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I
EN TRÉGOR

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AMOUR DE «CLERC»

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Vieilles comme la race des hommes dont elles bercèrent la rude et laborieuse enfance, les légendes, pour surannées qu'elles soient, ont encore de temps à autre leur regain d'actualité. J'en veux aujourd'hui conter une que je dédie à l'auteur applaudi de Princesse lointaine. C'est à la musique de ses vers, dits avec un tel charme d'incantation par madame Sarah Bernhardt, qu'elle s'est en quelque sorte levée du milieu de mes souvenirs, tout imprégnée d'une pénétrante tristesse celtique. Je la recueillis, en effet, il y a environ cinq ans, des lèvres d'une fileuse bretonne, sur les bords embrumés de la mer occidentale. On n'y verra point apparaître de remparts sarrasins, ni de chevalier aux armes vertes, ni surtout le délicat symbolisme que vous savez. Elle n'en a pas moins une parenté assez proche avec la «geste» si exquisement ouvragée de M. Rostand; elle en est comme la sœur de lait, d'origine plus humble et d'âme moins raffinée… Au reste, la voici.

I

Le châtelain de la Roche-Jagu, près de Pontrieux, avait deux fils, deux jumeaux. L'aîné avait pris pour lui la force, la fougue, l'esprit d'aventure de ses ancêtres, si bien que le cadet n'eut en partage que ce que l'on appelle en Bretagne «le lot des filles»: un corps élégant, mais frêle, des goûts de rêve, le dédain de l'action, une infinie puissance d'amour. Cette opposition de leurs natures n'empêchait point les deux jeunes hommes d'avoir l'un pour l'autre une tendresse profonde, plus rassise chez l'aîné qu'on avait surnommé le Rouge, à cause de la couleur de ses cheveux, plus exaltée chez le cadet à qui l'on avait accoutumé de donner le titre de «Clerc», parce que sa mère, disait-on, dès le berceau, l'avait voué à la prêtrise.

Le Rouge, un matin, s'étant prosterné à genoux devant ses parents, leur demanda, avec leur bénédiction, la permission d'aller courir les terres et les mers. Ils lui dirent:

—Pars, puisque c'est ta volonté.

Quand il fut pour embrasser son frère, comme celui-ci pleurait à chaudes larmes, il lui promit, pour le consoler, de lui rapporter de son voyage tout ce qu'il voudrait.

—Eh bien! prononça le cadet, jure-moi de me rapporter le Livre magique, ou sinon de ne plus me quitter.

L'aîné jura… Moins d'une année après, il était de retour à la Roche-Jagu, couvert de sang et de gloire, riche d'un énorme butin qu'il étala avec une joie robuste de conquérant dans la salle d'honneur du château.

—Toi, dit-il à son frère, voici le livre que tu as souhaité d'avoir.

De quoi le Clerc fut fort surpris, car, s'il avait demandé ce livre, c'était,—vous l'avez deviné,—avec la certitude qu'il n'existait pas. Il se mit toutefois à le feuilleter, distraitement, d'abord, et bientôt avec un intérêt croissant. A partir de la dixième page, ses yeux ne s'en purent plus détacher.

Ce livre était un missel d'amour, écrit à la louange de la Princesse Vierge dont il célébrait la grâce merveilleuse et l'incomparable beauté. Le cœur du Clerc s'enflamma d'une ardeur sans espoir pour cette princesse inconnue. Il languit, se dessécha, comme une plante habituée à l'ombre, qu'on expose brusquement au grand soleil. Sa mère qui le voyait dépérir de jour en jour eut beau le supplier de s'ouvrir à elle des causes de son mal. Elle ne put tirer de lui une parole.

Le Rouge cependant se disposait à reprendre la mer. La veille du jour fixé pour son départ, le Clerc le pria de lui accorder un moment d'entretien et lui dit:

—Peut-être, dans tes voyages, te sera-t-il donné de rencontrer Celle qu'on nomme la Princesse Vierge… Alors, annonce-lui qu'un Clerc de Bretagne sera mort pour elle de la triste fièvre d'amour.

—N'est-ce donc que cela! s'écria l'aventurier. Je ne sais où loge cette dame, mais viens, monte avec moi sur ma nef, et, quelque part qu'elle se cache, nous la saurons bien découvrir.

II

Le lendemain, ils s'embarquaient ensemble dans une nef neuve dont la marraine du Rouge, une magicienne, avait de ses doigts de fée tissé les voiles… D'après les indications du livre, la Princesse Vierge habitait un palais de diamant, dans une île d'émeraude, par delà les brumes mystérieuses du septentrion. Ils cinglèrent donc vers le Nord, virent sur leur route des merveilles que saint Brandan avait contemplées avant eux et dont il nous a laissé la description dans le récit de son périple, entendirent des musiques célestes, traversèrent tour à tour des mers blondes comme le miel, des mers roses, des mers lactées, et, finalement, jetèrent l'ancre en des eaux d'une limpidité extraordinaire, devant une île verte ou s'élevait un palais de lumière chatoyant de toutes les irisations du ciel. Alentour, des monstres déchaînés hurlaient. Le Clerc, debout à la poupe du vaisseau, aperçut une svelte forme blanche qui peignait, à l'une des fenêtres, ses longs cheveux déroulés. Et, la montrant du geste à son frère:

—C'est Elle, balbutia-t-il, je la reconnais!

—Très bien, fit le Rouge, mais l'accès ne me paraît point facile… Il faut d'abord que nous nous débarrassions de tous ces aboyeurs. Cela me regarde. Aie seulement un peu de patience. Avant la tombée de la nuit, je les aurai fait taire du premier au dernier.

Ces mots à peine achevés, il fendait déjà les flots, brandissant au-dessus de sa tête son épée nue. La lutte fut terrible. De larges coulées de sang rougirent au loin la mer.

La princesse, accoudée à son balcon, suivait des yeux le combat. Le soleil n'était pas encore couché que tous les monstres gisaient sur le rivage, à jamais inoffensifs, et que l'aîné de la Roche-Jagu montait d'un pas sonore les degrés du palais de diamant. Que se passa-t-il ensuite? De tout temps les princesses, même les Princesses Vierges, ont eu du penchant pour les soudards, et le héros le plus impeccable est sujet à faillir…

La nuit était venue; le Clerc, anxieux, attendait. Sans qu'il sût pourquoi, une tristesse immense lui étreignait le cœur. Et voici, soudain, qu'une des chambres du palais s'éclaira d'une lueur étrange. Les cheveux de la Princesse Vierge était ainsi faits qu'ils brillaient dans les ténèbres d'un éclat surnaturel. A leur clarté, le pauvre Clerc vit les lèvres de son frère s'unir à celles de la femme qui lui était si chère et si sacrée. Et il sentit le peu de vie qui lui restait s'arrêter comme une horloge qui cesse de battre. Son âme s'exhala en une parole de malédiction contre le traître; mais, en s'échappant, elle fit un tel soupir, que les deux amants coupables, subitement refroidis, s'interrompirent au milieu de leur baiser.

III

Ils ne le reprirent jamais, et plus on ne les revit. La nef, d'elle-même, s'en retourna vers la Roche-Jagu, emportant le cadavre du jeune homme. C'est elle que l'on voit passer quelquefois, au large des côtes, quand le vent souffle des régions boréales; ses voiles, brodées au chiffre d'une fée, ont la nuance du safran qui est, là-bas, une couleur de deuil; à la cime des mâts brûlent des flammes de cierges funéraires et l'on entend à bord comme un gémissement plaintif d'oraisons…

Ainsi se raconte la légende au pays d'Occident. On la trouvera sans doute pauvre et nue à côté de son opulente sœur du Midi. Et ce sera, si l'on veut, une nouvelle raison d'affirmer la supériorité des littératures méridionales sur celles des peuples moins favorisés du soleil.

La terre du passé

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