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LE GARDIEN DE L’ISOLETTE

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Table des matières

AU fond de l’alcôve le lit en fer gémit sous le poids d’un corps en mouvement; il y eut un froissement de draps et de couvertures que l’on rejette, d’habits que l’on revêt à la hâte; le rideau d’indienne à fleurs glissa en criant sur la tringle de fer et Sauvaire apparut, en bras de chemise, les cheveux roux embroussaillés, les yeux gonflés et rougis.

–Toujours la même chose? demanda-t-il, la gorge serrée par l’angoisse.

–Toujours, répondit une voix dolente de femme.

Sauvaire fit quelques pas, se rapprochant de la cheminée où quelques souches d’olivier achevaient de se consumer dans la braise. Il s’assit devant le feu qu’il se mit à tisonner machinalement.

Entre la cheminée et le mur, le berceau était posé, presque sur le sol; un grand berceau d’osier tressé ayant à l’une de ses extrémités un abri, en osier également, semblable à une capote de voiture. C’était la bercelonnette classique des paysans de Provence que l’on emporte aux champs, avec le moutard dedans, quand on va travailler. Un vieux châle de laine à fond noir, aux dessins fanés la recouvrait complètement. De temps en temps, Baptistine, qui se tenait assise au pied du berceau sur une chaise basse, levait sa tête qui reposait sur la paume de ses deux mains: elle entrebâillait la fente du rideau improvisé, et alors on pouvait voir, aux lueurs rougeâtres du feu, une tête d’enfant posée sur un coussin blanc; la couleur du visage était naturelle mais le regard était fixe. Le petit corps, raide sous les couvertures, était secoué de temps en temps par le halètement saccadé de la respiration.

Baptistine prenait alors un biberon en faïence jaune à demi enfoui sous les cendres chaudes et essayait de faire passer quelques gouttes de tisane entre les dents serrées du petit.

L’enfant se mourait d’une méningite qui s’était déclarée six jours auparavant.

–Tu n’as besoin de rien? demanda Sauvaire après quelques minutes de silence.

Elle haussa les épaules en faisant un geste négatif.

–Je vais là-haut, voir cet ivrogne de Lazare.

Il sortit à pas de loup, refermant sans bruit la porte derrière lui. Après avoir suivi le couloir sur lequel s’ouvraient les portes des logements de gardiens, il franchit le seuil de la baie d’entrée du phare et monta les degrés. de l’escalier de pierre. Il s’arrêta au premier étage, à la porte de la lampisterie, et cogna rudement.

–Eh1Lazare!

Il y eut un grognement. Il entra. Tout autour de la pièce de forme ronde, blanchie à la chaux, des réflecteurs étincelants étaient accrochés au mur. Sur des tablettes posées au-dessous étaient rangées par ordre les plaques de cristal nécessaires-aux. réparations de la lanterne du phare.

Au milieu de la pièce, une large table recouverte de zinc et surchargée d’outils de nettoyage, de brosses, de linges, de burettes. Sur un coin de la table, la tête reposant sur le bras droit replié, le bras gauche ballant dans le vide, le vieux Lazare, le gardien chef du phare, dormait, presque ivre-mort.

Sauvaire connaissait les habitudes du vieux. Lentement il acheva de monter l’escalier comme si ses membres brisés refusaient cette corvée. Il arriva dans la lanterne du phare.

Depuis cinq jours, la mer était démontée. Un épouvantable mistral s’en donnait à cœur joie, balayant le ciel qui resplendissait au-dessus de la mer en fureur. Le soleil de mars brillait dans ce bleu intense, accrochant sur l’écume des vagues des rayons d’or pâle.

Sous le phare, dans les creux des rochers rouges, c’était un écroulement incessant de lames énormes qui roulaient avec un bruit de volcan en ébullition.

Sur la mer, dans les parages de l’Isolette, rien. Si, au large, à l’extrême horizon, un brick-goélette à la cape sèche filait dans la direction de Gènes.

Du côté de la terre, rien non plus. Par moment, un tourbillon de poussière mettait comme un panache gris sur le sommet d’une colline pelée. Au fond de l’échancrure de la baie, on voyait, au-dessus de la ligne grise des pierres de la jetée du petit port, les mâts inclinés des tartanes avec leurs voiles brunes serrées, se détachant sur les maisons blanches et sur le fond vert sombre de la colline plantée de pins.

Il ne fallait pas compter d’armer le canot encore ce jour-là, ni de recevoir des secours du port. Sauvaire descendit. Arrivé devant la porte de la lampisterie, il entendit un bruit sourd. Lazare venait de se réveiller et battait les murs, cherchant à se maintenir en équilibre.

–Coquin de Dieu, dit-il à Sauvaire qui entrait, je crois que cette nuit j’ai bu un quart de trop.

–Ce n’est rien, maître Lazare, répondit le second, une heure de sommeil et il n’y paraîtra plus. Allez vous allonger, je me charge de tout.

Le vieux matelot descendit en bougonnant, se cognant à droite et à gauche en égrenant le chapelet des jurons provençaux.

–Capon de Dieu! Marrido putan de Bonne-Mère! Marrias!.

Baptistine n’avait pas bougé de place. Une lampe en étain, une «pompe», éclairait le coin où se trouvait le berceau. Un coin du châle était relevé et une lumière indécise permettait de voir les traits de l’enfant. Le visage était devenu livide; les narines se pinçaient; l’œil était vitreux.

Les bras du petit être se tordirent tout à coup dans un spasme suprême, un soupir rauque se fit entendre: l’enfant était mort.

Baptistine poussa. un grand cri. Sauvaire, qui descendait l’escalier du phare, se précipita dans la chambre et vit sa femme tenant sur ses genoux le cadavre du petit. Il s’agenouilla devant elle et pleura. Au bout d’une heure, il était plus calme. Elle sanglotait toujours, appelant son fils, baisant sa tête froide.

Sauvaire se leva. L’homme avait surmonté sa douleur. Il ouvrit doucement la porte, sortit et alla chez Lazare.

Le vieux était attablé dans sa cuisine en face d’un litre de rhum aux trois quarts vide. Il achevait de vider son gobelet en chantonnant une chanson de conscrit:

Adieu papa, adieu maman!

Adieu, mon fils, mon espérance!

Il se retourna en entendant la porte s’ouvrir:

–Tiens, Sauvaire! Mets-toi là, coquin de Dieu! Et goûte-moi ça!

Il tendit la main vers la planche aux verres placée au-dessus de la table, mais il ne put se dresser entièrement; il retomba.

–Coquin de Dieu! je me fais lourd. Prends un gobelet toi-même.

Et il se remit à chanter:

Ce que je regrette en partant

C’est le tendre cœur de ma maîtresse.

Sauvaire tourna les talons et sortit saps qu’il l’entendît.

Quand il rentra, Baptistine ensevelissait l’enfant, sur le grand lit, dans l’alcôve. Il la laissa faire en silence. Une fois tout fut terminé, Sauvaire prit le cadavre et le baisa sur le front. Puis il songea au devoir, et monta pour aller allumer ses feux.

Il retrouva Baptistine assise sur sa chaise basse.

Elle avait voilé la glace, allumé un cierge.

Sauvaire s’assit et resta muet, son regard allait du berceau vide à l’alcôve.

On entendait à côté le père Lazare qui chantait maintenant à tue-tête, se disputant avec les murs.

La douleur muette de Sauvaire irritait sa femme. Tout d’un coup, elle se leva, se campa devant lui, les poings sur les hanches, et lui reprocha la mort de son enfant. Ce n’était pas cette vie qu’elle avait rêvée en se mariant. Il était employé à Marseille, dans une bonne maison. Il n’avait qu’à y rester. Mais voilà! Monsieur était républicain. Il avait montré ses opinions alors qu’il savait que ses patrons, des fioli, des jésuites, le chasseraient s’ils le savaient. Ça n’avait pas manqué. Et puis, son ami, le député, lui avait promis une jolie place! Ah oui, c’était du propre! Seuls dans ce phare avec un ivrogne, exposés à tout! Si son enfant avait pu être soigné par un médecin, il ne serait pas mort.

Et la longue plainte continua. Sauvaire, morne, baissait la tête.

–Je vais voir les lampes, dit-il tout à-coup.

–Oui, oui, sauve-toi, lâche, misérable, voleur!

Et elle brandissait le poing devant sa figure.

Lazare avait essayé de sortir, mais il était resté en panne dans le corridor, vautré comme un porc, cuvant son eau-de-vie.

Sauvaire passa la nuit à surveiller le phare.

A minuit, le vent tomba. A neuf heures, la barque de secours arrivait au port. Les provisions débarquées, les matelots que Sauvaire avait prévenus de la mort de son enfant, entrèrent dans la chambre, l’air embarrassé, roulant leurs bérets entre leurs doigts.

Sauvaire s’approcha de sa femme qui pleurait, la tête perdue dans les couvertures.

–Tine, il faut partir, voilà la barque, prends le petit.

D’un mouvement machinal elle se redressa, prit le cadavre de son fils dans ses bras et se dirigea vers la porte.

–Allons, dit-elle!. Et toi, ajouta-t-elle en se retournant vers Sauvaire?

–Moi, je viendrai dans une heure, avec le canot. Lazare est encore endormi et le phare ne peut rester sans gardien.

La femme se dirigea vers le canot à pas rapides.

Les matelots la suivirent. Sauvaire, debout au haut de l’escalier d’embarquement, les regardait.

Baptistine fut prise alors d’une rage folle.

–Lâche! voleur! brigand! tu te soucies de ton enfant comme cela! Canaille, bandit! tu fais bien de ne pas le plaindre, le pauvre ange! Il n’est pas de toi! Cocu! cocu, cocu!

Sauvaire pâlit et fit un bond en avant.

–Nagez, dit le patron de la barque.

Le canot se trouva à vingt mètres du bord. Baptistine était tombée à genoux près du cadavre.

Sauvaire rentra. Cinq minutes après, le père

Lazare-était réveillé par une détonation. Les vitres de la chambre de Sauvaire volaient en éclats sous la commotion de la décharge.

–Coquin de Dieu, dit le vieil ivrogne, ce cochon de mistral ne tombera donc pas!

Amour sans phrases

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