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UN PÈRE

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Sous la tente improvisée, faite de quelques draps grossiers noués ensemble et attachés à des arbres ou à des piquets enfoncés dans le sol, les moissonneurs faisaient la sieste.

Il était deux heures. Le soleil flamboyait dans le ciel d’un bleu intense, grillant les herbes qui craquaient douloureusement sous ses étreintes de feu, embrasant l’air, fouillant les coins sombres de ses rayons verticaux, éclairant crûment le paysage.

Pendant que les ouvriers dormaient, le fermier avait traversé la grande pièce de terre aux trois quarts moissonnée et s’était engagé dans le sentier de piétons qui conduisait à la ville, abrégeant la route d’une demi-lieue. Au premier tournant, il s’arrêta: en face de lui, sur l’autre versant de la vallée profonde, adossée contre un énorme rocher qui la défendait contre le vent de nord-ouest et qui lui avait servi de rempart au temps des dragonnades, la vieille petite cité huguenote, Anduze, s’élalait. Les maisons noires couvertes de tuiles brun-foncé s’étageaient, dominées par l’église et la plate-forme verte du cimetière catholique, dont la verdure tranchait sur le fond sombre des rochers et des bâtisses. En bas, un filet d’eau coulait au milieu d’une plaine de galets d’un blanc aveuglant: c’était le Gardon, ruisseau l’été, fleuve l’hiver. A droite et à gauche, la ligne sinueuse indiquant le lit de la rivière, fuyait vers l’horizon que bornaient les hautes montagnes grisâtres.

Maître Paulin, le fermier, regardait ce paysage sévère d’un air indifférent. L’oreille au guet, il attendait, les lèvres crispées, le front plissé par la colère.

De l’autre côté de la vallée une cloche tinta, faiblement d’abord, puis le son devint plus perceptible, les coups de battant se précipitèrent et une plus grosse voix vint appuyer l’appel grêle de la première. On sonnait vêpres là-bas, pour avertir les fidèles d’Anduze.

Maître Paulin s’était assis sur la brèche d’un mur en pierres sèches; son chapeau de paille grossière garni d’un cordon de laine noire avait roulé à ses pieds. Les coudes appuyés sur ses genoux, le visage à demi caché dans la paume de ses mains calleuses, il regardait, devant lui, l’église dont la masse énorme semblait la réalisation d’un rêve d’orgueilleuse suprématie.

Ce monstre de pierre, cette bastille dont les cloches tintaient si joyeusement, venait d’engloutir le bonheur de sa vie.

Maître Paulin était protestant; il avait épousé une catholique, une fille de Ribaute, le pays de Jean Cavalier. Il avait été-convenu que si le premier-né était un garçon, tous les enfants qu’aurait le ménage seraient protestants; sinon tous seraient catholiques. La première-née, Claire, fut donc baptisée à l’Église en grande pompe; puis, comme la belle-mère craignait pour le catholicisme de l’enfant le contact des mœurs rigides de son parpaillot de père,–un cévénol à la tête ronde–elle éleva la petite en catholique forcenée. A quinze ans, Claire méprisait parfaitement son père et lui annonçait le plus souvent possible qu’il irait en enfer.

Justin, le second enfant, échappa à la surveillance de maître Paulin vers l’âge de douze ans, en même temps que la femme du fermier mourait.

Le petit quitta’la maison paternelle pour entrer dans une institution catholique. Il se détacha peu à peu de son père, affectant de passer ses vacances chez sa grand mère, et à seize ans, il déclara qu’il voulait entrer au séminaire.

Le cœur brisé, lâche, mais logique et respectueux de la liberté de son fils, Paulin accorda tout ce qu’on voulut. Justin partit chez les hommes noirs; Claire, qui s’ennuyait à la ferme, alla chez sa grand’mère.

Paulin était seul. Le prêtre lui avait volé ses enfants.

Justin venait d’être ordonné prêtre, à Nîmes, huit jours auparavant. Ce dimanche-là, il avait dit sa première messe, à Anduze, et le curé, un grand ami de sa grand’mère, l’avait retenu à déjeuner. On devait aller dîner à la ferme.

Maître Paulin avait laissé partir ses enfants en compagnie de leur grand’mère, sans les embrasser.

Quand la silhouette du jeune prêtre, dont le corps jeune et souple se devinait sous la longue soutane noire, eut disparu au tournant de la haie de groseilliers, il tomba sur son escabeau, montra le poing au ciel et fit un mouvement pour se jeter sur son fusil de chasse accroché à la cheminée en compagnie d’une canardière à pierre qui avait dû descendre quelques catholiques, autrefois, dans les bois de Saint-Sébastien!.

Depuis longtemps, les cloches s’étaient tues. Maître Paulin, perdu dans ses rêveries, restait immobile. Dans la grande terre à blé, les moissonneurs avaient fini leur besogne et reprenaient le chemin de la ferme, afin de mettre à profit ce qui restait du dimanche.

Seuls, deux garçons entassaient la récolte sur le grand char à bœufs. L’un d’eux, un grand roux, qui arrimait entre les ridelles les gerbes que son camarade lui passait, piquées sur la fourche en bois, envoyait à pleine voix un refrain que l’écho répétait.

La carriole qui ramenait chez eux les enfants du fermier et leur grand’mère parut au détour de la voie charretière. Sur le derrière, à côté de la grand’mère sanglée dans sa robe de soie noire et arborant le bonnet de malines des grands jours, le curé se carrait, grave et attendri.

–Maître Paulin! maître Paulin, cria le garçon de ferme, voici les petits et leur mamette.

Le fermier se releva, et, machinalement, se dirigea vers la carriole. A cinquante pas, il vit le curé et fit un mouvement de recul.

–Ne vous dérangez pas, mon père, lui cria Justin, nous passons pour vous dire de ne pas nous attendre ce soir. M. le curé a un malade à voir assez loin d’ici, nous l’y conduisons. Nous irons ensuite dîner chez grand mère.

Et il donna un coup de fouet à la jument qui repartit de son trot lourd.

Maître Paulin les regarda s’éloigner. Dans le nuage de poussière soulevé par le trot du cheval, deux taches noires paraissaient, énormes, sinistres: le dos du prêtre et celui de la dévote. Les voleurs lui prenaient tout. Ils lui empêchaient même de voir ses enfants.

Il reprit la direction du sentier, arrachant en passant l’une des cordes de la tente. Le soleil se vautrait dans la pourpre du couchant, irradiant les moindres aspérités, illuminant les roches noirâtres. Les cigales se taisaient, saoules de chaleur.

Les bœufs tiraient sur le guéret le char dont les ridelles grinçaient, dont les roues claquaient; de temps en temps on entendait la voix sonore du grand valet roux:

–Hue, Rousset!

Là-bas, au-dessus de la petite ville, dans la masse noire de la vieille église, la petite cloche tintait, sonnant l’Angelus.

Maître Paulin s’approcha d’un chêne qui avait poussé dans les interstices de la pierre. Il attira à lui une forte branche qui s’étendait au-dessus d’un chemin creux, attacha sa corde à une fourche, passa le nœud coulant autour de son cou, puis lâcha la branche qui reprit sa place, comme un arc que l’on détend.

La secousse faillit être trop violente. Le corps de maître Paulin se balança pendant une demi-minute, puis devint immobile.

Les derniers rayons de soleil, prenaient en enfilade le chemin creux, enveloppant le corps du pendu d’une lumière blonde, tandis que son ombre, d’une longueur démesurée, s’allongeait sur la blancheur du sentier désert.

Amour sans phrases

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