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IV
LA CUISINIÈRE

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Table des matières

A ce moment où les admirables travaux anthropologiques du docteur Georges Clochez passionnent la France et l’Europe, il n’est pas sans intérêt de savoir quels furent les débuts de ce savant prodigieux, et à quel dévouement il a dû de pouvoir exister. On verra une fois de plus, dans cette histoire, avec quelle sollicitude certaines vies, utiles à tous, semblent avoir été préparées, et le sont sans doute en effet, par une pensée tutélaire, que rien ne détourne de son but. Mais il faut remonter jusqu’à1852, époque où mademoiselle Eugénie Mirio épousa monsieur Clochez, le propriétaire de la plus grande librairie médicale du quartier Latin. Ce mariage fut conclu, grâce à un moyen de vaudeville, usé jusqu’à la corde, et qui cependant réussit toujours. Désespéré de ne pouvoir obtenir la main d’Eugénie, un jeune savant qu’elle aimait, nommé Joseph Nattan, s’en alla en Russie, pour y faire l’éducation d’un prince. On fit croire alors à la jeune fille qu’il s’était marié à Moscou, et ce mensonge fut inventé et conseillé par monsieur– Clochez lui-même, qui une fois les noces faites, non seulement avoua ce stratagème à sa femme, mais s’en vanta, comme d’une ruse amusante et de bonne guerre. Aussi éveilla-t-il dans le cœur de sa compagne une haine qui devait s’envenimer jusqu’à son dernier soupir.

D’ailleurs, nul assemblage ne pouvait sembler plus monstrueux que celui de ces deux êtres. Mince, pâle, onduleuse, le visage d’une pâleur fauve et dorée, avec de grands yeux d’or humides, madame Eugénie Clochez était la plus sensitive et la plus impressionnable des créatures, et son mari, géant rose aux muscles de taureau, n’en eût fait qu’une bouchée, l’eût tuée par sa brutalité et rien que par sa voix aux affreux éclats de tonnerre, si la jeune femme n’eût été protégée par une amie capable de tenir tête à cet ogre. C’était la bonne qui l’avait élevée, qui l’aimait comme une mère et plus qu’une mère. Cette fille, nommée Désirée Thion, âme tendre dans un corps de colosse, aurait pu battre comme un enfant le formidable libraire; mais elle eut un moyen plus sûr de le dompter, car elle était sans conteste la meilleure cuisinière de Paris, faisait la loi aux Halles et chez les grands marchands de comestibles, comme au marché Saint-Germain, et les dîners, qu’elle composait avec génie, satisfaisaient à la fois la gourmandise de Clochez et son ambition, puisqu’ils lui permettaient de recevoir et de fêter d’une façon digne d’eux les princes de la science.

Devenue toute-puissante dans la maison, Désirée soignait, choyait sa chère maîtresse, lui évitait toute contrariété, et cependant Eugénie se mourait, incon solée, frappée au cœur, ne pouvant oublier l’absent. Sa bonne, qui pour elle eût commis des crimes, se désespérait; si elle avait su où le trouver, elle serait allée chercher Joseph Nattan au bout du monde; mais un jour elle le rencontra dans une rue de Paris, pâle, défait, n’ayant plus figure humaine; il était revenu, pour exhaler son dernier soupir là où était restée son âme. Dès qu’il s’agissait de son enfant, il n’y avait plus pour Désirée Thion ni bien ni mal, ni juste ni injuste; elle eut bien vite fait de réunir les deux amants, qui alors se donnèrent avec furie l’un à l’autre, et connurent toutes les ivresses de la passion heureuse; mais trop tard pour être sauvés, car ils ’ avaient subi des angoisses dont on ne peut guérir. A peu de temps de là, Nattan fut rapidement enlevé par une fièvre dévorante, et ne put voir naître l’enfant qu’Eugénie portait dans son sein: pendant les jours qui précédèrent l’instant fatal, madame Clochez se cacha si mal, et, malgré les prières de Désirée, prit si peu de précautions, que le libraire découvrit tout, et eut contre sa femme d’effrayants accès de colère.

Nattan venait à peine de mourir qu’Eugénie dut se mettre au lit, prise par les douleurs de l’enfantement. Clochez était tellement exaspéré que ni l’autorité du célèbre docteur Plessix, ni la rude bravoure de Désirée Thion, ne purent le contenir; pendant les souffrances atroces qu’elle subissait, il épouvanta sa femme par des reproches si amers, par des menaces si abominables, qu’il brisa en elle tous les ressorts de la vie. Avec d’inimaginables tortures, elle put mettre au monde son fils Georges; mais elle mourut, tout de suite après l’avoir embrassé. A ce moment-là, Clochez et la cuisinière Désirée échangèrent des regards chargés de la plus implacable haine, et se mesurèrent, comme d’irréconciliables ennemis, entre qui la guerre commence. Allant au plus pressé, Désirée emporta l’enfant à qui le libraire eût certainement brisé la tête contre une muraille; elle le remit elle-même entre les mains d’une nourrice aux environs de Paris et revint assez à temps pour rendre les derniers devoirs à sa maîtresse. Clochez eût chassé cette révoltée, si sa gourmandise n’eût été plus forte que sa rage. Désirée, qui si volontiers eût fait manger à son maître une cuisine de Locuste, sembla oublier son enfant bien-aimée, et tandis qu’elle reposait encore sur les oreillers, pâle comme la blanche neige, confectionna pour Clochez un de ces coulis pour lesquels il se serait fait fesser en place publique.

Il n’eut pas le courage de chasser Désirée, dont les yeux disaient: «La maison m’appartient!» de façon à ne permettre aucune réplique. Tout de suite les deux adversaires se pénétrèrent jusqu’au fond de l’âme, et ils ne purent avoir de secret l’un pour l’autre. Il fut avéré pour la bonne, elle le lut clairement écrit, que Clochez emploierait tous les moyens pour déshériter l’enfant et pour le livrer à la misère; et le libraire vit avec évidence que pour assurer du pain à cet enfant maudit, Désirée le volerait jusqu’aux moelles. Il eut l’idée de détourner à son profit, dès qu’il le pourrait, quelque servante d’archevêque; mais il ne savait pas assez quelle est l’influence inéluctable d’une vraie grande cuisinière, à qui obéit tout le commerce parisien; car les marchands savent trop comme ils la retrouveront, toujours armée, chez un prince, chez quelque Rothschild, et comme elle est, au bout du compte, la maîtresse des événements. Très peu de temps après la mort de sa femme, Clochez avait repris ses dîners fameux, dont les convives illustres, à cheveux blancs, étaient, à leur insu même, les âmes damnées de Désirée, sachant qu’ils devaient à cette grande artiste de manger une vraie cuisine, dans ce Paris où on se nourrit de surtouts de fleurs, de serviettes damassées et de cristaux ornés de gravures. Quant au docteur Plessix et à l’agent de change Chévereau, gourmands ayant le courage naïf de leur vice, la cuisinière les eût fait passer par le trou d’une aiguille, comme le chameau de l’Écriture. Avec une extraordinaire vaillance, songeant à l’avenir de Georges Clochez et ne perdant pas de vue son idée une seule minute, elle se mit à faire danser l’anse du panier, avec une telle furie que le mot «danse» exprime bien imparfaitement les convulsions chorégraphiques à laquelle se livrait cette anse de panier, en proie à une turbulente démence.

Grâce à ses dîners, contre lesquels nul amphitryon ne pouvait lutter, Clochez avait les plus belles relations; il était parvenu à tous les honneurs civiques, et pouvait montrer sur son habit noir toutes les décorations de l’Europe; seulement, il payait les turbots et les poulardes, comme si c’eussent été des coquecigrues ou des licornes blanches, et Désirée disait avec une simplicité hautaine: «Oui, c’est le prix que ça coûte!» Cependant, quelques années s’étant écoulées ainsi, Georges, qui avait grandi bien portant et robuste chez sa mère nourrice, fut placé dans un lycée de province, par les soins de la bonne, qui trouva inutile de le montrer à son prétendu père. Clochez mangeait et faisait manger les morceaux les plus délicats; mais Désirée se livrait à l’ivresse du vol, avec des voluptés savourées et toujours renais santes. Enfin, voyant son argent s’écouler comme l’eau d’un ruisseau, Clochez voulut acheter directement et régler avec les fournisseurs; mais c’est alors qu’il connut les poissons fardés comme des courti sanes, les foies gras fabriqués en trompe-l’œil, et que de la Bourgogne même, ses marchands, vignerons bourguignons, lui expédièrent à Paris des vins chimiques! Le libraire se révolta tout à fait, chassa Désirée et prit tour à tour des cuisinières et des cuisiniers payés au poids de l’or; mais tous ces gens n’étaient que des comparses fournis par Désirée elle-même, qui, de loin encore mieux que de près, jouait à son maître les Fourberies d’un Scapin en jupes!

Cependant, la renommée du libraire s’effondrait; les professeurs, les savants étrangers disaient: «Clochez baisse!» A des signes certains, on avait reconnu que plusieurs de ses dîners, saupoudrés de Cayenne, venaient de chez le marchand de comestibles; c’étaient les mêmes menus qu’on avait lus et relus aux inaugurations de statues et de chemins de fer. Un peu plus, le libraire fût resté seul, comme une croûte de pain derrière une malle; il n’eut que le temps de s’humilier, de mettre les pouces, de reprendre Désirée sans conditions, ou plutôt avec toutes les conditions que voulut décréter cette grande cuisinière. Elle fut intendante en titre, ordonna toutes les dépenses, et mit même le nez et les mains dans la caisse de la librairie. Et sa victoire fut si complète, que Clochez fut même forcé d’accueillir le petit Georges aux jours de fête, et de s’en faire honneur; car cet enfant, travailleur obstiné, qui avait tous les prix aux grands concours, était dès lors une personnalité trop éclatante pour qu’il fût possible de le mettre sous le boisseau.

Clochez vit que son sort était décidé, qu’il ne se débarrasserait jamais de la cuisinière, devenue d’autant pius utile qu’il voulait être membre du conseil général et officier de la Légion d’honneur. Il s’occupa donc de pouvoir, à quelques années de là, vendre sa librairie. Il se hâtait de réaliser sa fortune; ostensiblement il jouait, et avait des maîtresses; mais en attendant qu’il eût tout donné on ne sait à qui, Désirée se hâtait de faire ses orges. Le jour où elle eut trente mille francs, dont elle expliqua la possession par des contes à dormir debout, elle les confia à l’agent de change Chévereau, en lui disant de les perdre ou de les doubler, et en peu d’années, Chévereau les doubla. Alors Désirée spécula elle-même; elle eut l’instinct de prendre des actions dans des entreprises qui devaient réussir; elle s’intéressa dans les commerces du marché Saint-Germain, et ouvrit, rue de l’Ancienne-Comédie, une boutique de marchande à la toilette, alimentée par ses vols quotidiens, et tenue par une cousine, qu’elle fit venir de Vaucouleurs. Enfin, sur son ordre, le docteur Plessix envoya Clochez à Monaco, où Désirée l’accompagna. Là elle joua audacieusement, costumée en douairière, et gagna des sommes énormes. La cuisinière possédait une vraie fortune, lorsque Clochez mourut d’une attaque d’apoplexie.

Le libraire avait eu beau tout vendre, tout dénaturer, tout donner, la vente seule de son mobilier et de ses collections produisit encore une somme qui, pour les premiers moments du moins, sembla suffi sante au docteur Plessix, nommé tuteur du jeune homme, pour que Georges Clochez pût décemment terminer ses études. Mais il devait les terminer avec tout l’argent et avec tout le luxe qui eussent été prodigués à un fils de roi; car, grâce à Désirée Thion, que Georges aimait aveuglément et croyait sans réflexion, la très petite somme laissée par le libraire devint inépuisable. D’ailleurs, quand son élasticité devint par trop invraisemblable, la cuisinière, à qui les romans ne coûtaient rien, simula un héritage qu’elle alla recueillir, et fit voir à son jeune maître des chandelles en plein midi. C’est grâce à sa fortune, si bizarrement acquise, que Georges, reçu médecin, put faire ses voyages en Afrique et dans l’Inde, rassembler une bibliothèque sans égale, et entreprendre les coûteuses expériences par lesquelles il prépara ses grands travaux.

On sait quelle a été l’étonnante carrière du jeune savant. Lorsqu’il fut nommé, à trente ans, membre de l’Institut, l’émotion de Désirée fut telle qu’elle fut frappée de paralysie, et se mit au lit, pour y mourir. Georges Clochez épuisa pour elle toutes les ressources de la science; mais la joie avait été trop forte, et d’ailleurs la bonne d’Eugénie Mirio n’avait plus rien à faire au monde. Sentant venir sa dernière heure, elle fit à Georges une confession complète, et le savant, qui la consola avec des baisers de fils, eut la générosité de ne pas lui apprendre combien elle avait été criminelle. Le docteur Clochez gagna assez d’argent pour pouvoir rendre avec usure, aux pauvres et aux souffrants, tout l’argent que Désirée avait volé à son père légal. Sur la première page de ses Essais biologiques il a écrit: A la chère mémoire de Désirée Thion–Ce livre est dédié.

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