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III
L’ENTÊTÉ
ОглавлениеMonsieur Frésia, sous-chef de bureau à la préfecture de police, n’attendit pas, pour quitter ses fonctions, l’âge réglementaire où il aurait eu droit à sa retraite, car il recueillit coup sur coup, et presque en même temps, deux héritages qui lui permirent de vivre à sa guise. En mourant, prise sans doute de remords, sa femme Euphrasie, dont les légèretés avaient été célèbres, lui laissa tout le bien qu’elle possédait et, d’autre part, monsieur Frésia se trouva être le seul héritier d’un cousin, riche vigneron de la Côte-d’Or, qui, surpris par la mort, n’eut pas le temps de tester à son détriment. Le sous-chef donna alors sa démission, et on eût pu croire qu’il allait augmenter son train et faire figure dans le monde; mais, au contraire, grâce à son habileté et à des relations qu’il avait soigneusement conservées, il sut s’arranger une existence qui ne coûtait rien.
Et ce qui explique l’âpreté avec laquelle fut réalisé ce miracle, c’est que Frésia était un avare! Mais un avare dans le vrai sens du mot, un avare de l’espèce d’Harpagon, aimant à savourer jour et nuit la volupté particulière de voir, de toucher, de caresser de l’or monnayé, de le dévorer des yeux, de le manger, de le baiser, de l’entendre chanter, sonner, carillonner et tintinnabuler; enfin, d’avoir les pièces d’or pour compagnes, pour mères, pour sœurs, pour filles, pour épouses et pour amantes. Passion coûteuse entre toutes; car elle force celui qui en est atteint à immobiliser un capital devenu improductif; mais les jouissances inouïes dont elle enivre ses adeptes sont sans doute en rapport avec les sacrifices qu’elle exige.
Monsieur Frésia plaça justement la somme nécessaire pour se faire quatre mille francs de rente, et garda le reste de sa fortune en bon or trébuchant, qu’il rangeait dans des armoires secrètes, dans des coffres, dans des cassettes dont il adorait les beaux yeux. Il eut ainsi des nuits dejoie, de volupté, d’indi cible plaisir, regardant ruisseler l’or sur ses doigts, en emplissant à la fois ses mains et ses prunelles, et s’aveuglant avec ravissement dans la contemplation de ce réchauffant soleil. Reste à savoir comment on peut borner sa dépense à quatre mille francs par an, sans se priver de rien, ce qui était le cas de l’ancien sous-chef; car il n’avait pas l’austérité que réclame son vice, et aimait la bonne chère et le reste. Dans une des rues obscures et tristes qui avoisinent l’église Saint-Sulpice, un propriétaire de ses amis lui louait, moyennant trois cents francs, deux chambres situées à l’entresol et donnant sur une cour très sombre, mais qu’il avait lui-même tapissées, peintes et embellies; car monsieur Frésia appartenait à la race des Robinsons. Jadis, à la Préfecture, grâce à des services rendus, il s’était fait des amitiés dans le monde des théâtres, et dînant tous les jours en ville, chez des bourgeois que charmaient sa bonne tenue, ses anecdotes, nouvelles pour eux, et son esprit récolté dans les journaux, il leur donnait des loges pour les pièces tombées ou démodées.
Et ce n’est pas seulement ainsi qu’il payait son dîner. Il savait faire des cartonnages, des menus peints à l’aquarelle, raccommoder les bijoux et les éventails, et de plus jouait de la flûte et du violon, de façon à faire danser dans les fêtes de famille en accompagnant le piano, et même à exécuter des morceaux personnels en virtuose, chez les personnes tout à fait étrangères au sentiment de la musique. Il donnait aussi des fleurs défraîchies, achetées à la Halle, et des bonbons que lui cédait à bon compte un droguiste de la rue des Lombards. Grâce à ces talents, il était nourri dans des maisons où il y a encore des cuisinières, et où l’on boit du vin naturel. Un ancien forçat, tailleur en chambre, ou plutôt en mansarde, au haut d’une masure, et qui sans cesse craignait des révélations sur son passé, coupait et cousait pour une somme dérisoire les habits dont monsieur Frésia achetait l’étoffe, au prix de fabrique, chez un drapier du quartier Saint-Martin. Ayant des mains et des pieds fort petits, qui semblaient d’une femme, il trouvait facilement au Temple des chaussures presque neuves et des gants à peine défraîchis, vendus par les domes tiques des comédiens, après avoir servi une ou deux soirées au théâtre.
C’est aussi en billets de spectacle ou de concerts qu’il payait son tabac à priser et les cigares qu’il fumait; quant aux journaux, il les lisait devant un kiosque, dont la marchande, prévenue d’une contravention, s’était tirée d’affaire par ses conseils. Les très rares fois que monsieur Frésia allait dans un café de la rue de Seine, il jouait aux cartes et aux dominos avec des négociants du quartier, et à force de science et d’attention patiente, gagnait sa consommation trois fois sur quatre. Ainsi ce Parisien aux triples armures s’était arrangé pour ne dépenser rien dans une ville où tout coûte de l’argent, et où il faut payer pour parler, pour penser, pour boire de l’eau et pour respirer.
Restait l’amour, qui pour un célibataire, involontairement ou volontairement pauvre, touchant presque à la cinquantaine, constitue le plus difficile des problèmes; mais sur ce point encore, monsieur Frésia avait trouvé le moyen de n’être pas pris sans vert. Naguère il avait vu à l’hôpital une malheureuse fille, alors tombée dans la plus noire misère, malade de la petite vérole qui semblait devoir à jamais flétrir sa beauté, et il lui avait fait obtenir quelques grâces. Quelques années plus tard, il la revit, mais redevenue belle, habitant dans la rue de Seine une chambre où, assise près de la fenêtre, elle sollicitait les passants d’un regard fin et presque modeste. Née et élevée dans la boue, condamnée enfant à toutes les horreurs du vice parisien, cette Félicie était un de ces êtres aux bons instincts qui aspirent à l’air libre, ne veulent pas croupir dans la boue et tentent de s’en évader. Au bout de très peu de temps, sa jolie chambre bien rangée, l’ordre méticuleux qui régnait chez elle, sa conversation, ses manières qui n’étaient pas d’une fille, lui avaient conquis des sympathies, et ses rares visiteurs, dont elle avait pu restreindre le nombre, étaient tous des gens distingués et de façons discrètes.
Mais Félicie Varlet ne s’en tint pas là. Grâce à une ancienne amie, devenue modiste après s’être affranchie du vice, comme elle voulait le faire elle-même, elle travailla chez elle, acquit en très peu de temps une remarquable habileté, et savoura l’immense joie de se nourrir avec un argent honnêtement gagné. On ne se libère pas facilement de l’enfer, et quelques amis obstinés s’acharnaient à venir voir Félicie; mais peu à peu, un à un, en y employant toute sa séduction et ses meilleures coquetteries, elle parvint à se débarrasser d’eux, et libre enfin, travaillant sans repos, menant au su de tous une conduite régulière, transfigurée, renouvelée, rayée des listes infâmes, elle redevint gaie, heureuse, et se retrouva elle-même. Cependant, un seul homme n’eut pas pitié d’elle et ne voulut entendre à rien: ce fut monsieur Frésia.
Il s’était habitué à monter, quand il lui plaisait, dans la chambrette de la rue de Seine, et à y trouver la propreté, le confortable, un bon tapis sous ses pieds, et une femme jolie, aimable, qui avait tous les agréments d’une maîtresse, sans lui causer aucun ennui; aussi se démena-t-il, comme un diable dans un bénitier, quand Félicie Varlet le supplia de cesser ses visites. Oui, la désertion de cette gracieuse femme, dans sa vie où tout était arrangé et réglé comme un papier de musique, excita en lui les plus vives indignations. Cela de moins, c’était le désordre introduit dans le plan si bien combiné qui protégeait ses bonheurs d’avare. Alors, pourquoi ses dîners en ville, ses loges de théâtre, ses vêtements à bas prix, ses cigares obtenus pour rien, et le gain de ses consommations au café ne l’abandonneraient-ils pas aussi? L’ancien sous-chef se montra féroce et implacable. Félicie Varlet figurait dans ses combinaisons et dans son budget à la colonne: Amour; bon gré mal gré, il fallait qu’elle se soumît. Monsieur Frésia déclara qu’il reviendrait quand même et tint parole. Mais un beau matin, il trouva la chambre close; peu de jours après elle était vide, et sur les persiennes de la fenêtre se balançait un écriteau de location. Le sous-chef apprit par les voisins que Félicie était partie et que ses meubles avaient été emportés. Comme il n’y avait pas de portier dans la maison, il ne put rien savoir de plus, et se retira en proie à une violente colère.
Dès lors, par une série de phénomènes qui le jetèrent dans un trouble profond et qu’il ne comprenait pas lui-même, monsieur Frésia fut comme un corps sans âme, uniquement occupé de l’absente, ne songeant qu’à elle, et voulant absolument la revoir. Aimait-il Félicie Varlet? Était-il, à son insu, attaché à elle par ces liens de la chair dont on ne peut secouer les redoutables étreintes? Il est plus probable que, sentant s’agiter en lui des passions endormies jusque-là, le sous-chef, avec une vive intuition, se voyait d’avance livré aux femmes, déchiré par d’impérieux désirs, et assez fou pour entamer et manger sa chère fortune. Un jour il devint pâle et se sentit mourir, en voyant dans la rue Félicie, vêtue en dame élégante, appuyée au bras d’un beau et robuste jeune homme, et semblant heureuse.
Se dissimulant et rasant les maisons, Frésia suivit les deux jeunes gens; il arriva avec eux à la gare d’Orléans, et de très loin, avec l’attention d’un obser vateur, entendit ou plutôt devina que le compagnon de Félicie avait demandé des billets pour Étampes. Il monta dans le train un peu après les voyageurs, fit le trajet dans un wagon éloigné du leur, descendit comme eux à Étampes, les suivit dans la ville d’abord, puis dans la campagne, et enfin les vit entrer dans un moulin, auquel attenaient un jardin, un joli verger, et où tout annonçait le bien-être et la richesse. Peu d’instants après, Frésia en embuscade, caché par une charrette, vit le meunier paraître à une fenêtre, en veste, ayant à côté de lui Félicie débarrassée de son chapeau; c’était bien là qu’ils habitaient. Le sous-chef quitta sa cachette, rentra dans la ville, et alla se loger dans une auberge, où facilement il apprit tout ce qu’il désirait savoir. Félicie Varlet était, en effet, depuis peu de jours, mariée au riche meunier Tiercelet, un brave garçon très facile à vivre, et d’un caractère gai, mais peu endurant, et qui d’un coup de poing eût facilement assommé un bœuf. Le bon sens, la raison, l’instinct le plus élémentaire eussent dû engager monsieur Frésia à regagner Paris, sans regarder derrière lui, à aller retrouver ses dîners en ville, ses cartonnages, ses airs de flûte, et surtout la contemplation enragée de son or; mais il y a des moments où la folie s’empare de nous en maîtresse, envahit notre cerveau et n’y laisse rien de ce qui n’est pas elle.
C’est dans un tel état que se trouvait le sous-chef. Il ne voulait admettre rien de ce qui était arrivé; il ne lacceptait pas, et par un entêtement à la fois sénile et puéril, s’obstinait à croire que, mariée ou non, Félicie devait le recevoir comme autrefois, et dans les mêmes conditions. Il était irrité, comme il l’eût été jadis à son bureau de la Préfecture, si son pupitre couvert de serge verte et sa boîte à pains à cacheter surmontée d’une pelote à épingles lui eussent refusé leur service, et s’en fussent allés tout seuls. Le lendemain, qui était un dimanche, il rencontra Félicie Tiercelet allant seule à la messe, et lui parla, d’une voix étranglée par l’émotion; mais la meunière ne répondit pas. En revanche, le meunier, qui, plus tard, dans la journée, rencontra Frésia, errant toujours comme un chien affamé, lui parla sans se faire prier, et le regardant bien entre les deux yeux, lui dit d’une bonne voix rude et sonore: «Je vous engage à laisser ma femme tranquille, parce que je vous tuerais comme un chien.»
Mais rien ne pouvait plus arracher le sous-chef à son mauvais sort. Jouet et esclave inconscient de l’idée fixe, il resta à Étampes, et corrompit à prix d’or Étiennette, la petite servante de Tiercelet, qui s’engagea à lui ouvrir la porte du jardin, la première fois que le meunier, absent pour ses affaires, devrait coucher à Paris. Cependant Tiercelet, qui a fait son droit au quartier Latin et qui est très moderne, savait qu’en pareille occasion, il faut, non pas faire semblant de partir, mais partir en effet. Ce fut donc très sérieusement qu’il s’absenta; mais il avait armé d’un bon fusil son garçon Rizat, et lui avait fait ses recommandations. La nuit, entendant des pas, il parla, et ne recevant pas de réponse, tira, et atteignit en pleine poitrine monsieur Frésia, qui fut tué raide.
L’ancien sous-chef était mort sans héritiers, et sa succession devait faire retour à l’État. Mais, quand furent levés les scellés apposés dans son appartement, on n’y trouva presque rien, car ses coffres et ses cassettes d’or étaient enfermés dans des cachettes si compliquées qu’on ne les découvrit pas. Quelque temps après, ce petit logement fut loué par le tailleur, ancien forçat, qui habillait monsieur Frésia, et qui, lui, avait depuis longtemps surpris ses secrets. N’est-il pas en effet conforme à l’ordre des choses que l’or obéisse aux plus impérieuses convoitises, et qu’une bande de voleurs finisse par hériter d’un avare?