Читать книгу L'Imagination Créatrice - Théodule-Armand Ribot - Страница 9
II
ОглавлениеPuisque le but principal de cette étude est d’établir que le fondement de l’invention doit être cherché dans les manifestations motrices, je ne craindrai pas d’insister et je reprends cette thèse sous une autre forme, plus claire, plus précise, plus psychologique, en posant la question suivante : Entre les divers modes d’activité de l’esprit, quel est celui qui offre le plus d’analogie avec l’imagination créatrice ? Je réponds sans hésiter : l’activité volontaire. L’imagination est dans l’ordre intellectuel l’équivalent de la volonté dans l’ordre des mouvements. Justifions cette assimilation par quelques preuves.
1º Identité de développement dans les deux cas. L’établissement du pouvoir volontaire est progressif, lent, traversé par des échecs. L’individu doit devenir maître de ses muscles et étendre par eux sa maîtrise sur les autres choses. Les réflexes, les mouvements instinctifs et expressifs des émotions sont la matière première des mouvements voulus. La volonté n’a pas de mouvements propres, en patrimoine : il faut qu’elle coordonne et associe, puisqu’elle dissocie pour former des associations nouvelles. Elle règne par droit de conquête, non par droit de naissance. — De même, l’imagination créatrice ne surgit pas tout armée. Ses matériaux sont les images qui sont ici les équivalents des mouvements musculaires ; elle traverse une période d’essai ; elle est toujours, au début (pour des raisons que nous indiquerons plus tard), une imitation ; elle n’atteint que progressivement ses formes complexes.
2º Mais ce premier rapprochement ne va pas au fond des choses ; il y a des analogies plus profondes : d’abord le caractère foncièrement subjectif des deux cas. L’imagination est subjective, personnelle, anthropocentrique ; son mouvement va du dedans au dehors vers une objectivation. La connaissance (c’est-à-dire l’intelligence au sens restreint) a des caractères inverses : elle est objective, impersonnelle, reçoit du dehors. Pour l’imagination créatrice, le monde intérieur est le régulateur ; il y a prépondérance du dedans sur le dehors. Pour la connaissance, le monde extérieur est le régulateur, il y a prépondérance du dehors sur le dedans. Le monde de mon imagination est mon monde, opposé au monde de la connaissance qui est celui de tous mes semblables. — Tout au contraire, pour la volonté : on pourrait répéter textuellement, mot pour mot, ce qui vient d’être dit pour l’imagination ; cette répétition est inutile. C’est qu’au fond des deux, il y a notre causalité propre, quelque opinion d’ailleurs qu’on professe sur la nature dernière de la causalité et de la volonté.
3º Toutes deux ont un caractère téléologique, n’agissent qu’en vue d’un but ; au contraire de la connaissance qui, elle, se borne à constater. On veut toujours une chose quelconque, frivole ou capitale. On invente toujours pour une fin, que ce soit Napoléon qui imagine un plan de campagne ou un cuisinier qui combine un nouveau plat. Dans les deux cas, il y a tantôt une fin simple atteinte par des moyens immédiats, tantôt une fin complexe et lointaine supposant des fins subordonnées qui sont des moyens par rapport au but final. Dans les deux cas, il y a une vis à tergo désignée sous le nom vague de spontanéité que nous essayerons d’éclaircir ultérieurement et une vis à fronte, mouvement d’attraction.
4º À cette analogie de nature s’en ajoutent d’autres, — secondaires, subsidiaires — entre la forme avortée de l’imagination créatrice et les impuissances de la volonté. Sous sa forme normale et complète, la volonté aboutit à un acte ; mais chez les indécis et les abouliques, la délibération ne finit jamais ou la résolution reste inerte, incapable de se réaliser, de s’affirmer pratiquement. L’imagination créatrice, elle aussi sous sa forme complète, tend à s’extérioriser, à s’affirmer en une œuvre qui existe non seulement pour le créateur, mais pour tout le monde. Au contraire, chez les purs rêveurs, l’imagination reste intérieure, vaguement ébauchée ; elle ne prend pas corps en une invention esthétique ou pratique. La rêverie est l’équivalent des velléités ; les rêveurs sont les abouliques de l’imagination créatrice.
Il est inutile d’ajouter que le rapprochement établi entre la volonté et l’imagination créatrice n’est que partiel et qu’il n’a pour but que de mettre en lumière le rôle des éléments moteurs. Assurément personne ne confondra deux manifestations aussi distinctes de notre vie psychique et il serait ridicule de s’attarder à énumérer les différences. À lui seul, le caractère de nouveauté suffirait, puisqu’il est la marque propre et indispensable de l’invention et que pour la volition, il est accessoire : l’extraction d’une dent exige du patient autant d’effort à la dixième fois qu’à la première, quoiqu’elle ne soit plus une nouveauté.
Après ces remarques préliminaires, il faut procéder à l’analyse de l’imagination créatrice, pour en comprendre la nature, autant que cela est accessible à nos moyens actuels. Elle est, en effet, dans la vie mentale, une formation d’ordre tertiaire, supposant une couche primaire (celle des sensations et émotions simples) et une couche secondaire (les images et leurs associations, certaines opérations logiques élémentaires, etc.). Étant composée, elle peut être décomposée en ses éléments constituants que nous étudierons sous ces trois titres : facteur intellectuel, facteur affectif ou émotionnel, facteur inconscient. Mais cela ne suffit pas : l’analyse doit être complétée par la synthèse. Toute création imaginative, grande ou petite, est organique, exige un principe d’unité : il y a donc aussi un facteur synthétique qu’il sera nécessaire de déterminer.
[1] | A. Maury dans son livre sur l’Astronomie et la Magie, etc., en compte une cinquantaine. |
[2] | Il y en a d’autres, comme nous le verrons plus loin. |