable à lui-même! Figure-toi qu’il s’est lié avec l’illustre chimiste Grilfeul, ce vieillard pauvre comme Job. Instruit par ce vieux meurt-de-faim, non seulement il se procure des huiles irréprochables, mais il les épure encore lui-môme, et de plus, fournit à ses clients des mèches en bonne soie, non éventées, de sorte que les lampes qu’il a vendues ne se détraquent pas et durent éternellement. Et crois-tu qu’il s’en tienne là? Non, mon cher Joseph. Émile, qui pour son malheur, dessine dans la perfection, et qui est doué de l’imagination la plus dangereuse, a étudié à fond dans les livres, dans les musées, dans les collections particulières, les arts de l’ornement. Il invente, dessine et donne pour rien aux bronziers de beaux modèles, simples et faciles à exécuter. En sorte que ses clients, munis de ces économiques chefs-d’œuvre, ne renouvellent rien. Tu vois qu’on ne peut pas être plus ingénieux dans l’art de ne pas devenir riche.

–Mon père, dit Joseph Sabarros, on ne peut empêcher les fous de faire leurs folies! Mais parlons de choses plus sérieuses. Je quitte la Grande Épicerie Progressive, parce qu’elle me quittait, et j’avais épuisé la veine des miracles; mais je me retire avec un million déjà gagné, qui, comme vous allez le voir, en pondra d’autres. J’avais, non pas acheté, mais loue ces grands terrains, dont le prix maintenant devient excessif, et j’y avais élevé des tape-à-l’œil, des constructions chimériques, où le faux or brillait partout, .mais en somme faites de bois blanc, de papier, de èarton, d’ornements en pâte, qu’on pouvait cueillir à la main, comme des fleurs. Je quitte tout cela au bon moment, c’est-à-dire quand la maison me serait tombée sur la tête. Enfin, mon père, ma grande raison, c’est que j’ai dû songer à économiser ma santé et à ménager mes forces.

–Comment cela? dit le vieux Marc.

–Eh! reprit Joseph, je suis parti du même principe que vous, mais dans des conditions infiniment plus difficiles. Vous vous êtes enrichi dans votre épicerie de la rue Mouffetard, en vendant uniquement des marchandises avariées, des produits empoisonnés, des liquides fabuleux, enfin des ordures, contre de bons sous de billon, en vrai cuivre. Mais là, vous avez eu un auxiliaire impérieux, la toute-puissante Misère, qui, leur mettant le couteau sur la gorge, force les pauvres à passer sous vos Fourches Caudines. J’ai voulu faire comme vous, échanger des rebuts, des vilenies, rien du tout, contre de l’argent, et vendre, en somme, des annonces, des étiquettes, des ré clames, des prospectus, une marchandise purement idéale! Si bêtes qu’ils soient, les hommes sans doute m’eussent résisté; je suis parvenu à attirer chez moi un public exclusivement composé de femmes, et j’ai employé, comme moyen d’action, (parlons sans modestie, puisque nous sommes seuls, ) l’étonnante beauté que je tiens de vous. Mais, mon père, j’ai été un épicier jouant toute la journée Chérubin, Achille et Roméo. Pour décider les femmes à emporter de l’eau-de-vie à peine bonne à brûler, des chocolats blanchis, des conserves mal conservées, des légumes abolis, des bonbons en plâtre, des charcuteries que gagne la moisissure, il m’a fallu les affoler en les regardant aux yeux jusqu’à l’âme, et murmurer à leurs oreilles les plus inouïes chansons d’amour. Maintenant, j’éprouve le besoin de me reposer et de mettre mes pantoufles.

–Je te comprends, dit le vieillard; mais explique-moi pourquoi tu te fais auteur dramatique.

–Mon père, dit Joseph, il est amusant de négocier des mortadelles en bois, des saucissons rances et d’en tirer un million; mais il est plus pratique de vendre très cher, une fois noirci, du papier écolier qui, acheté en gros, coûte six sous la main, et d’en tirer de gros revenus. Le théâtre repose à présent sur le célèbre trio des marchands de billets Crambes, Gys et Kempff, qui subventionnent toutes les scènes, et sans lesquels Arthur ne saurait en aucune façon épouser Adèle! Il leur faut un auteur à eux, parce que les écrivains connus les ennuient, et gâtent tout avec leur littérature. Ils ont pu apprécier mon activité, ma science commerciale, et en un mot, je suis leur homme. Dans les quatre théâtres qui en ce moment leur obéissent, et il y en aura d’autres, on ne jouera aucun ouvrage dont je ne touche tous les droits, ou une partie des droits.

–Mais, dit Marc, il faudra faire les pièces.

–Sans doute, dit Joseph en souriant. La semaine dernière est mort le vieux comédien Triollet. En sacrifiant toute sa vie, en ne mangeant pas, en marchant à peine vêtu, il avait rassemblé une bibliothèque dramatique, presque égale à la bibliothèque de Francisque jeune. Je l’ai achetée pour des sous, car un pauvre a beau être mort, la pauvreté le poursuit, et ses dépouilles se vendent mal. Or, mon père, j’ai là toutes les pièces de théâtre. Quatre employés piocheurs, acharnés, connaissant la besogne, et que je paie bien, sont occupés à les classer et à les cataloguer, en encartant dans chaque pièce une claire et rapide analyse. De plus, ils relèvent et analysent également toutes les scènes d’amour, de colère, de jalousie, tous les quiproquos, tous les dénouements, toutes les morts que contiennent ces ouvrages, de sorte que je trouverai en cinq minutes de recherches le sujet, le personnage, la scène, le détail dont j’aurai besoin. Les plans seront faits par Nora, qui les faisait autrefois pour le grand vaudevilliste Josset. Il y est de première force, et comme c’est un bohème manquant toujours d’argent, mal vêtu et qu’on ne peut montrer dans les théâtres, il aimera mieux toucher régulièrement mille francs par mois bien nets que de subir des chances aléatoires. Quant à l’ écriture, je la ferai moi-même, pour être bien certain qu’il n’y aura dans les pièces aucun style pouvant en empêcher le succès.

–A la bonne heure, dit le vieux Marc. Au moins, voilà une spéculation où tu n’auras pas eu à te dépenser toi même.

–Ah! pardon, ce serait trop beau, dit Joseph Sabarros. La plus grosse partie du fonds social a été fournie par la vieille comédienne Pauline Jugla, dont le suffrage m’était indispensable, et à qui j’ai dû donner une dernière fois l’illusion de l’amour! Mais ceci est un détail, et nous ne sommes pas au monde pour nous amuser.

–A la bonne heure! dit le vieux Marc, dont les yeux furent alors traversés par un éclair de fierté, tu es un homme!

–Ah! dit pensivement Joseph, il y aurait à réaliser une combinaison qui vaudrait mieux que tout. Gys est père d’une fille charmante, et tous les millions de l’association reviendraient un jour à celui qui épouserait mademoiselle Henriette Gys, car elle est la nièce de Crambes et la filleule de Kempff, qui tous les deux sont célibataires et sans enfants.

–Eh bien? dit le vieillard.

–Ah! fit Joseph, je me heurterai là contre une difficulté presque insurmontable. Cette jeune fille belle, mince sans maigreur, avec d’épais cheveux châtains et des yeux étrangement expressifs, est d’une pâleur verte, comme une morte qui se serait levée du tombeau, et c’est sa pensée qui la dévore. Petite enfant, mise à même toutes les comédies, le théâtre lui a donné la curiosité des poètes, elle les a tous lus, savourés, vécus, elle a pleuré leurs larmes et souffert leurs martyres. Ce n’est pas elle qu’on abusera avec de faux semblants et pour lui plaire, il faudrait une âme vraiment poétique! Or, mon père, vous qui m’avez donné tant de choses, et notamment cette charmante tête qui vaut son pesant d’or, vous n’avez pourtant pas pu me donner cela.

–Allons, du cœur! dit Marc Sabarros, souviens-toi bien que le commerce n’est qu’une fiction, une immense mythologie; et ne l’oublie jamais, celui qui ne saurait pas vendre une chose qu’il ne possède pas, ne serait pas un véritable épicier!»

Joseph n’avait garde de mettre en oubli les paroles de son père. Quinze jours après cette conversation, les quatre théâtres jouaient quatre pièces de lui, deux féeries et deux drames, et pendant une année, sans interruption, il touchait de quadruples droits sur des recettes variant de six mille à quatre mille francs. Mais ce qui fut plus beau et plus imprévu, c’est qu’au bout de cette année, il épousait mademoiselle Henriette Gys, résultat qui, malgré l’aplomb dont il avait fait montre, stupéfia le vieux Marc.

–«Mais comment as-tu fait? dit-il, quand Joseph vint lui demander son consentement.

–Ah! dit le jeune homme, ceci est en effet mon chef-d’œuvre! J’ai adopté, recueilli chez moi, fêté avec une amitié fraternelle le poète lyrique Henri Cruzel, qui a du génie et qui, par conséquent, mourait de faim. Je fais sa gloire, je le nourris de perdreaux, je lui donne les livres nécessaires à ses études, et je place ses vers dans les Revues. Mais, en revanche, je le copie, je l’imite, je reproduis ses gestes, ses attitudes; j’apprends par cœur les discours que la passion lui arrache! car naturellement il est amoureux; et de la sorte, j’ai pu fournir à mademoiselle Gys un faux poète, si bien réussi qu’il a en effet l’air d’un vrai.

–Viens, mon sang! dit le vieux Marc, qui ouvrit ses bras et baisa tendrement le front de son fils. Ah! reprit-il, que je serais heureux, si ton frère Émile ne me donnait pas tant de chagrin! Mais je crains qu’il n’épouse sans dot la fille du chimiste, et il continue à inventer des flambeaux, sveltes et élégants comme des fleurs. Il n’est bon à rien, et il faut décidément désespérer de lui: c’est un artiste!»

Contes bourgeois

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