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IX
LA JEUNE FILLE

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Les scènes entendues, ou surprises par le regard, sont souvent critiquées au théâtre, où elles semblent usées et surtout invraisemblables. Cependant elles sont un des moyens dont la Réalité se sert le plus souvent pour amener ses effroyables péripéties tragiques; mais la Vie, sûre d’être originale et toujours neuve, ne s’interdit nullement d’employer de vieux ressorts démodés, pour faire mouvoir ses personnages, et elle cherche et trouve seulement l’inattendu dans la variété des âmes, aussi diverses entre elles que les feuilles frissonnantes d’une même forêt. Hélas! le malheur, qui patiemment nous guette, sait nous montrer avec certitude ce que nous devrions ignorer; vérité devenue banale, et qui s’affirmera une fois de plus par le douloureux dénoûment de cette histoire.

L’année dernière, Paris admirait encore deux jeunes filles âgées, l’une de dix-huit, l’autre de dix-neuf ans, toutes les deux minces, blondes, si semblables entre elles qu’elles paraissaient être sœurs, et dont une profonde amitié avait en quelque sorte modelé l’un sur l’autre les visages gais et gracieux, d’une blancheur presque transparente, avivés par l’intensité des prunelles, où éclataient des étincelles de lumière. Fiancées à deux jeunes gens librement choisis, elles étaient près de toucher au bonheur espéré; maintenant, elles sont toutes les deux mortes, les fleurs grandissent déjà sur leurs tombes, et il reste seulement d’elles le tendre et fuyant souvenir que nous laissent des apparitions charmantes.

Claire, la plus jeune des deux, était la fille de monsieur Salme, ancien chef de bureau qui, devenu riche à la mort de son père, avait donné sa démission en1871, et depuis lors, vivait en homme de plaisir; tout en gardant l’apparente gravité que la bureaucratie laisse à tous ceux qui ont porté son masque emphatique et sévère. Sa femme Herminie et lui étaient d’ailleurs imbus des idées les plus vulgaires, très fiers de leur opulence, due à ce que le père du chef de bureau avait eu l’heureuse inspiration d’acheter plusieurs actions de la Revue des Deux Mondes, lorsque fut créé ce recueil célèbre, et plus tard avait confié des fonds à l’inventeur d’inoffensives pilules, qui produisaient des millions. Cependant leur fille Claire, ingénue, spirituelle, savante, si pure que pour elle le mal n’existait pas, si nativement distinguée que les sottises sans cesse entendues glissaient sur elle, sans pouvoir obscurcir sa subtile pensée, était une créature pleine d’innocence et de grâce poétique; cela tenait sans doute à ce qu’elle fut la fille, non de ces deux bourgeois, mais de l’éphémère et rapide amour qui, au début de leur mariàge, les avait un moment transfigurés.

Mais impressionable comme une sensitive, brisée par la moindre émotion, pâlissant d’entendre une musique pénétrante ou de respirer le parfum d’une rose, pleurant au moindre chagrin enfantin qui venait atteindre sa seule amie Jeanne Deymarie, Claire, menacée d’une maladie de cœur, devait être ménagée comme une frêle plante. Aussi le docteur Immer, son parrain et le meilleur ami de la famille, aurait-il désiré qu’on ne la mariât pas encore; mais trop gens du monde pour renoncer à la joie d’anoblir leur fille, monsieur et madame Salme accueillirent le jeune comte Armand de Jully, et Claire, dont l’impec cable instinct fut cette fois mis en défaut par une étonnante beauté presque féminine, aima cet égoïste jeune homme, dont les yeux, si elle les eût mieux vus, lui eussent facilement révélé le mépris absolu de tout, et une froideur féroce.

Presque au même moment, le riche drapier de la rue des Lombards, monsieur Deymarie, fiançait sa fille Jeanne à son premier commis et futur successeur Paul Nattant, gros et solide garçon aux larges épaules, au front étroit caché sous ses cheveux crépus, dont les façons un peu brutales plaisaient fort au négociant, pour qui elles représentaient la franchise et la probité commerciale. D’ailleurs, sa rudesse ne déplut pas à Jeanne elle-même, qui le savait bon, autant qu’on peut l’être en restant étranger à toute délicatesse de pensée, et il ne lui sembla pas désagréable d’apprivoiser cet ours encore mal léché. D’accord en cela avec leurs parents, les jeunes filles désiraient ardemment que leurs deux mariages eussent lieu le même jour; mais des circonstances impérieuses en décidèrent autrement. Le grand-père de Jeanne Deymarie et la grand’mère de Claire Salme, qui tous les deux habitaient la province, et dont les convenances furent nécessairement consultées, ne purent se déplacer à là même époque. Paul Nattant fut donc uni à Jeanne, un mois avant l’époque fixée pour le mariage de la future comtesse de Jully.

A l’église, où elle fut la demoiselle d’honneur de son unique amie, Claire, au milieu des chants, de l’encens, des; voix triomphales de l’orgue, pria de toute son âme pour Jeanne, si délicieusement belle dans sa robe virginale, et dont les regards lui semblèrent exprimer un calme bonheur. Elle la vit encore ainsi au dîner, où les deux familles furent seules réunies, Paul Nattant étant orphelin et seul au monde. En se quittant, après avoir échangé un fraternel baiser, Claire et Jeanne ne se dirent rien, ne se firent aucune promesse; elles pensaient ensemble, lisaient couramment dans leurs blanches âmes sans tache et sans avoir besoin de le demander, Claire savait bien que le lendemain, à n’importe quel moment, Jeanne saurait trouver fût-ce une minute, fût-ce un instant rapide, pour venir épancher son âme dans celle de sa sœur d’adoption. D’ailleurs, à ce moment-là même, elle entendit que Monsieur Salme, dont l’invitation improvisée fut acceptée, conviait pour le lendemain chez lui, à un dîner intime, la famille Deymarie et les jeunes époux. Mais Claire fut certaine que Jeanne trouverait le moyen d’arriver seule et la première, et de se confier à elle, dans une tendre et intime effusion.

Et en effet, une heure avant le dîner, pour lequel elle était parée déjà, Claire vit entrer dans sa chambre où elle l’attendait, madame Nattant, mais combien flétrie, changée, horriblement bouleversée! Pâle et par places marbrée de plaques rouges, les traits convulsés, la bouche comme tordue et frémissante encore, tout son visage stupéfait exprimait la désolation et l’épouvante. Sans parler, elle tomba dans les bras de son amie, haletante, les yeux brûlés de larmes amères, la poitrine soulevée par de profonds sanglots, et alors toutes deux pleurèrent. Jeanne Nattant n’avait rien dit: mais entre elles, il n’était pas besoin de paroles; et innocente, naïve, divinement ignorante, Claire devina tout pourtant. Jeanne meurtrie et comme avilie, ressemblait à une jeune patricienne de Rome outragée dans une invasion de Vandales; et d’ailleurs sur son cou de lys et de neige, Claire voyait la marque rouge d’un gros doigt, qui avait laissé là sa brutale empreinte. Quoi! c’était cela, la vie, l’heure sacrée, le rêve ébloui; c’était la lourde ivresse d’un bœuf stupide, qui marche en écrasant des fleurs! Une heure s’il était passée, lente, affreuse, désespérée, où les deux amies gémissantes et pleurantes n’avaient pas échangé un seul mot, quand madame Salme vint leur annoncer que les convives étaient déjà réunis, et les emmena, après avoir félicité Jeanne Nattant et l’avoir tendrement embrassée.

Au dîner, où les fleurs, les flambeaux, l’éclat des orfèvreries, les conversations vives et rapides créaient une apparence de joie, personne ne s’aperçut que les deux jeunes amies étaient silencieuses, pâles comme des mortes; personne, excepté le docteur Immer, et la grand’mère de Claire, la très vieille madame Salme, éclairée par ces lueurs qui entrent dans nos regards, lorsque déjà nous échappons à la triste nuit de la vie, prêts à entrer dans la vérité et dans la lumière. Superbe dans son habit noir orné de décorations, avec sa belle barbe élégamment taillée, monsieur Salme comblait d’attentions sa voisine, la baronne de Mayoli, décolletée dans sa robe rose, gaie, riant, montrant ses dents blanches avec des airs de faunesse, et le conseiller d’État, monsieur Hyvelin, était aux petits soins pour madame Herminie Salme, qui l’écoutait avec une attention charmée. Heureux, content de lui, Paul Nattant avait des airs de vainqueur; mais Claire le regardait avec effroi et dégoût, comme un bourreau, et même, son ami à elle, son fiancé, le comte Armand de Jully tout à coup lui sembla changé; pour la première fois, elle vit ses yeux froids et cruels, et ses paroles résonnèrent aux oreilles de la jeune fille comme une musique fausse dont l’accent n’est pas sincère.

Hélas! Claire se sentait comme précipitée, tombant vers un noir tourbillon implacable; son âme était comme une fleur déjà déchirée, et dont l’ouragan furieux va emporter les derniers pétales. Elle sentait près d’elle l’invincible, l’inévitable malheur, dans un pressentiment ayant la précision intense d’un souvenir. D’avance, elle subissait le désenchantement, la désillusion de tout, plus près d’elle cependant qu’elle ne pouvait le supposer. En effet, à la soirée qui suivit le dîner, et où se pressait dans les salons une brillante foule, ne pouvant être près de Jeanne, accaparée par Nattant, Claire, tandis qu’une jeune fille chantait au piano, s’était éloignée, appuyée à la muraille, presque cachée derrière un rideau, lorsque, dans un éclair rapide, elle vit un spectacle si invraisemblable pour elle, que d abord elle se crut le jouet d’une folle et absurde chimère.

Assise au fond du salon et n’ayant personne devant elle, madame de Mayoli venait de laisser tomber son éventail. M. Salme se précipita pour le ramasser, mais en le rendant à la baronne, il lui appliqua sur la nuque, dans les légers frisons de cheveux, un baiser net, appuyé, rapide. Claire pensa que madame de Mayoli allait se lever, crier; mais, au contraire, cette charmante femme, évidemment complice, ne bougea non plus qu’un terme, et continua à sourire. Pendant tout le reste de la soirée, évitant même Jeanne, Claire fut comme une folle, ne comprenant plus rien à rien; mais que devint-elle, lorsque prenant congé de sa mère, courbée dans une pose cérémonieuse, monsieur Hyvelin dont instinctivement elle aurait voulu ne pas entendre les paroles, murmura à l’oreille de madame Salme: «Mais non, Herminie, tu es bête, je t’assure que cela s’arrangera très bien.»

Odésolation! absolu et sinistre écroulement! son père et sa mère, tout ce qu’elle avait aimé et vénéré, la famille, le respect du foyer, la certitude d’une vie honorable, tout s’effondrait autour d’elle, et jonchait ses pieds de débris. Elle fut alors comme une victime, attendant le coup de couteau, qui ne devait pas se faire attendre. Le lendemain, accompagnée de sa femme de chambre Julie, elle alla voir madame Nattant, pour se rattacher à sa meilleure affection: mais elle ne dit rien, elle n’osa rien dire à son amie et ne voulut pas lui montrer son cœur, pareil à un clair ruisseau, encombré d’ignobles épaves. En traversant la rue Richer, très noire, pour revenir à la maison, sous la rouge clarté d’un bec de gaz elle vit, elle l’avait d’ailleurs reconnu avant de l’avoir vu! Armand de Jully, causant devant les Folies-Bergère avec une grande femme, ayant sur la joue un pied de rouge. Il avait la main sur la poitrine nue de cette déhontée, et lui disait négligemment:

–«Eh bien, oui, je me marie,–comme les autres imbéciles!

–Pauvre Bébé!» dit la fille, qui plaqua un baiser sur les lèvres du comte Armand, et rentra dans le théâtre.

Claire Salme s’était évanouie entre les bras de la femme de chambre, qui heureusement put arrêter au passage un fiacre, dans lequel elle porta sa jeune maîtresse. Rentrée chez ses parents, Claire, prise d’une brûlante fièvre, en proie au délire, fut pendant plusieurs jours incapable de rien comprendre. Son parrain, le docteur Immer, à qui elle se confia, parla en maître, et ordonna à monsieur et madame Salme de ne plus songer au mariage projeté. Cependant, revenue à elle, la jeune fille s’étonnait de ne pas voir Jeanne à son chevet; il fallut bien lui avouer que Jeanne Nattant était tombée malade en même temps qu’elle. Si malade qu’elle mourait; Claire ne se releva que pour écouter les dernières confidences de son amie, et pour lui fermer les yeux.

Elle-même, ensuite, vécut comme dans un rêve, blanche, immatérielle, ne pouvant supporter le moindre bruit. Bientôt, ses forces l’abandonnèrent; elle dut, elle aussi, se coucher dans le lit, où elle fut heureuse de mourir. Quand vint l’heure suprême, de nouvelles roses vinrent éclore sur son blanc visage; elle se ranima, ses yeux brillants et agrandis voyaient quelque chose d’idéalement sublime et divin, dans la splendeur de la pure lumière. Elle se souleva, pour mieux contempler ce radieux spectacle, et avant de laisser retomber sur l’oreiller sa tête morte, fixant sur la céleste vision sa prunelle extasiée, où semblait naître une rougissante et vermeille aurore:

–«L’Amour!» dit-elle.

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