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VII
L’AMANT

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Table des matières

Depuis peu revenu d’un long voyage dans l’extrême Orient, Paul Simonel, après avoir déjeuné chez son ami, Henri Fresne, qui n’a jamais quitté Paris, savourait le plaisir de causer dans un joli appartement de garçon, bien disposé pour la flânerie artiste, où toujours une femme semble être attendue, et où les meubles ont l’air spirituel. Ils parlaient de leurs camarades de collège, dispersés et classés, au gré des hasards de la vie.

–«Quoi! disait Simonel, Chandor, ce cancre relégué parmi les derniers de la classe, et qui tout au plus savait lire, est devenu un écrivain célèbre!

–Oui, dit Fresne, rappelle-toi qu’il avait l’esprit d’ordre, et qu’il élevait des vers à soie dans son pupitre. Enfin il faisait déjà du commerce, et vendait les feuillets de papier qu’il avait pu économiser. Il était né évidemment pour le négoce, et devait dompter les éditeurs.

–Ah! dit Simonel, je n’en reviens pas. Carriol, cet aigle des vers latins, employé dans les omnibus! Chabran, qui ne cherchait que plaie et bosse, passé diplomate! Materet, avocat! Piédefert, qui toujours démolissait le mur du jardin, architecte! Mais au fait, qu’est devenu Arragon?

–Mon ami, dit Fresne, l’homme reste toujours semblable à lui-même; les prétendues contradictions entre ses aptitudes et sa destinée ne sont qu’apparentes, et ne résistent pas à l’examen. Ces démolitions de Piédefert étaient une façon de remuer les matériaux, et les batteries de Chabran étaient une manière initiale d’inculquer la persuasion. Mais quant à Arragon, son avenir fut lisiblement écrit depuis le premier jour, et pour qui l’a observé au collège, il était évident qu’il serait ce qu’il est devenu en effet, une des plus étranges et des plus prodigieuses figures de ce temps.

–Oui, dit Simonel, je me souviens qu’il fut chassé à la suite de je ne sais quelle histoire avec mademoiselle Eugénie Sarrette, la fille de notre maître de pension.

–Arragon avait alors quinze ans, dit Henri Fresne; son aventure d’amour qui nous fut vaguement révélée, nous mettait l’eau à la bouche. Lorsqu’il fut expulsé et que son correspondant l’emmena, mademoiselle Berthe était prisonnière dans sa chambre; mais la lingère Rosalie pleurait toutes les larmes de son corps, et madame Sarrette, qui tordait ses bras douloureux, semblait n’avoir pas été offensée seulement dans ses affections de mère.

–En effet, dit Simonel.

–Et, reprit Fresne, rappelle-toi Arragon, en ce temps-là. C’était un écolier irréprochable, qui apprenait ses leçons et faisait ses devoirs avec la perfection la plus régulière, et ne méritait jamais aucune réprimande. Dans les jeux avec nous, il était brave, agile, et rendait volontiers un service, mais toujours sèchement, et sans nulle expansion. Cet enfant, qui était destiné à devenir un Don Juan, tel que le comporte la vie moderne, avait dès lors l’air absent et étranger que don Juan garde toujours, et qui le caractérise, quand il n’est pas dans son élément essentiel, c’est-à-dire: avec des femmes. Déjà, sans doute, il méditait silencieusement ses crimes, et appartenait à la race prédestinée des vengeurs.

–Comment cela? fit Simonel.

–Oui, répondit Fresne, Arragon est un Attila, authentique et réel, tout comme celui qui ravagea la Médie et la Macédoine, combattit Aétius et Théodoric, massacra les habitants d’Aquilée, saccagea Vérone, Mantoue Crémone, Bresse, Bergame et Milan, et lorsque périt avec lui l’empire des Huns, laissa, comme un monument affreux de son passage, les tragiques ruines de cinq cents villes détruites. Seulement Arragon est un Attila sans aucun faste, et purement civil. Bien que les positions les plus brillantes lui aient été offertes, précepteur particulier dans de riches maisons, ou secrétaire d’hommes politiques pour qu’il compose des discours ou compulse des documents et prépare de grands travaux, c’est ce qu’il a voulu être. De très hautes et très puissantes protections, qui ne lui manqueront jamais et dont il use discrètement, seulement quand et comme il le faut, le mettent à même de se replacer toujours, et tu verras tout à l’heure que ce n’est pas un luxe. Doué d’une instruction universelle, il sait les arts comme les sciences, et peut tout enseigner. D’ailleurs, il n’est nullement beau et n’a pas d’esprit; mais s’il en avait, il serait bien difficile que quelqu’un s’en aperçût, puisqu’il garde toujours le silence.

Sauf une barbe très brune, drue, envahissant le visage, et qui laisse voir seulement le menton rasé, Arragon, devenu homme, est tel que tu l’as connu, enfant. Très brun et fauve de peau, ses traits hardis, laids, virils ont l’air taillés à coups de hache; sa chevelure, tout à fait noire, est épaisse, et ses yeux, noirs aussi et très brillants, n’expriment rien. Maigre avec des mains et des pieds d’une rare élégance, Arragon est toujours habillé et ganté avec une idéale correction, et ses manières sont d’une distinction absolue: il ne fait jamais un geste! Aussi ne se passe-t-il jamais huit jours sans que les nouveaux maîtres qu’il sert ne l’invitent à leurs soirées et ne l’admettent à leur table. Dans un salon, Arragon s’efface de parti pris, ne parle pas, et il semble qu’il n’ait absolument rien de séduisant. Il répond si on l’interroge, écoute volontiers les vieilles dames, danse si l’on veut, et très bien, et il est de première force au whist, au trictrac et à tous les jeux de vieillards.

–Mais, dit Simonel, comment se manifeste-t-il à l’état de fléau, et que ravage-t-il?

–C’est bien simple, dit Fresne, il accomplit ses fonctions, quelles qu’elles soient, exactement, sans ennui, sans révolte, sans lassitude; mais,–les choses se passent toujours de même,–tout à coup, et sans qu’on y ait été préparé par rien, la bombe éclate! Dans la maison où notre homme rem plit son humble devoir, nécessairement, il y a toujours une femme, mère ou sœur ou fille de son maître; eh bien! cette femme, toujours au bout de très peu de temps, Arragon l’a séduite, il est son amant et elle est folle d’amour pour lui. Comment ce secrétaire, ce précepteur, sans beauté et sans esprit, se fait-il adorer? C’est sans doute ce qu’on ne saura jamais. Peut-être y a-t-il quelque signe, invisible pour nous, d’après lequel les femmes devinent que, pour se taire, ce silencieux n’en pense pas moins. Quoi qu’il en soit, tout se découvre; en butte aux vengeances les plus légitimes, Arragon ne s’y dérobe en aucune manière, et les subit avec l’impassibilité d’un Mohican. Blessé, aux trois quarts tué en duel, assommé, assailli à coups de pistolet et à coups de couteau, battu comme un croquant ou assassiné comme un gentilhomme, Arragon ne dit rien, se soigne, souffre patiemment et, une fois guéri, recommence ses travaux, impassible et patiemment obstiné, comme une force de la nature.

–Parbleu, dit Simonel, si c’est là une vie de don Juan, il faut avouer que les Elvires y coûtent cher, et le jeu n’en vaut pas la chandelle. Mais tu disais que notre ancien camarade est un vengeur! Qui donc venge-t-il, et d’où vient le flot de haine et d’amour extravasé dans son cœur?

–Ah! dit Fresne, c’est ici que s’ouvre le champ des hypothèses! il y a bien sur ce sujet une légende curieuse et généralement admise que, pour ma part, je n’admets pas, parce que je la trouve trop simple. S’il faut en croire cette fable, le père d’Arragon était un musicien de génie, une sorte de Berlioz, un précurseur que son temps ne pouvait comprendre et qui, par conséquent, fut vilipendé, honni, insulté, repoussé partout, et réduit à la plus abominable misère. Ce seraient les souffrances de ce martyr que notre féroce don Juan ferait expier à la bourgeoisie haute et basse, par ses froides scélératesses. Mais pour moi, ce mythe, évidemment inventé pour les besoins de la cause, selon l’inéluctable défaut de la critique philosophique, offre de nombreuses erreurs, dont la principale est de vouloir expliquer par des causes naturelles un ensemble de faits purement surnaturels. Enfin, il ne nous fait pas comprendre comment, à un âge où le douloureux passé de son père ne pouvait lui être connu, Arragon, enfant encore, séduisait déjà les femmes et les filles des maîtres de pension, et par-dessus le marché, les lingères, entamant dès lors, avec l’impassibilité d’un casseur de cailloux, une tâche à laquelle il s’est voué, sans défaillance et sans irêve.

–Mais, dit Simonel, si cette explication-là est mauvaise, quelle est la bonne?

–Il est plus sensé, dit Fresne, de penser qu’Arragon n’a aucune idée, et qu’il obéit, comme la peste, le tourbillon et l’avalanche, à une loi dont il n’a pas conscience. Une série de hasards m’a fait connaître exactement sa vie pendant les dernières années qui viennent de s’écouler, et il faut bien convenir que cette existence d’homme toujours cassé et raccom modé est ce qu’il y a de plus turbulent à la fois et de plus monotone. Il y a quatre ans, venant d’Afrique, où empoisonné par un mari jaloux, le docteur Carriol, un des meilleurs médecins de l’armée, l’avait guéri à grand’peine,–Arragon entra chez monsieur de Salvage, le procureur général, pour y faire l’éducation de son jeune fils. Madame de Salvage, qui jusque-là avait été la plus honnête des femmes, tomba dans ses bras, prise tout à coup d’une inexplicable démence.

Rompant avec ses préjugés de magistrat, le mari offensé voulut se battre; le duel eut lieu à l’étranger, et Arragon, dont un coup d’épée perfora le poumon droit, sembla devoir expirer au bout de quelques heures. Il se guérit pourtant, à l’hôpital toujours, et de retour à Paris, nous le retrouvons chez le général baron de Madeline, qu’il aida, comme secrétaire, dans ses grands travaux historiques. Bien que forte, superbe et déjà femme, mademoiselle Claire de Madeline n’avait pas plus de quatorze ans quand le général la trouva debout, fermant les yeux, appuyée sur le cœur de son secrétaire, dont elle recevait tranquillement les baisers. Le soldat ne fut pas aussi patient que l’avait été le magistrat. Il saisit un revolver à la portée de sa main, et tira sur Arragon, à qui il logea trois balles dans le corps.

Encore six mois d’hôpital. Puis secrétaire chez le député Sendrès, dont il écrivait les discours, il devint l’amant de sa sœur, mademoiselle Blanche Sendrès, âgée de vingt-deux ans, qui, orpheline, habitait avec son frère. Duel, un bras cassé, deux mois d’hôpital. Tu vois, mon ami, que c’est toujours la même chose. En ce moment, Arragon est de nouveau précepteur. Il instruit un jeune homme faible, pâle, anémique, aux yeux tristes et à la pauvre chevelure blonde, le dernier héritier d’un grand nom: celui des Cinquin. Le père du jeune Guy, le comte de Cinquin, est depuis longtemps ruiné, et son rêve, s’il peut élever son fils si frêle, est d’obtenir pour lui, afin de relever la race, les dix millions que possède sa tante, la duchesse [sabeau de Juhan. La duchesse est une nouvelle Diane de Poitiers, restée, dans la vieillesse, extraordinairement belle. Ses amours firent grand bruit jadis, et durèrent jusque dans un âge où d’ordinaire on ne vit que de souvenirs. Cependant, elle semblait calmée, et bien qu’elle soit difficile à vivre et ne pardonne rien, le comte de Cinquin, pour ne pas la perdre de vue, l’avait décidée à venir habiter avec lui. Il ne tarda pas à s’apercevoir que le précepteur Arragon semblait lui plaire et réveiller en elle des feux mal éteints. Naturellement, le comte voudrait chasser cet hôte dangereux; mais chaque fois qu’il veut lever ce lièvre, la duchesse Isabeau jette sur lui un regard terrible, qui le glace d’épouvante. Le comte et le précepteur, qui s’exècrent cordialement, vivent ensemble, comme deux loups. La question est de savoir lequel des deux mangera l’autre.

–Mon cher ami, dit Paul Simonel à Henri Fresne, tu ne veux pas que ton don Juan moderne résulte de causes naturelles; cependant je vois, à ses nombreuses bonnes et mauvaises fortunes, une explication qui, à ce qu’il me semble, s’impose d’elle-même. En choisissant si obstinément un homme silencieux, calme, sans beauté ni esprit, les femmes, qu’on veut si souvent nourrir de sonnets à la lune et de glorioles qui ne sauraient leur faire une belle jambe, n’expriment-elles pas, dans leur impeccable bon sens, que, selon l’expression populaire, la beauté et le génie ne se mangent pas en salade? Et, en haine de tous les bavards, qui produisent de vaines paroles et rien de plus, n’affirment-elles pas leur prédilection pour tout l’ordre d’idées qui se formule par l’admirable devise: Faire sans dire?»

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