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EN CAMARGUE

Table des matières

C’est un coin bien curieux de la France, que cette Camargue faite des boues du Rhône et des sables de la Méditerranée, que ce delta du grand fleuve où la fièvre et le mistral règnent en maîtrès absolus et dont les rares habitants ont conservé les habitudes.pastorales des peuplades errantes d’Afrique, dernier vestige de la domination des Sarrasins, leurs anciens maîtres. A part la culture de la vigne à laquelle maintenant, grâce au phylloxera, on se livre d’une façon rationnelle, rien là-bas ne rappelle la façon méthodique de faire produire la terre employée dans nos grandes exploitations rurales du Centre ou du Nord.

L’immense triangle est la propriété d’une vingtaine de personnes, et, à part quelques cultures soignées dans la partie nord, ce sont partout de maigres pâturages où chevaux et bœufs broutent une herbe rare. Les bœufs sont petits, généralement noirs et doués d’une agilité extraordinaire. Ils ne valent pas, pour le cirque, ceux des manadas espagnoles, mais je ne souhaiterais à aucun Parisien, fût-il garçon boucher à la Villette, de se trouver, en rase campagne, en présence d’un de ces désagréables animaux.

Les chevaux de Camargue sont d’une espèce à part. Petits, l’echine relativement développée, légèrement «ensellés», la tête grosse, la queue démesurément longue et fournie, presque tous de robe blanche, ils sont loin d’être beaux. Fort capricieux et très difficiles à dresser, ce sont, une fois ce dressage obtenu, d’excellentes bêtes, peu rapides, mais très sobres et très dures à la fatigue.

Pendant que le troupeau cherche sa nourriture, le gardien, à cheval, les hanches prises dans une selle de forme arabe, les pieds reposant sur des étriers pourvus sur le devant d’une grille qui empêche de trop chausser la semelle, le long aiguillon en forme de lance à la main, enveloppé de sa cape de laine grossière, les reins ceints de la tayolle rouge ou bleue, ressemble à un de ces pasteurs bédouins campés sur le bord d’un ruisseau d’Afrique et dont Decamps ou Marilhat ont dessiné maintes fois le profil se détachant sur le bleu foncé du ciel.

Ils restent là toute l’année, deux compagnons gardiens, se relayant, l’un dormant quand l’autre veille et surveillant la conduite de leurs indociles pensionnaires.

Parfois ils ont un jour de distraction. C’est lorsque le propriétaire du troupeau, cédant aux instances des jeunes gens du village, consent à prêter une manade, c’est-à-dire huit ou dix bêtes pour organiser une course de taureaux «emboulés» comme on dit là-bas, ce qui signifie que les cornes pointues des animaux sont garnies à leurs extrémités de fortes boules en caoutchouc destinées à amortir les coups.

Le gardien part le samedi matin, vêtu de sa plus belle veste, coiffé de son plus beau chapeau. Il a étrillé son cheval blanc et parfois l’a pomponné de laine rouge.

Il arrive à la nuit tombante avec ses bêtes qui sont parquées immédiatement dans un toril construit ad hoc.

Autrefois, il y avait dans le pays une douzaine de forcenés, amateurs de courses de taureaux, tous bien connus, qui poussaient l’amour du danger jusqu’à aller attendre la manade à deux ou trois lieues de la ville ou du village. Ils se cachaient dans les fossés qui bordent la route, et, quand les animaux passaient, ils les effrayaient en agitant devant eux des lambeaux d’étoffe rouge si c’était le jour ou en allumant des pétards si c’était la nuit. Les taureaux, affolés, se débandaient, et les enragés toreros pouvaient se donner le plaisir d’une poursuite en pleine campagne.

Les choses en étaient arrivées à un tel point que certains individus habitant Nîmes, dont tout le monde sait les noms, là-bas, étaient, par ordre de la police, bel et bien mis en prison, par mesure préventive, la veille de l’arrivée des taureaux. Je ne crois pas que jamais personne se soit plaint de cet acte d’arbitraire.

Arrivait le dimanche. L’enceinte avait été formée dès le matin. C’était un enchevêtrement de charrettes à hautes ridelles qui avaient amené, endimanchés et joyeux, les habitants de «mas» d’alentour. C’était la joie bruyante du Midi, pimentée de gros mots et d’apostrophes violentes. On déjeunait partout où on pouvait. Sur l’herbe, quand elle n’était pas grillée par le soleil, chez les amis quand on en avait, à l’auberge, si les places n’étaient pas toutes prises. Les plus malins tendaient un drap grossier, un bourren, sur chaque piquet et dévoraient sous cette tente improvisée.

Deux heures. En même temps que le «premier coup» de Vêpres tintait tristement, comme si le sonneur et les chantres eussent regretté de ne pouvoir planter là le curé et le lutrin, le hautbois appelait les curieux. Les notes grêles, soutenues par le son grave du tambourin, faisaient dresser toutes les têtes.

En avant le «tutu-panpan»! C’était d’abord l’inévitable défi à la lutte:

Quaou voudrà lucha qué se présenté

Quaou voudrà lucha, que vengué aou pra!

C’est-à-dire:

Que celui qui voudra lutter se présente; que celui qui voudra lutter vienne sur le pré!

Ce premier appel était suivi d’un grand brouhaha. Chacun se précipitait vers l’enceinte. Les femmes assises sur les talus des fossés se levaient et se hâtaient de défriper leurs robes. Les hommes buvaient un dernier coup pendant que les ménagères serraient dans les paniers la vaisselle torchée à grand renfort de mie de pain.

Le premier taureau était poussé dans l’enceinte, aveuglé, les naseaux frémissants. Il s’agissait, pour gagner la prime, d’aller arracher une cocarde rouge, assez solidement cousue sur le front de l’animal, entre les cornes. Besogne assez difficile, on peut le croire.

Tantôt l’aspirant à la cocarde s’effrayait trop tôt en entendant venir le taureau et se sauvait bien qu’il fût à dix pas. Tantôt il tournait brusquement et s’étalait, tantôt il n’évitait le contact de la boule de caoutchouc qu’en prenant la course. Et tout le monde de rire et d’applaudir.

Tantôt le taureau visait juste et quelque gars recevait un coup de corne sur la cuisse ou dans les flancs. Pendant qu’il regagnait sa place, pâle et quelque peu «estomaqué», là-haut, sur l’estrade, le tambourin railleur et féroce entonnait l’air consacré:

S’aviès resta din toun oustaou

La bano doou biou t’aurié pas fa maou!

Si tu étais resté dans ta maison, la corne du bœuf ne t’aurait pas fait mal!

Et il fallait entendre la ritournelle qui accompagnait cela: quelque chose de narquois que ponctuaient les ricanements de la foule, insensible aux douleurs et à la honte du vaincu.

Le lendemain de la fête, bien repu, lesté d’un bon déjeuner et d’un en-cas pour la route, deux ou trois grosses pièces blanches nouées dans le coin du mouchoir, le gardien reprenait le chemin des Paluds, de la Camargue, poussant devant lui sa manade un peu ahurie.

Il allait retrouver son compagnon, et, en attendant qu’il prenne fantaisie à quelque bande joyeuse d’organiser de nouvelles courses, il continue à mener sa vie de nomade et le voyageur qui voit se profiler sa silhouette et celle de son cheval à l’horizon de l’immense plaine songe aux mœurs des pays lointains et aux civilisations disparues.

Amour sans phrases

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