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I
ОглавлениеJuillet, 1893.
Une petite ville dont les oreilles ont dû tinter ces jours-ci, c'est Tréguier. On a beaucoup parlé d'elle dans les gazettes. Une fois n'est pas coutume. Silencieuse et comme cloîtrée en son étroit horizon de collines, sans autre bruit que le murmure de la mer montante, aux deux berges de sa rivière salée, et les mélancoliques sonneries de cloches de ses monastères, elle est peu faite pour occuper d'elle le vaste monde à qui elle n'est reliée que par une patache et dont tout contribue à l'isoler, ses habitudes d'esprit plus encore que sa situation. Se doute-t-elle seulement de la guerre de plumes qu'elle a déchaînée?
On sait les origines du débat. Lors de sa première réunion, au cours de l'hiver dernier, l'Association amicale des Bretons de Paris, voulant se placer sous le patronage du plus illustre des enfants de la Bretagne, émit le vœu qu'une statue fût élevée à Renan dans sa ville natale. Rien de plus légitime, on en conviendra. M. A. Dayot, l'auteur de la proposition, semblait avoir toutes chances de la mener à bien. Il croyait pouvoir compter sur le concours de la municipalité de Tréguier dont les sentiments de libéralisme lui étaient connus. Son attente fut déçue. A la demande d'adhésion qui lui était adressée le conseil municipal de Tréguier répondit par une fin de non-recevoir. On conçoit sans peine le désappointement attristé de M. Dayot, désappointement que tous les Bretons,—ceux du moins qui ont quelque souci de la dignité de la petite patrie,—ont vivement partagé. Les journaux s'emparèrent de l'incident: les uns, les réactionnaires, pour féliciter la municipalité de Tréguier de l'énergie de son attitude; les autres, les républicains, pour lui faire sur sa couardise des reproches sanglants.
Hélas! le pauvre conseil n'a mérité, je pense, ni les pierres que ceux-ci lui jettent, ni les fleurs dont ceux-là le couvrent. Et sans doute lui était-il difficile d'agir autrement qu'il n'a fait. Le vrai, c'est qu'en obtempérant au vœu des Bretons de Paris, il eût allumé une guerre civile, une guerre religieuse d'où, selon toute apparence, il serait sorti vaincu et d'où la statue de Renan elle-même, m'affirme-t-on, ne serait point sortie intacte. C'eût été une revanche de fanatiques et d'iconoclastes.
Un de mes amis accompagnait un jour M. Renan dans une de ces visites que, sur le tard de sa vie, il avait accoutumé de faire chaque été à sa maison familiale. Ayant poussé la porte d'une chambre dont l'unique fenêtre donnait, par-dessus les toits de la ville, sur une échappée de campagne, le maître dit:
—Voici la pièce où je faisais mes devoirs d'écolier, et voici la petite table où je m'asseyais. Voilà bien aussi le paysage que j'avais devant les yeux. J'en reconnais chaque détail: ce joli lieu est celui qu'on appelle d'un si joli nom, Turzunel, la Tourterelle; là-bas sont les champs de Trédarzec et, plus loin, par delà la rivière, les délicieux bois de Kerhir. Rien n'a changé.
Non, rien n'a changé; et, dans ce milieu charmant, mais fermé, les âmes, comme les choses, sont restées les mêmes. Oh! nullement féroces, certes. De bonnes âmes plutôt, dans toute l'acception du terme, très douces pour l'ordinaire, et d'une fréquentation aimable, mais promptes à s'exalter au moindre froissement et capables alors des pires résolutions. L'influence des femmes, si considérable en Bretagne, est, à Tréguier, prépondérante. Elles y exercent une sorte de dictature sentimentale contre laquelle il n'est pas toujours aisé ni prudent de regimber. Vieilles ou jeunes, celles-ci avec leur fraîcheur sérieuse de roses mystiques, celles-là avec leurs minces figures de cire embéguinées dans le tulle blanc des cornettes, toutes donnent l'impression de personnes d'un autre âge, obstinément confinées en un rêve qu'elles jugent d'autant plus précieux qu'il est plus suranné.
Dans l'anecdote que j'ai rapportée ci-dessus, M. Renan, montrant du doigt, à l'extrême horizon, la silhouette bleuâtre des collines du Goélo, ajoutait:
—Quant à ce pays lointain, tout là-bas, je ne savais de quel nom le nommer. C'était l'inconnu: il me terrifiait. Je n'osais y arrêter les yeux. Il avait fini par représenter pour moi la Russie dont un de mes oncles, vétéran de l'Empire, m'entretenait comme d'une contrée de désolation et de mort.
Pour la plupart des habitants de Tréguier, tout ce qui déborde leur étroite conception de l'univers moral est, de même, une terre hyperborée d'où souffle le vent des idées mauvaises et dont ils se détournent avec effroi. On conçoit dès lors, si on ne l'excuse point, la détermination du conseil. «L'essence de la critique est de savoir comprendre des états très différents de celui où nous vivons[1].» C'est précisément en songeant à Tréguier que M. Renan a écrit cette phrase.
[1] Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 87.
Il n'eût point été surpris, quant à lui, de l'espèce d'ostracisme dont sa statue vient d'être l'objet de la part de ses compatriotes. Il les aimait, au nom d'un passé qui lui était resté cher, mais il se rendait bien compte que cette sympathie n'était pas, ne pouvait pas être payée de retour. Un abîme le séparait d'eux. Il ne se faisait à cet égard aucune illusion. En une circonstance mémorable, lors du banquet de 1884 que présida, si je ne me trompe, le maire du Tréguier d'alors, quelques observateurs superficiels purent croire à un rapprochement. La population, si elle ne montrait pas beaucoup d'empressement, ne donnait pas non plus de marques d'hostilité. Mais les amis bretons de l'illustre écrivain ne se méprirent point à cette attitude d'un respect plus apparent que réel. Lui-même en fut moins dupe que personne. Il visita le cloître dans l'après-midi, en compagnie de quelques intimes. Ce cloître est une des choses exquises de Tréguier. Enfant, il y avait beaucoup vécu; il se plaisait là, parmi la paisible solitude des «tombes du XVe siècle qui y sont couchées, près de ces chevaliers, de ces nobles dames», dormant d'un sommeil hiératique avec une levrette à leurs pieds et un grand flambeau de pierre à la main. Comme il évoquait ces souvenirs, avec une bonhomie souriante mêlée d'une nuance d'attendrissement, quelqu'un dit:
—C'est bien. Les Trégorrois sauront où dresser votre statue.
A quoi il répartit:
—Un simple abri funéraire. C'est tout ce que je demande. J'aimerais à reposer ici…
Et, avec un mélancolique hochement de tête, il ajouta:
—Mais ils ne voudront jamais!
Jamais, ô maître illustre, c'est trop dire. Nous persistons à croire, malgré le démenti des faits présents, que votre heure viendra. On vous rendra justice un jour, même en votre pays. Que ce soit plus tôt ou plus tard, qu'importe! Vous n'en serez ni diminué, ni grandi. Et Tréguier, quoiqu'elle fasse, reste votre obligée. Par vous, une parcelle d'immortalité lui a été dévolue. Elle ne se lavera jamais de l'honneur d'avoir été la patrie de Renan.