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Il faut d’abord montrer que l’influence de la vie affective est sans limites, qu’elle pénètre le champ de l’invention tout entier et sans restriction aucune ; que ce n’est pas une assertion gratuite, qu’elle est au contraire rigoureusement justifiée par les faits et que l’on est en droit de soutenir les deux propositions suivantes :

1º Toutes les formes de l’imagination créatrice impliquent des éléments affectifs.

Cette affirmation a été contestée par des psychologues autorisés qui soutiennent, « que l’émotion s’ajoute à l’imagination sous sa forme esthétique, non sous sa forme mécanique et intellectuelle. » Ceci est une erreur de fait qui résulte de la confusion ou de l’analyse inexacte de deux cas distincts. Dans les cas de création non esthétique, le rôle de la vie affective est simple ; dans les cas de création esthétique, le rôle de l’élément émotionnel est double.

Considérons d’abord l’invention sous sa forme la plus générale. L’élément affectif est primitif, originel ; car toute invention présuppose un besoin, un désir, une tendance, une impulsion non satisfaite, souvent même un état de gestation plein de malaise. De plus, il est concomitant, c’est-à-dire que sous la forme de plaisir ou de peine, d’espoir, de dépit, de colère, etc., il accompagne toutes les phases ou péripéties de la création. Le créateur peut, au gré du hasard, traverser les formes les plus diverses de l’exaltation et de la dépression ; ressentir tour à tour l’abattement de l’échec et la joie du succès, enfin la satisfaction d’être libéré d’une laborieuse grossesse. Je défie qu’on produise un seul exemple d’invention produite in abstracto et pure de tout élément affectif : la nature humaine ne comporte pas ce miracle.

Maintenant, prenons le cas particulier de la création esthétique (et des formes qui s’en rapprochent). Ici encore nous trouvons le facteur émotionnel à l’origine comme premier moteur, puis attaché aux diverses phases de la création, comme accompagnement. Mais, de plus, les états affectifs deviennent la matière de la création. C’est un fait bien connu, presque une règle, que le poète, le romancier, l’auteur dramatique, le musicien, souvent, même le sculpteur et le peintre ressentent les sentiments et passions de leurs personnages, s’identifient avec eux. Il y a donc, dans ce second cas, deux courants affectifs : l’un qui constitue l’émotion, matière de l’art ; l’autre qui sollicite la création et se développe avec elle.

La différence entre les deux cas que nous avons séparés, consiste en cela et rien qu’en cela. L’existence d’une émotion-matière, qui est propre à la création esthétique, ne change rien au mécanisme psychologique de l’invention en général. Son absence dans les autres formes de l’imagination n’empêche pas la nécessité d’éléments affectifs partout et toujours :

2º Toutes les dispositions affectives quelles qu’elles soient peuvent influer sur l’imagination créatrice.

Ici encore je rencontre des contradicteurs, notamment Oelzelt-Newin dans sa courte et substantielle monographie sur l’imagination[9]. Adoptant la division des émotions en deux classes, sthéniques ou excitantes et asthéniques ou dépressives, il attribue aux premières le privilège exclusif d’influer sur la création ; mais quoique l’auteur limite son étude à la seule imagination esthétique, même entendue ainsi sa thèse est insoutenable : les faits lui donnent un démenti complet, et il est facile de démontrer que toutes les formes d’émotion, sans exception aucune, sont des ferments d’invention.

Personne ne niera que la peur est le type des manifestations asthéniques. Pourtant n’est-elle pas la mère des fantômes, de superstitions sans nombre, de pratiques religieuses tout à fait déraisonnables et chimériques ?

La colère, sous sa forme exaltée, violente, est plutôt un agent de destruction, ce qui semble contredire ma thèse ; mais laissons passer l’ouragan, qui est toujours de courte durée, et nous trouvons à sa place les formes mitigées, intellectualisées, qui sont des modifications diverses de la fureur primitive, passant de l’état aigu à l’état chronique : l’envie, la jalousie, l’hostilité, la vengeance préméditée, etc. Ces dispositions de l’âme ne sont-elles pas fécondes en ruses, stratagèmes, inventions de toute sorte ? Même à s’en tenir à la création esthétique, faut-il rappeler le facit indignatio versum ?

Il est inutile de démontrer la fécondité de la joie. — Quant à l’amour tout le monde sait que son œuvre consiste à créer un être imaginaire qui se substitue à l’objet aimé ; puis quand la passion s’est évanouie, l’amant désillusionné se trouve en face de la réalité nue.

La tristesse appartient de droit au groupe des émotions dépressives et pourtant elle a autant d’influence qu’aucune autre sur l’invention. Ne sait-on pas que la mélancolie et même la douleur profonde ont fourni aux poètes, aux musiciens, aux peintres, aux sculpteurs, leurs plus belles inspirations ? N’existe-t-il pas un art franchement et délibérément pessimiste ? Et cette influence n’est pas restreinte uniquement à la création esthétique : oserait-on soutenir que l’hypocondriaque et que l’aliéné atteint du délire des persécutions sont dénués d’imagination ? Leur disposition morbide est au contraire la source d’où leurs étranges inventions surgissent incessamment.

Enfin, cette émotion complexe qu’on nomme le Self-feeling, qui se réduit finalement au plaisir d’affirmer notre force et d’en ressentir l’épanouissement ou au sentiment pénible de notre puissance entravée, affaiblie, nous ramène directement aux éléments moteurs qui sont les conditions fondamentales de l’invention. Avant tout, dans ce sentiment personnel, il y a le plaisir d’être cause, c’est-à-dire créateur ; et tout créateur a conscience de sa supériorité sur les non-créateurs. Si mince que soit son invention, elle lui confère une supériorité sur ceux qui n’ont rien trouvé. Quoiqu’on ait répété à satiété que la marque propre de la création esthétique est d’être désintéressée, il faut reconnaître, comme Groos l’a si justement remarqué[10], que l’artiste ne crée pas pour le seul plaisir de créer, mais qu’il vise aussi la maîtrise sur d’autres esprits. La création est l’extension naturelle du « self-feeling », et le plaisir qui l’accompagne est le plaisir de la victoire.

Donc, à la condition d’entendre l’imagination au sens complet, sans la restreindre indûment à l’esthétique, il n’est pas, entre les formes multiples de la vie affective, une seule qui ne puisse provoquer l’invention. Reste à voir ce facteur émotionnel à l’œuvre, comment il peut susciter des combinaisons nouvelles, et ceci nous ramène à l’association des idées.

L'Imagination Créatrice

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