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VI
LE MERCIER

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Table des matières

Le magasin de Merceries et de Dentelles du Sabot-d’Or, un des plus anciens du quartier Saint-Denis, voit s’accroître sans cesse sa vieille et solide clientèle, et prospère entre les mains de son propriétaire actuel, monsieur Amédée Jeantils, qui est un commerçant sérieux. Loin d’imiter ses confrères de l’école moderne, qui assistent aux courses, aux premières représentations, et pratiquent le négoce avec dandysme, il vit presque chichement, sans aucun luxe, et impose la même austérité à tout ce qui l’entoure. Bien que sa femme, mademoiselle Ernestine Michelor, fille du drapier si connu, lui ait apporté une belle dot, elle n’a presque pas de joyaux, porte des robes de laine façonnées par une humble couturière et se montre enfin si modestement vêtue que ce n’est pas trop de sa surprenante beauté pour faire oublier des ajustements si médiocres. Propriétaire de l’immeuble où est situé son magasin et dont il loue la plus grande partie, monsieur Jeantils, en se mariant, a fait simplement repeindre et tapisser le premier étage, qu’il habite avec sa femme, en conservant à cet appartement ses vieux châssis de fenêtres, ses alcôves surannées, ses boiseries démodées et sans caractère, ses tentures de soie jaune brodées de fleurs bleues, et son mobilier en acajou, dû à un très mauvais ébéniste du premier empire.

Un dimanche de Pâques, le magasin étant fermé, madame Ernestine Jeantils, rougissante, effarée, ses belles lèvres tremblantes, et ses profonds yeux bleus pleins d’inquiétude, entra dans sa chambre rapidement, comme fuyant quelqu’un ou quelque chose, et se laissa tomber dans un fauteuil. Elle y était à peine assise, tâchant de reprendre possession d’elle-même, que parut, marchant sur ses pas, un jeune homme, un enfant de seize ans, aux larges épaules, aux yeux de feu, aux épais cheveux noirs plantés drus sur un front large, dont le visage, rose comme celui d’une fille, offrait un curieux mélange de douceur et de force. C’était le cousin d’Ernestine, le jeune Claude Vauglin, qui, prisonnier encore dans un collège, était venu passer ses vacances chez les Jeantils. En le voyant, la jeune femme fit, comme pour l’éloigner, pour le chasser, un geste impérieux; mais Claude se laissa tomber, à demi agenouillé aux pieds de sa cousine, et alors sa poitrine haletante, ses traits convulsés, la pâleur qui envahit ses joues exprimèrent une si effroyable douleur que madame Jeantils fit appel à toute son énergie, sentant la nécessité d’être forte pour deux. Elle regarda l’enfant bien en face, et attachant sur lui ses prunelles à la fois pleine de résolution et de tendresse:

–«Claude, dit-elle, puis-je te parler comme à un homme?

–Oui, murmura Claude, d’une voix rauque, étouffée par les sanglots.

–Ah! malheureux enfant, tu m’aimes, reprit Ernestine, et pour torturer ton bon, .ton honnête cœur, l’injuste amour n’a pas attendu que tu aies la force de souffrir. Tu sais que je donnerais pour toi toutes les gouttes de mon sang; mais c’est à moi de me sauver, et de te sauver d’une passion où tu ne trouverais qu’angoisse et désespoir. Hélas! mon pauvre Claude, nous ne devons pas nous revoir, de bien longtemps, du moins, et désormais il faudra que tu passes les jours de fête comme les autres, dans cette triste geôle où tu meurs d’ennui; mais il faut qu’il en soit ainsi; tu le comprends bien, n’est-ce pas?

–Oui, ma cousine, dit Claude avec une résignation désolée, mais blanc comme un linge et tremblant de fièvre.

–Et, reprit Ernestine, que pourrais-tu espérer! Je suis et je veux être une honnête femme. Je suis mariée à un homme qui pour moi se tue de travail, et dont je devine les chagrins, car par les privations qu’il nous impose, je devine que ses affaires sont difficiles, et qu’il soutient une lutte sans trêve. Tu comprends bien que je ne saurais payer ses sacrifices par une trahison, et ce n’est certes pas toi qui voudrais me voir lâche. 0mon cher Claude, je ne te marchanderais pas le mot qui peut t’aider à supporter la solitude. Oui, je t’eusse aimé, je t’aimerais, si cela n’était pas odieux et criminel; mais soyons dignes l’un de l’autre, laissons saigner nos cœurs, et ne consen tons à rien de vil! Ce soir, ce soir même, nous nous dirons un adieu définitif; car je le veux et il faut que tu le veuilles comme moi.»

Claude ne parla pas, ne put rien répondre; mais un flot de larmes jaillit de ses yeux, inonda son visage, et agité d’un tremblement mortel, secoué comme un arbre par l’ouragan, il frémissait, poussait des cris mal étouffés. Fou de colère, non contre l’adorée, mais contre la destinée inexorable, palpitant, furieux, il déchirait ses vêtements et arrachait des touffes de cheveux sur son front ensanglanté. A ce moment, Ernestine entendit des pas légers qui, rapidement, s’approchaient; quelqu’un venait à sa chambre, où il eût été dangereux de s’enfermer, et elle ne pouvait songer à laisser voir, dans l’état où il était, le jeune homme en proie à sa douloureuse démence. Résolument elle prit Claude par la main, l’entraîna et le cacha avec elle derrière les rideaux à demi fermés de l’alcôve. Il n’était que temps. La femme de chambre, Jeanne Dida, venait d’entrer, et sans avoir fermé la porte regardait curieusement autour d’elle, comme surprise de ne pas trouver sa maîtresse.

Jeanne est une jolie fille à la frimousse amusante, avec un nez coquin, une bouche de fraise, des yeux aux épais sourcils, aux longs cils, et des cheveux mêlés de mèches blondes. Derrière elle, et presque aussitôt, entra M. André Jeantils, un homme de trente-trois ans, très correct, le teint d’un brun oli vâtre, les cheveux courts et la barbe taillée à la mode. Habituellement, on le voyait dans son magasin avec un air froid et grave; mais il paraît qu’il a à sa disposition plusieurs expressions de visage; car en apercevant la petite Dida, il montra aussitôt le sourire banal et froidement caressant d’un viveur.

–«Eh bien non! ma femme n’y est pas, dit-il en prenant Jeanne par la main, et en la forçant à s’asseoir sur l’affreux petit canapé empire orné de sphinx en bronze doré.

–Ni moi non plus, monsieur, dit Jeanne, car je m’en vais.

–Voyons, fit le mercier, causons, et sois donc moderne une fois! Tu n’as cependant pas l’air bête, et il n’est pas possible que tu sois godiche avec ces yeux à mettre le feu aux quatre coins de Paris.

–Je ne sais pas si je suis godiche, dit Jeanne en montrant ses petites dents de chien, mais en tout cas, je suis sage.

–Mais, reprit Jeantils, je l’espère parbleu bien, et il n’est rien de tel que de bien poser les faits. Tu es sage, et je désire que tu ne le sois plus; en un mot, que tu abjures ta sagesse à mon bénéfice. Et pour quoi ne le ferais-tu pas? Voyons, ma fille, ne fais pas la nice. Tu sais fort bien qu’une demoiselle ne se marie pas sans dot, et tu n’as pas envie d’entrer dans un couvent, ou de te faire modiste au profit de sainte Catherine.

–Mais, monsieur, je ne pense pas que vous vouliez m’épouser?

–Il faut, dit Jeantils, commencer par le commen cement, qui est de ne pas rester pauvre. C’est à quoi je puis t’aider sincèrement, par les présents que je veux t’offrir et par les enseignements que je te don perai; je t’apprendrai à être spirituelle et à te faire les ongles!

–Et, dit Jeanne, ce beau caprice durera...

–Mais, fit le mercier, ce qu’il pourra. Les gens qui promettent d’aimer toujours se font jeter du vitriol dans les yeux, et ne l’ont pas volé. Toi aussi, tu aimeras encore après m’avoir aimé; à quoi bon se bercer de chimères? Seulement, j’aurai fait de la chrysalide un brillant papillon, avec de la pourpre sur les ailes, et tu deviendras tout ce que tu voudras, une courtisane qu’on adore ou une dame honnêtement mariée en province; car, mince, agile, élégante et bien en chair, tu es née pour jouer avec succès tous les rôles!

–Pardon, monsieur, dit alors Jeanne Dida, si je me permets de vous poser des questions un peu plus nettes qu’il ne conviendrait; mais ne m’avez-vous pas vous-même invitée à être moderne! Vous me promettez des tas de merveilles: encore faudrait-il savoir en quoi elles seront faites? Je ne serais pas une servante si je n’avais pas l’habitude de regarder par les trous des serrures et d’écouter aux portes. Or, je vous ai entendu bien souvent déplorer l’impossibilité où vous êtes de donner à madame des robes et des parures dignes d’elle, et les sacrifices souvent infructueux qu’exige votre commerce.

–Allons, fit le mercier, je vois que tu es d’analyse, et tu m’en plais davantage. Mon enfant, il faut toujours qu’une femme mariée croie son mari gêné et près de ses pièces, sans quoi elle voudrait des robes de Worth, et il n’y aurait plus moyen de rire. Mais le commerce a bon dos. Avec toi, je n’ai aucune raison d’être hypocrite, car je ne te donnerai que ce que je voudrai te donner. En réalité, je suis très riche, j’ai des fonds liquides, disponibles, dont personne ne sait l’existence, de quoi enfin satisfaire toutes mes fantaisies, qui sont très nombreuses.

–Donc, dit Jeanne Dida, comme par jeu, mais avec la plus sincère conviction, vous êtes un monstre!

–Eh! oui, fit le mercier, comme tout le monde. Je veux savourer un bonheur qui m’attire, j’ai les moyens de ne pas être ingrat, je ne le serai pas et je t’armerai pour la lutte, car en sortant de mes mains, tu seras une femme affinée, instruite, sachant la vie, et capable de rouler les plus malins. Je ne te demande ni ne te promets aucune fidélité et tu n’auras pas de niaiseries à dire, pas de scène d’amour à écouter ou à réciter.

–Mais, dit Jeanne, qui mise à l’aise par le cynisme de son maître se montra franchement ce qu’elle était, il y a des risques...

–Aucun, dit Jeantils; la vie n’est pas un drame, et Antony, lugubre jadis, y est plus heureux que tout le monde, s’il a de l’argent. Mais enfin, je suppose que, d’une façon évidente, tu cesses momentanément d’être mince! Nous en serions quittes pour un voyage en province, que tu feras avec tous les adoucissements du luxe et du confortable, et personne à Paris ne sait ce qui se passe à Villefranche-de-Lauraguis ou à Mau riac! Tu me diras que les paroles sont choses incertaines, et que les mois de nourrice veulent être payés en bon argent; mais, ajouta-t-il, en tendant à Jeanne Dida un petit portefeuille en maroquin bleu suffisamment bourré de billets, sans rien préjuger et sans t’engager à rien, voilà déjà de quoi en payer beaucoup!»

Sans affectation, sans fausse honte, Jeanne avait pris le portefeuille, et très simplement l’avait fourré dans sa poche. Son maître l’avait encouragée à ne se montrer nullement comédienne. Cependant, elle crut devoir rougir légèrement, pour ménager une transition indispensable.

–«Mais, monsieur, dit-elle, subitement effarouchée, nous sommes dans la chambre de madame!

–Tu as raison: eh bien, au revoir!» dit le mercier avec un bon sourire, et il sortit sans serrer la main de Jeanne Dida, et sans lui prendre un baiser, en homme sûr de son fait, et qui ne veut pas escompter son plaisir. Au bout d’un moment, après s’être longuement regardée au miroir, la femme de chambre sortit aussi, légère comme une abeille; et alors, suivie de Claude, dont elle baisait furieusement le visage, les yeux et la noire chevelure, parut madame Ernestine, qui, avec un geste d’orgueilleuse joie, ferma le verrou de la porte. Échevelée, pantelante, folle d’amour, elle se livra à son ami avec ravissement, sur ce même canapé empire où s’était assise la servante. Il lui semblait qu’elle ne tromperait jamais assez son mari, et elle se consolait en pensant qu’elle avait devant elle, pour cela, des mois, des années, toute une longue vie. Parfois, elle se rappelait avec horreur les caresses du mercier, et elle passait désespérément les mains sur son visage. Mais Claude, qui pensait avec elle, voulait, lui aussi, les effacer, ces odieux baisers du mari; et de fait, il se mit à les effacer de toute l’ardeur de ses lèvres, et d’un si généreux cœur, qu’au bout d’un moment, le front et les yeux et les joues de son amie ressem blaient à un tas de fleurs pourprées, sanglantes, rougissantes et roses.

Contes bourgeois

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