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II
L’IGNORANTE

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Table des matières

Au commencement de1882, monsieur de Champeil, colonel de lanciers en retraite, qui vivait à Dijon dans un fauteuil, accablé de goutte et de rhumatismes, hérita de son frère aîné un château historique, bâti du temps de Louis XIII, et situé en Normandie, dans la jolie petite ville de C... Tout impotent qu’il fût, il voulut habiter cette demeure seigneuriale, dont une des façades s’ouvrait sur une rue, tandis que l’autre donnait sur un vaste jardin, se terminant en pleine campagne. Bien que le colonel ne fût guère transportable, son valet de chambre Pensière, un ancien soldat qui ne connaissait rien d’impossible, trouva le moyen de le transporter d’un fauteuil à l’autre, en traversant un bon morceau de la France. Installé au château de Savènes, dont l’héroïque décor et les mobiliers précieux, accumulés depuis des siècles, faisaient un merveilleux séjour, monsieur de Champeil s’y trouva aussi heureux que le permettaient ses souffrances; mais en explorant, par les mains de Pensière, l’antique bibliothèque où le roulait ce dévoué serviteur, il y fit de telles découvertes qu’il n’en voulut pas profiter seul. Aussi écrivit-il au fils de sa sœur, un jeune et célèbre poète, Paul Delizy, qui habite Paris, comme on le sait, d’arranger au plus tôt ses affaires, de façon à venir passer un mois au château de Savènes.

Paul accourait au bout de huit jours, car il adore son oncle, qui ne lui a jamais fait de morale, et qui, bien qu’il soit lui-même très riche, lui a toujours donné de l’argent et des présents, et jamais de conseils.

–«Mon cher enfant, lui dit le colonel, j’ai trouvé ici des trésors inestimables, auxquels sans doute je ne suis pas indifférent, mais qui, en somme inutiles pour une vieille culotte de peau, t’appartiennent de droit. La bibliothèque de Savènes est infiniment riche en livres grecs et latins des plus belles époques, en elzévirs, en volumes reliés pour Grolier et ses amis, en grands ouvrages d’art, de science et d’archéologie; mais, ce qui te touchera davantage, elle contient, dans leurs éditions primitives et originales, les poètes du quinzième et du seizième siècle, toute la Pléiade, et des manuscrits inouïs; car moi qui n’ai rien vu encore, j’ai trouvé déjà une ballade en jargon, de François Villon, que ne possède pas la Bibliothèque nationale; et à propos de ce même François Villon, de nombreuses notes écrites de la main de Clément Marot, et qui n’ont jamais été imprimées! Certes tout cela, comme le reste, t’appartiendra après moi; mais je ne vois pas pourquoi je te ferais attendre un plaisir, même si peu de temps. Je t’ai donc prié de venir, pour t’embrasser d’abord, et ensuite pour que tu choisisses dans tout cela ce qui peut te plaire et que tu l’emportes.

–Mon cher oncle, dit Paul Delizy, avec votre per mission, je veux bien vous aider à inventorier vos richesses; mais je n’emporterai rien du tout à Paris, où on déménage tous les huit jours et où on demeure dans une assiette! J’aime bien mieux, quand je suis en train d’étudier, venir vous demander une chambre à Savènes, et laisser les livres dans ces belles armoires fleuronnées, aux lignes contournées si délicatement. En attendant, nous avons un bon mois pour les regarder ensemble et pour vivre seuls dans la chère intimité.»

Ce mois, monsieur de Champeil et son neveu en passèrent la moitié dans les plus agréables occupations, sans être dérangés par aucun importun; mais un tel état de choses était trop beau pour durer. Un jour qu’ils collationnaient ensemble un très ancien recueil de ballades, imprimé en caractères gothiques, Pensière vint annoncer la visite de monsieur Beaucousin, conservateur des hypothèques. Paul Dolizy fit alors une grimace significative, monsieur de Champeil lui dit avec une mélancolie résignée:

–«Hélas! mon enfant, celui-là tu ne saurais l’éviter un jour où l’autre, car il a la manie des célébrités, il en ferait au besoin, et il a parfaitement osé de son chef aller voir Victor Hugo, et lui conter des calembredaines! C’est, dans toute l’horreur que ce mot comporte, un artiste! De plus, il est le fondateur et le président de la Société fraternelle de Thalie, qui dans notre petite ville groupe des orphéons, organise des expositions et des concerts, et pour ses séances solennelles fait venir des acteurs de Paris. Pensière, ajouta-t-il, fais entrer monsieur Beaucousin!»

Le conservateur des hypothèques fut introduit, et tandis qu’il accablait Paul des plus vulgaires flatteries, débitées avec un aplomb d’enfer, Paul admirait en lui un vieillard au visage d’enfant, ridé, mais abominablement jeune, avec des cheveux noirs et une barbe légère, et vêtu à l’extra-dernière mode, car sa seule cravate avait les violences et les tendresses d’une aurore. Après avoir parlé art, femmes, vie élégante, et récité avec soin les journaux du jour, monsieur Beaucousin supplia Paul d’accepter pour le lendemain même une invitation à dîner, invitation qui s’adressait à lui seul, puisque monsieur de Champeil ne pouvait quitter son fauteuil à roulettes.

–«Cher et illustre poète, lui dit-il, excusez une mise en demeure à si courte échéance; mais en revenant de la chasse, où j’avais tué un chevreuil et quelques faisans, j’ai reçu une carpe saumonée d’une qualité supérieure, et vous verrez, j’espère, que nous ne mangeons pas trop mal en province. Je n’aurai pas le plaisir de vous présenter ma fille Jeanne (un nom distingué, n’est-ce pas?) qui est en villégiature chez ma sœur; mais nous aurons ce qu’il y a de mieux à C...: monsieur Verlingue, le médecin, un célibataire plein d’esprit; monsieur Lalou, le percepteur; monsieur Lebleu, le juge de paix; monsieur Bidu, le notaire, et leurs femmes; car, ajouta-t-il, d’un ton qui désirait manquer de franchise, ces dames daignent s’asseoir à la table d’un pauvre veuf qui n’est plus dangereux.»

Le lendemain à ce dîner, Paul, qui sur un signe de son oncle avait accepté, put voir en effet qu’on mange encore bien en province, car la chère fut exquise, mais il n’en fut pas de même de la conversation.

On lui demanda force détails sur l’inspiration, sur sa manière de travailler, sur ce que rapporte la litté rature, et sur la vie privée des actrices; enfin, la ville de C..., située à quatre lieues de tout chemin de fer, laissa voir ses intimes pensées et montra son âme. Après le dîner, mesdames Lebleu et Bidu jouèrent à quatre mains des morceaux de piano où tous les ouragans furent déchaînés; mais ce n’eût rien été encore si le maître de la maison n’eût montré tous ses talents. Car avec une plume spéciale et une encre de Chine délayée avec amour, il faisait des imitations de gravures sur acier, d’après les anciens Devéria, si exactement réussies que lorsqu’elles étaient exhibées, madame Lalou s’écriait régulièrement: «Non, ce n est pas possible, avouez que c’est une gravure!» Et Beaucousin répondait: «Non, madame, je vous jure ma parole d’honneur que c’est fait à la main!» De plus, ce conservateur des hypothèques chantait des cavatines d’opéra-comique, sinon avec la voix, du moins avec l’allure parfaite des ténors, dont il avait le geste précieux et l’élégance à la fois féminine et cavalière. Enfin il savait singer Thérésa dans deux chansons: Rien n’est sacré pour un sapeur et C’est dans l’nez qu’ça mchatouille, de façon à donner une illusion parfaite à ses compatriotes. Pour terminer, Beaucousin récita des vers de sa composition, La mort du Rossignol, après avoir eu soin de dire: «Mon Dieu, je rime par délassement, à mes moments perdus. Je ne me donne pas sans doute pour un parnassien, mais aussi je ne suis pas tout à fait un profane. »

A partir de ce moment, le séjour de C... était empoisonné pour Paul Delizy, et il fût reparti pour Paris, avec horreur, s’il n’eût été retenu par la sincère et profonde affection de monsieur de Champeil. Car le terrible Beaucousin avait envahi le parc de Savènes, et, heureux d’avoir trouvé un confrère, assassinait Paul de ses productions sentimentales et de ses prétentieuses théories sur la poésie lyrique.

–«Ah! cher grand homme, lui dit-il un jour qu’ils se promenaient dans les allées du jardin, on ne saura jamais combien notre art est compliqué, et ce qu’il demande de profondes études. Il est curieux de voir ce que peut produire un être non initié à ce métier difficile. Et tenez, je vais vous en donner tout de suite un bizarre exemple.»

A ces mots le conservateur tira de sa poche un feuillet de papier à lettres couvert d’une écriture fine et hardie, et avec une sorte de pitié ironique, lut des vers qui jetèrent Delizy dans le plus grand étonnement; puis, voyant qu’il ne disait rien, en lut d’autres encore. Le poète se garda bien de manifester son impression; très ému et vivement touché, il se trouvait en face du plus étrange des problèmes; car, écrites par une personne évidemment ignorante, les strophes qu’il venait d’entendre attestaient un génie original et charmant, une sincérité absolue, et brillaient d’images imprévues, absolument neuves, où l’on n’eût pas trouvé la trace d’un lieu commun.

–«Hein! dit monsieur Beaucousin, est-ce assez maladroit?

–Mais, fit le poète, de qui sont ces vers?

–De ma fillette, de ma propre fille Jeanne, à qui je les ai volés dans son bonheur-du-jour, car cela m’amuse de la voir s’exercer à voleter, comme un oiseau maladroit!

–Mais, dit Paul, comment se fait-il que mademoiselle votre fille ignore les règnes initiales de la versification?

–Tiens, dit Beaucousin avec malice, elle les ignore parce que je ne les lui ai pas enseignées. J’ai eu soin de lui cacher tous les livres qui en parlent et aussi tous les livres de poètes; les seuls vers qu’elle ait entendus, c’est les miens, quand je les récite devant elle à mes hôtes, et encore j’ai tâché que ce fût le moins souvent possible.

–Je comprends, dit Paul Delizy; dans l’intérêt même de son bonheur, vous avez craint pour mademoiselle Jeanne les émotions et les angoisses que l’art nous donne nécessairement.

–Mon Dieu! fit le conservateur, c’est cela et ce n’est pas cela; certes je suis de l’avis de notre grand Molière, et je pense que les femmes doivent être surtout élevées au ménage; ma sœur a instruit Jeanne à raccommoder le linge et à composer d’excellents coulis; mais aussi, écoutez donc, je suis le poète de la ville de C... où on apprécie mes productions, et je ne me soucie pas que ma petite me coupe l’herbe sous le pied! Vous qui êtes plus fort que moi, si je vous demandais vos secrets, vous ne me les diriez pas; il est bien naturel que je ne dise pas les miens à Jeanne. J’ai trouvé; qu’elle trouve si elle peut; en ces matières-là, cher monsieur, chacun pour soi!»

En écoutant cette féroce déclaration de principes, Paul Delizy regarda son interlocuteur, pensant en lui-même que les héros avaient exterminé jadis des monstres moins abominables que celui-là. Mais lorsqu’il se retrouva seul, il se sentit pris d’une immense sympathie pourla jeune fille inconnue dont les accents bégayés avaient éveillé en lui une admiration pensive, et de plus en plus possédé par ce sentiment, il en parla à monsieur de Champeil.

–«Ah! mon enfant, dit le colonel, je ne connais pas de plus admirable jeune fille que mademoiselle Jeanne, et comment a-t-elle pu naître d’un tel père? Sa chevelure, son visage presque olivâtre avec des traits fins, un peu étranges, infiniment purs, ses grands yeux d’or sombre, sa bouche qui ressemble à une fleur, donnent l’idée des plus élégantes figures de la Renaissance, et sa main ferme et délicate est d’une princesse; mais ce qui en elle ravit surtout, c’est sa voix sonore et douce, d’un timbre délicieux, ou plutôt sa pensée simple, naïve, imprévue, qui se traduit en mots ailés et palpitants comme des vols d’oiseaux.»

A quelques jours de là, monsieur Beaucousin, dont la fille était de retour, venait dîner avec elle au château de Savènes, et Paul Delizy put voir alors que monsieur de Champeil ne l’avait pas flattée, ou plutôt il ne vit rien, et tout de suite fut frappé au cœur par le plus soudain et le plus impérieux amour. Souvent il eut occasion de revoir Jeanne, de causer avec elle, de se complaire aux délices d’un esprit dont rien n’avait gâté la grâce sauvage; car en condamnant sa fille à l’ignorance, monsieur Beaucousin avait laissé l’intuition grandir en elle, et Paul ravi voyait se développer devant lui les richesses de cet esprit, comme en parcourant des déserts inconnus, on y voit tout à coup resplendir des forêts de fleurs! Quant à Jeanne, Paul Delizy fut pour elle l’être attendu; pour la première fois, elle entendit parler un langage qu’elle comprenait et qui ne blessait pas son instinct; aimer ce poète, ce fut pour elle vivre sa vraie vie et rentrer dans son élément. Lorsque le colonel demanda pour son neveu la main de Jeanne, le conservateur des hypothèques fit une légère grimace; car s’il aimait les poètes en théorie, il trouvait leur vie aléatoire, même quand leurs vers se vendent; mais il s’adoucit en apprenant que son futur gendre possédait en propre quarante mille livres de rente et était l’unique héritier de son oncle. Le mariage eut lieu après un très court délai, célébré par un festin après lequel monsieur Beaucousin ne manqua pas d’imiter Thérésa, et Paul Delizy put enfin retourner à Paris, en emportant sa chère proie.

C’est dans un quartier absolument retiré, dans un nid caché sous les feuillages que ces époux, embrasés du plus ardent amour et dignes l’un de l’autre, vécurent absolument seuls; car Paul, qui d’ailleurs la voulait toute pour lui, avait à faire l’éducation de sa compagne. Mais quoil cette éducation se fit toute seule; à peine les livres lui furent-ils ouverts que Jeanne sut et devina tout, comme si elle se rappelait des choses un moment oubliées. Dans cet esprit qui avait toujours pensé, les sciences s’établirent et fleurirent, poussant de profondes racines, sans que la jeune femme perdît rien de sa naïveté ingénue. Elle continuait à écrire des vers, animés d’un véritable génie, que l’art n’avait pas refroidis et dont l’harmonie savamment musicale était bien féminine. Jeanne désirait que ces vers ne fussent connus jamais de personne, si ce n’est de son cher Paul; mais il n’en fut pas ainsi, et au commencement de l’année dernière, parurent Les Chères Pensées, poésies par Jeanne Pauly, dont les éditions se sont rapidement succédé, et dont le succès, qui dure encore, va toujours grandissant. Ce livre était déjà l’occupation de Paris quand Jeanne le vit pour la première fois. Non seulement elle n’avait été pour rien dans sa publication, mais Paul, qui fut suppléé par un ami fidèle, n’avait paru ni chez l’éditeur ni chez l’imprimeur, et Jeanne Pauly, qui devint célèbre sans que personne eût pu deviner qui elle était, jouit à la fois de la gloire et du bonheur dans l’obscurité; n’est-ce pas l’idéal de la vie? Le secret fut seulement confié à monsieur de Champeil, qui le garde bien; quant à monsieur Beaucousin, il a lu Les Chères Pensées et n’y a rien compris; mais il envie le succès de Jeanne Pauly, et regrette amèrement de ne pouvoir la connaître.

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