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I
ROSE QUI RIT

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Le rire de madame Rose Georget est une des joies et une des curiosités de la ville de Chinon. Le fait est que cette charmante femme rit toujours, à propos de tout et à propos de rien, pour un rayon qui passe, pour une mouche qui s’envole, pour un mot qui n’a, absolument rien de comique; et pourtant elle n’a pas l’air bête! Sa jolie petite frimousse à fossettes, chiffonnée comme celle d’une nymphe de Clodion, ses lèvres rouges, son nez relevé au bout comme par un capricieux coup de pouce du statuaire, ses grands yeux d’or, ses cheveux relevés en broussailles, sa mignonne oreille rose, ses mains potelées ont infiniment d’esprit, et sa bouche toujours ouverte laisse voir un tas de perles, où vient se jouer la lumière.

Madame Georget n’a pas toujours ri. Un long temps s’est écoulé où pâle, désolée, sinistre, effroyablement résignée, elle se laissait stupidement vivre, excitait la pitié des passants et ressemblait à une bête qu’on mène à l’abattoir. Cétait le désespoir absolu, tran quille, sans bornes; et quand on connaîtra sa vie, on verra à quel point ce renoncement de tout était justifié. Fille du grand marchand de nouveautés Cadot-Thinville, dont la femme était une demoiselle Parcellier, Rose avait été élevée sans amour et sans caresses par ses parents, qui ne songeaient qu’à augmenter leur fortune; car monsieur Cadot-Thinville, dévoré d’ambitions politiques, aspirait à la députation. Ses seuls moments de bonheur étaient ceux qu’elle passait avec sa cousine Laure, dont la mère, veuve de monsieur de Trévery, s’était remariée au riche marchand de blés Faussillon.

Dans leurs longues conversations, les deux jeunes filles, l’une et l’autre privées chez elles de toute affection, aspiraient ardemment au mariage, rêvaient de trouver dans cet état nouveau tout ce qui jusque-là leur avait manqué, et par avance paraient de toutes les élégances des maris charmants. Elles les eurent, hélas! plus tôt qu’elles ne l’espéraient, car leurs destinées devaient se ressembler de point en point, et l’histoire de l’une fut exactement l’histoire de l’autre. Monsieur Barbacanne, qui épousa Laure, et monsieur Georget, qui devint le mari de Rose, tous deux riches propriétaires, passaient alors, avec justice, pour les deux jeunes hommes les mieux habillés de Chinon. Tous les deux, ils avaient fait leur droit à Paris, savaient les belles manières et possédaient des talents d’agrément, chantant au piano des airs d’opéra-comique, et lavant avec une féroce propreté des aquarelles sentimentales. Courtisée par un amant qui lui offrait des fleurs bleues, cueillies dans des endroits escarpés au péril de sa vie, et apportant une dot de deux cent mille francs, Rose crut qu’elle allait parcourir, en marchant sur des gazons, les sentiers de l’idéal; mais une fois les noces faites, Claude Georget quitta son visage aimable, comme on quitte un masque; il se montra tel qu’il était, brutal, avare, impitoyable, et réduisit sa femme au plus complet esclavage.

Pendant qu’il étudiait à Paris, Georget, aussi économiquement qu’il l’avait pu, avait fait des folies pour les demoiselles de Bullier et les buveuses d’absinthe des brasseries, qui naturellement lui en avaient fait voir de toutes les couleurs; et d’après elles, il s’était fait de la femme une opinion définitive, qui ne devait jamais varier. Il pensait qu’on n’est jamais assez dur pour ces animaux-là, et il le fit bien voir. Tout en s’occupant de ses cultures et de ses vignes, il eut des bonnes fortunes dans la société, sans renoncer aux petites ouvrières, et enfin s’amusa avec une prodigalité sage, tandis que privée de toute société, ne recevant personne, si ce n’est des paysans ou des marchands de vins venus pour affaires, et n’allant nulle part, Rose menait une vie de servante et d’ilote. Elle n’avait même pas l’amère ressource de se parer pour elle-même; elle était fagotée, vêtue de robes presque misérables, car depuis son mariage, non seulement elle n’eut jamais à elle, mais elle ne vit jamais un sou.

Georget ordonnait et payait les dépenses de la maison; mais de plus, c’est lui qui faisait faire, à vue de nez, sans qu’on eût pris de mesures, les robes de sa femme, et qui lui achetait ses chapeaux, ses gants et le reste. Il ne pouvait avoir de doutes sur la vertu de Rose, et d’ailleurs, la croyait trop bête pour manquer à ses devoirs; cependant comme, à ce qu’il estimait, contre les femmes deux précautions valent mieux qu’une, il avait soin que ses chemises de grosse toile et que ses bas épais, à peine bons pour une vachère, fussent de ceux qu’une femme n’oserait pas laisser voir, quand il s’agirait de sa vie. Le dimanche, lorsque Rose allait à la messe, Georget lui donnait dans un papier, car elle n’avait pas de bourse! les deux sous nécessaires pour la quête. Les marchands, les fournisseurs et le facteur lui-même savaient si bien madame Georget dénuée de tout argent, qu’en l’absence du maître ils ne demandaient jamais à être payés. Enfin, pour comprendre toute l’infortune de cette créature malheureuse au delà de tout, il faut savoir qu’elle n’eut pas la consolation d’être mère. Poussant son système jusqu’au bout, Georget estimait qu’une femme veut être traitée d’une façon particulière, et que l’amour, comme les toilettes, lui doit être mesuré avec une extrême parcimonie.

Cependant, tel était l’aveuglement de ce féroce mari que sa femme, à son sens, devait être parfaitement heureuse; aussi s’étonnait-il de la voir accablée, silencieuse, livide et marchant d’un pas automatique. Il la crut malade, et s’en ouvrit au docteur Bergevin, qu’il pria de la soigner. Ce spirituel vieillard, sachant tout et lisant dans les âmes, savait parfaitement à quoi s’en tenir; toutefois il consentit à visiter madame Georget, dans l’espoir de relever un peu, par sa sympathie et par ses affectueuses conversations, cette victime désolée. Quant aux médicaments qu’il lui ordonna, ce furent, comme on le pense bien, des poudres innocentes et des pilules de rien du tout enveloppées dans une feuille d’or. Comme on va le voir, ce traitement eut le meilleur succès, et madame Rose Georget retrouva sa gaîté perdue, ce qui prouve bien qu’en médecine tout peut réussir, pourvu que le hasard se mette de la partie et consente à s’en mêler un peu.

La seule personne que Rose eût le droit de voir, était sa cousine Laure Barbacanne, qui habitait à quelques maisons de chez elle. Georget ne la croyait pas dangereuse, parce que traitée par Barbacanne exactement comme Rose l’était par lui, elle n’avait aussi ni sou ni maille, et était de même réduite aux chemises de grosse toile et aux bas épais comme des planches. Mais quand, par bonheur, les deux jeunes femmes étaient seules, elles parlaient, s’ingéniaient, devinaient le monde fermé, et mettaient en commun leurs rêves. Ni à l’une ni à l’autre aucune lecture n’était permise. Mais en revenant de Paris après ses études faites, Barbacanne avait jeté en un tas dans le grenier ses livres de droit; or, parmi ces livres décousus, déchirés et dépenaillés étaient mêlés quelques volumes de la petite édition de Balzac, incomplets, salis et réduits à l’état de chiffons. Laure allait les chercher dans le grenier, et pendant les courts moments qui leur étaient donnés, Rose et elle les lisaient, les dévoraient, et se laissaient éblouir par mille féeries, car c’étaient justement les Scènes de la Vie Parisienne.

Avec madame d’Espard, avec madame de Kergarouët, avec la duchesse de Maufrigneuse, elles marchaient couvertes de diamants, sous l’éclat des lustres, admirées et enviées dans les bals; elles vivaient sur les divans de soie, les pieds appuyés sur des coussins brodés d’or, courtisées par de beaux jeunes gens ivres d’amour et pleins de génie. Elles adoraient de Marsay, Daniel d’Arthez, Rastignac, Lucien de Rubempré, et si un de ces héros d’amour eût soudainement par devant elles, elles se fussent sans doute jetées à son cou, sans faire plus de façons que n’en fait un misérable affamé depuis huit jours, jeté à même dans un beau festin dressé sous les flambeaux d’or. Mais pour Rose du moins, tous ces fuyants personnages de la Comédie Humaine devaient s’incarner en une personne définie; car le propre frère de Laure, Armand de Trévery, jeune, beau, immensément riche du bien de son père, était précisément un de ces dandies souverains dont Paris raffole et pour lesquels les femmes se passionnent. Après avoir montré à la guerre une fabuleuse bravoure, il était maintenant chef du cabinet d’un ministre, et grâce à la prodigieuse séduction qu’il exerçait, le monde lui pardonnait de se montrer plus spirituel qu’il ne convient à un homme politique.

Accablé d’affaires et de plaisirs, Armand ne venait jamais à Chinon, et il était d’ailleurs-comme tous les Parisiens, qui volontiers trouvent le temps de parcourir l’extrême Orient ou le centre de l’Afrique, et jamais celui de visiter une ville de province. Mais il adorait sa sœur, à qui volontiers il eût avec joie donné des bourses pleines d’or, si elle avait eu la possibilité de dépenser un sou; et si occupé qu’il fût, il entretenait avec elle une régulière et volumineuse correspondance, dans laquelle il lui racontait tout. Pour Laure, c’était la suite de Balzac; pour elle Paris se résumait en ce frère doué de toutes les perfections, et comme on se l’imagine, elle sut faire partager cet enthousiasme à sa cousine Rose, pour qui sans cesse vu et admiré dans un rêve infini, Armand qu’elle n’avait jamais vu, que sans doute elle ne devait voir jamais, devint, dans toute l’acception du mot, un amant! Mais ce qu’il y eut de plus étrange, c’est que les lettres où Laure peignait le charme, la grâce rhythmée et inconsciente et le douloureux martyre de son amie, avec la puissance poétique vraie que donne l’intuition nullement gâtée par les littératures, éveillèrent une passion pareille et égale dans le cœur d’Armand de Trévery; il aima Rose Georget, fut hanté, obsédé, possédé, ravi par cette figure charmante, et laissant tout ce qui n’était pas elle, voulut la voir.

Il savait par Laure que Claude Georget était un jaloux brutal, trop peu spirituel pour pouvoir être trompé, et qui d’ailleurs n’ouvrirait sa maison sous aucun prétexte. Néanmoins, comptant sur l’impossible, Trévery, qui par des miracles de volonté s’était rendu libre, arriva un beau matin à Chinon, et courut chez sa sœur, qu’il eut le bonheur de trouver seule, Barbacanne voyageant à ce moment pour des achats de bestiaux. Mais retenue à la maison par une entorse, Laure ne pouvait sortir, et encore moins envoyer chercher Rose, ni l’une ni l’autre de ces deux femmes n’ayant la permission de donner un ordre à leurs domestiques. Armand avoua à sa sœur l’amour qui d’après ses lettres, l’avait envahi, et Laure accueillit cette confidence avec joie, tant il lui semblait juste que Rose échappât, même pour une minute, à son abominable destin, Trévery résolut de se présenter chez les Georget, coûte que coûte, et bâtit son siège sur un unique renseignement que lui donna sa sœur. Les années précédentes, les vignes avoisinant celles de Georget avaient été presque toutes gelées, si bien que le mari de Rose avait vendu son vin ce qu’il avait voulu. Cette année, au contraire, la vendange avait été partout excellente; il y avait pléthore sur le marché, si bien que Georget risquait de ne pas vendre son vin ou de le vendre dans de mauvaises conditions, ce qui le mettait de très méchante humeur.

Reçu en présence de Rose dans un petit salon à meubles fanés qui donnait sur le jardin, Armand de Trévery, qui connaissait toutes les ruses de l’escrime et du langage, poussa tout de suite un coup droit, et sans lui donner une minute de repos, étourdit son ennemi par un flot de paroles, où les mots tourbillonnaient et papillotaient comme des étincelles. Venu exprès à Chinon, où il ne pouvait rester que deux heures, pour voir Barbacanne et se faire guider par lui, il voulait acheter des vins, tant pour le ministre que pour lui-même, et devant habiter prochainement un hôtel où il ferait son installation définitive, il se proposait de fonder tout d’abord sa cave avec ces excellents vins de Chinon, qu’il mettait au-dessus de tous les autres. A ces mots, Georget dressa l’oreille, ses yeux s’allumèrent, et toute sa personne sembla dire en un mouvement exalté: Prenez mon ours! Par une transition qu’il crut adroite, il en vint à proposer ses propres vins; il raconta les années, les crus, les provenances, et à son tour parla comme un marchand d’habits, pour éblouir le visiteur, qui ne demandait pas mieux que de se laisser convaincre, Bref, priant son hôte de l’excuser quelques instants, il descendit à la cave, pour y choisir les échantillons qui devaient être dégustés séance tenante. Tout entier à son négoce, il n’avait pas vu sa femme stupéfaite dévorant des yeux le frère de Laure, et regardant ce beau jeune homme comme Andromède attachée au rocher dut regarder Persée fendant la nue, et brandissant le glaive d’or.

Armand de Trévery et Rose Georget se trouvaient dans une situation unique, ne ressemblant à rien, où tout préambule devait être supprimé, car ils savaient qu’ils avaient à eux cette minute, et qu’ils n’en auraient jamais une autre! Armand brûla, enveloppa Rose d’un regard et tendit ses bras; elle y tomba folle de ravissement, et pendant de courts instants, qui lui semblèrent délicieusements longs, connut les sensations, les désirs, les bonheurs, les extases qui remplissent toute une vie. Georget remonta, avec la servante Madelon qui l’aidait à porter ses bouteilles, et Armand n’ayant pu accepter le déjeuner offert, les vins furent tout de suite goûtés et appréciés. Tout à coup, à propos de rien, d’un mot quelconque, Rose éclata de rire, en montrant ses petites dents blanches comme des lys, et broda des trilles et des gammes de rire qui enchantèrent son mari, car il crut alors au docteur Bergevin et à l’efficacité de ses pilules. En effet, depuis ce temps-là, madame Georget rit toujours, et amuse Chinon par cette jolie musique. Rien n’a changé dans sa situation; elle est toujours aussi opprimée, aussi martyrisée, aussi esclave. Elle ne reverra sans doute jamais Trévery, elle n’est pas devenue mère; comme par le passé, elle n’a pas un sou à elle et elle porte des chemises de vachère. Elle a subi une maladie grave, dont elle a guéri, heureusement; mais tout près de mourir, elle riait à gorge déployée et elle rit toujours, tant il lui semble amusant et légitime d’avoir fait son mari–ce qu’il devait être, et tant l’ineffable volupté de l’heure douce s’est mêlée à son sang et circule orgueilleusement dans ses veines!

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