Читать книгу Contes bourgeois - Théodore de Banville - Страница 7

v
LE PÈRE

Оглавление

Table des matières

Le grand paysagiste Jacques Fosty, qui vient de mourir, plein d’ans et de gloire, vénéré par les artistes pour sa bonté divine autant que pour son génie, a été une des plus belles figures de ce temps. Jusqu’à son dernier jour, gai, plein de joie, robuste comme un chêne, il semblait que la nature, dont il fut l’amant fidèlement épris, lui eût communiqué sa sérénité et son invincible force. Cependant, nul initiateur ne fut méconnu, contesté, vilipendé, bafoué, nié plus que Fosty à ses débuts, et encore bien lontgemps après qu’il eût donné les plus belles pages de son œuvre admirable. Non seulement, il souffrit de la misère et en but la sombre lie, à une époque où l’avenue de Villiers n’existait pas, et où les peintres étaient heureux de trouver des modèles spéculateurs à qui ils ven daient leurs études vingt-cinq francs; mais il fut tor turé surtout par l’amère solitude et par le manque d’affection.

Tout petit enfant, il avait perdu sa mère, et son père ne l’aima jamais; car rusé, vaniteux, têtu comme une mule et la tête farcie de tous les lieux communs. le père Jérôme Fosty qui, après avoir fait sa fortune dans la papeterie, habitait près de Viroflay une campagne peuplée de ponts chinois et de miroirs en boule, était un dévot du succès, adorant les pièces de cent sous, et jugeant tout sur la foi de son journal. Comment d’un tel père avait pu naître un tel fils? L’évidente influence de l’atavisme souffre tant d’exceptions que l’esprit s’y perd, à moins de trancher la question selon le procédé un peu simple de Molière, qui bravement sacrifie toujours la vertu de madame Géronte, et suppose que Géronte n’est jamais en effet le père de Valère.

C’est tout de suite, dès le collège, que Jérôme Fosty prit son fils en horreur, parce qu’au lieu d’être un élève brillant, produisant naturellement des accessits, des volumes reliés en basane et des couronnes en papier vert, Jacques fut franchement un mauvais écolier, battant ses grands camarades au profit des petits, élevant des vers à soie dans son pupitre, préférant les Églogues de Virgile à l’Énéide, montrant pour les mathématiques un manque d’aptitude qui tenait du prodige, et dessinant sur les murs, avec un morceau de charbon, la caricature de ses professeurs. Enfin, indignant même le professeur de dessin, il était incapable de perpétrer ces têtes cerclées d’un fil de fer, si proprement ombrées qu’elles semblent être en velours. Dans ses rêves orgueilleux, le père Fosty avait songé à faire de son fils un avocat; mais en le voyant si peu digne de ses espérances, il renonça à cette ambition et fit entrer Jacques dans un ministère, où il obtint pour lui une place de surnuméraire. Mais là, dans le bureau chauffé à trente degrés, au milieu des employés figés, exaspéré par l’éternel papier à noircir, par l’air chargé de miasmes et par des plaisanteries qui lui semblèrent funèbres, le jeune homme sentit l’impossibilité de vivre, et résolument il signifia à son père la résolution qu’il avait prise de ne pas retourner au ministère, et d’étudier la peinture.

Jérôme Fosty n’eût pas été plus indigné, si Jacques lui eût manifesté l’intention de couper en morceaux des citoyens, après les avoir préalablement assassinés, et de mettre le feu aux quatre coins de Paris. Après lui avoir expliqué vainement comme quoi les bagnes sont exclusivement peuplés de peintres et de poètes, se heurtant contre une volonté obstinée, il finit par dire à son fils:–«Eh bien! fais donc ce que tu voudras! mange de la vache enragée, crève dans ton coin, tu n’auras jamais un sou de moi. Et tu sais que ta mère ne t’a absolument rien laissé!» En prononçant ces derniers mots, Jérôme Fosty eut sur le visage un éclair de joie malicieuse, et ses yeux brillèrent d’un vif éclat, dont l’étincelle ironique eût dû faire réfléchir Jacques; mais le futur grand artiste, qui dans toute sa vie n’a pas dit un mensonge, crut naïvement aux paroles de son père, et s’en alla triste jusqu’à la mort, mais cependant, savourant avec une volupte sans bornes la joie d’être libre.

La brillante carrière de Jacques Fosty et la révolution qu’il fit dans son art sont connues; mais malgré tout ce qu’ont écrit là-dessus les biographes, il est difficile de se figurer la misère de ses premières années, lorsque logé sous les tuiles, dans le plus dégarni des garnis, n’ayant aucun moyen d’existence, sentant s’agiter dans sa tête un art nouveau et ne sachant rien; ne possédant aucun argent, à peine vêtu, il était perdu, ignoré de tous, dans le dernier et le plus infranchissable cercle des enfers parisiens. Lui qui, plus tard, devait réaliser tant de miracles, il ne se souvint pas lui-même comment alors il avait produit le plus difficile de tous, en se procurant quatre sous pour acheter du pain. Mais dès qu’il le tenait, ce morceau de pain, il marchait, faisait des lieues, s’en allait dans la campagne, et une fois arrivé dans quelque beau site, ne sentant plus sa fatigue, sur n’importe quel bout de papier, il dessinait ce qu’il voyait, avec la fougue, l’ignorance et le merveilleux instinct du génie.

Enfin, dans ces excursions, il rencontra des paysagistes, qui eurent pitié de lui, qui lui donnèrent, ô joie! de petits panneaux et ses premières couleurs, et il connut le ravissement infini de peindre, de suivre, de copier, d’imiter avec une audacieuse maladresse les couleurs de la nature. Ces mêmes artistes lui firent connaître des marchands de bas étage, des vendeurs de chiffons, qui lui achetèrent pour des sous de billon des croquis, des études crânement enlevées; il se sentit riche! Un jour vint où il obtint, en échange de son travail, une vraie pièce de cinq francs, en argent! avec laquelle il acheta pour vingt sous de pain et pour quatre francs de couleurs.

Et dès lors, quels combats acharnés, quelle lutte, quel labeur effroyable! Jacques Fosty se hâtait de peindre pour les Auvergnats de petits sujets, des coins de rue, des paysages, des bonshommes, tout ce qu’ils voulaient; puis, quand il avait quelques sous, il payait une semaine à l’atelier Suisse, et dessinait d’après le modèle; mais surtout, pendant de longs jours, perdu en pleine campagne, glacé par le vent, mouillé par la pluie, les pieds dans la boue, recommençant un sujet nouveau quand son effet se déplaçait, il luttait follement, éperdu ment avec la nature, s’efforçant de rendre, d’imiter, de voler la transparence des eaux, le frisson des feuillages, la déconcertante richesse des couleurs du sol, les étonnants gris des cieux, et l’air, l’atmosphère, l’espace, ces choses invisibles que nous voyons, qui nous enveloppent, et dont le mystère semble vouloir résister à toute description matérielle.

Peu à peu devenu le grand artiste que nous admirons, Jacques, régulièrement refusé aux expositions, insulté par les journaux, incompris même de ses amis et de ses émules, connut alors des souffrances pires que la pauvreté et la faim de ses premiers débuts; son art était trop nouveau, trop réellement imprévu, trop personnel pour ne pas déconcerter les formules et les idées toutes faites dont sont infestés les plus grands esprits. Fosty ne procédait ni de Rousseau, ni de Millet, ni de Corot; il voulait faire vivre dans le fluide aérien ses arbres, ses verdures, ses maisons de village; mais sans les atténuer et les vaporiser, en leur gardant la qualité propre de leur substance, et il tentait d’obtenir l’harmonie, sans jamais sacrifier la justesse de la note vraie et sincère. De là, une étrangeté à laquelle les yeux s’habituèrent difficilement, mais qui finit par n’être plus étrange, et par inspirer moins d’étonnement que d’admiration; car après avoir joué plus ou moins longtemps le Dépit Amoureux, le génie et la foule finissent toujours par s’entendre, et un moment arrive où le quiproquo se dénoue, et où ce qui est beau apparaît beau, avec l’éclat de la lumineuse évidence.

Le temps s’était écoulé, les années avaient passé; Jacques Fosty avait obtenu non seulement toutes les récompenses, toutes les distinctions, tous les honneurs; mais chose plus difficile et plus rare, ses élèves jeunes et vieux le vénéraient, l’adoraient, et le public l’entourait d’un tendre et religieux respect. Cependant il était toujours pour son père le fils qui a mal tourné. Quand le vieux Jérôme apprit par son journal, toujours lu avec la même fidélité, que Jacques Fosty était officier de la Légion d’honneur et membre ’de l’Institut, la grande révolution qui se fit en lui, c’est qu’une de ses religions s’écroula, et il cessa de croire à son journal. Jadis, quand le grand paysagiste subit les plus dures privations, quelques-uns de ses amis étaient parfois venus trouver le père Jérôme et très inutilement avaient essayé de l’attendrir. Très assidu lecteur des Mystères de Paris, l’obstiné vieillard se figura que les amis de son fils étaient des Cabrions uniquement occupés à mystifier les gens, et qu’ils faisaient mettre des farces dans les journaux. Toutefois, une circonstance imprévue troubla quelque peu les illusions entêtées de Jérôme Fosty. Après avoir assisté à l’école à une distribution des prix qui fut présidée par Joxe, un enfant de Viroflay, il dîna avec lui chez le maire, et fut tout de suite conquis par la bonne humeur de ce célèbre peintre, à la stature de géant, qui pouvait boire comme Bassompierre, racontait avec un irrésistible esprit des histoires amusantes, et cassait des noix avec ses dents. La force, l’héroïque gaîté et la belle barbe de Joxe, inspirèrent au vieux Jérôme un respect involontaire, et comme il se montrait visiblement gagné par les joyeuses saillies du peintre:

–«Monsieur Fosty, lui dit le maire de Viroflay, savez-vous que mon ami Joxe est un des plus illustres élèves de votre fils?

–Bon! dit avec une grimace le père Jérôme, qui reprit alors toute sa défiance, vous allez me faire croire que ce galopin-là a des élèves!»

Mais Joxe est un magicien, qui sait charmer les monstres et les bêtes. Il accompagna le père Fosty jusque chez lui, l’intéressa, le fit rire, et finalement promit de lui apporter, encadrée! une eau-forte qu’il avait gravée d’après un tableau de Jacques. Il l’apporta en effet, à quelques jours de là, fut retenu à dîner, et acheva de séduire le vieux Fosty, car il sut admirer ses cultures, ses embellissements, ses légumes, ses kiosques chinois, et il ne partit pas sans avoir fait le portrait du chien Médor, et sans avoir prodigué à Marguerite, la servante maitresse, les plus ingénieuses flatteries. Le loup était dans la bergerie; au bout de quelque temps, la vieille dame ne pouvait plus se passer de Joxe, qui d’ailleurs lui apportait des vins du Rhin, des pâtés de canard d’Amiens et autres victuailles. Bientôt, le peintre introduisit dans la maison de Viroflay ses camarades qui, tous, chantaient les louanges de leur maître, à l’oreille dure de Jérôme incrédule. Il ne restait plus qu’à y amener Jacques lui-même, et Joxe, de haute lutte, remporta cette victoire. Le jour de la fête du père Fosty, au milieu d’un déluge de parents et de cousines, le grand paysagiste rentra, en cheveux blancs, dans la maison paternelle qu’il avait quittée enfant, et ne put retenir ses larmes; mais le vieux Jèrôme n’eut pour lui ni un baiser ni une parole de tendresse.

Après le dîner, qui sembla cordial et fut très gai, grâce à l’inépuisable verve de Joxe, comme on était en juillet et comme il faisait encore jour, on alla se promener dans le bois. Jérôme fit passer devant lui tous les convives, et son fils qui donnait le bras à une petite cousine, et ayant retenu avec lui Joxe, l’arrêta soudain.

–«Ah! çà, lui dit-il, causons une fois, sérieusement. Ils sont tous à me parler de Jacques, comme s’il avait décroché la lune; mais ce sont des menteurs, qui viennent me faire des farces. Vous, c’est différent, vous êtes un bon compagnon, la franchise même, et vous ne voudriez pas me tromper. Enfin, je n’ai confiance qu’en vous, et ce que vous me dir.ez, je le croirai. Au bout du compte, quelle est .la vraie valeur de mon fils?

–Mais, dit vivement Joxe, je ne passe pas pour être tout à fait inférieur dans mon art; je puis vous dire sans vanité qu’on couvre d’or mes toiles, et qu’on se les dispute. Eh bien! je ne suis et ne serai jamais que le très humble et très respectueux élève de votre fils. Tout ce que je suis, tout ce que je sais, je le lui dois, et quand j’ai fait une œuvre nouvelle, fût-elle applaudie et acclamée, je ne suis content que s’il a dit: C’est bien!»

Le vieux Fosty, comme ébranlé, réfléchit; son visage se contracta sous ses profondes rides; il sembla qu’il allait être convaincu. Mais tout à coup, reprenant son expression habituelle de méfiance et de ruse:

–«Allons, dit-il, je vous ai mal jugé. Je vois que vous êtes aussi un farceur, et que vous vous fichez encore de moi, comme tous les autres!»

Jacques Fosty n’avait retrouvé son père que pour mieux le perdre; ils se parlaient comme des étrangers, séparés qu’ils étaient par des abîmes. Le jour où le vieillard, alité et fini, sentit venir la mort, il fit demander son fils en toute hâte, et lorsque Jacques entra dans la chambre, tourna vers lui un œil mourant, mais encore enflammé de malice:

–«Ah! lui dit-il, je t’attendais, viens vite.»

Jacques Fosty s’avança ému, pâle, entendant son cœur battre. Il croyait que le vieillard aurait enfin un mot de père, et lui donnerait avec effusion le baiser si longtemps attendu. Mais le repoussant d’un geste las, le vieillard lui dit:

–«Comme les artistes sont des mange-tout, je t’ai dit que ta mère n’avait rien. Mais au contraire, elle t’avait laissé une fortune: ça t’en fera deux? Qui est-ce qui n’a pas été bête? C’est le père Fosty!»

En prononçant ces derniers mots, le vieillard expi rait, et Jacques Fosty resongea avec horreur aux jours d’angoisse où il avait subi les tortures de la faim.

Contes bourgeois

Подняться наверх