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II
ОглавлениеIl fait un de ces grands ciels nuageux, extraordinairement vivants et dramatiques, qu'on ne voit guère que sur cette côte. Tout l'espace est en mouvement. C'est une perpétuelle création de formes qui se détruisent, à peine organisées, et glissent d'une fuite insensible dans un prestigieux décor de rêve que la lumière du soir baigne de teintes délicates, d'un éclat un peu pâle, mais d'une infinie douceur.
Nous voguons sur une mer couleur d'améthyste. Il souffle un vent de saison que les pêcheurs de ce quartier appellent «le vent de la Vierge», parce qu'il se lève d'ordinaire en août, aux approches de l'Assomption, en décembre, aux approches de la Nativité; et il entraîne les nuages dans la direction que nous suivons nous-mêmes, de sorte qu'eux aussi, comme le remarque quelqu'un de l'équipage, «pèlerinent vers La Clarté».
Bien que trois lieues marines, ou plus, nous séparent du sanctuaire, on distingue nettement sa fine silhouette, dressée comme un mât de sémaphore au sommet d'un long pays nu qu'on dirait taillé en proue et qui, de la distance où nous sommes, semble couper la mer d'un tranchant brusque, ainsi qu'une gigantesque étrave de granit. Vrai sémaphore des âmes, en effet, c'est à dessein qu'on érigea ce clocher dans cette solitude, pour être aux populations du Trégor ce que la tour du Kreizker est aux populations léonnaises, une vigie sacrée, un signal de reconnaissance, de ralliement et de prière. De tous les points du territoire il est visible; mais c'est pour les marins surtout qu'il a été campé là, comme en vedette. A lui va leur premier salut, à l'arrivée; à lui leur dernier salut, au départ. L'âpre échine de l'armor trégorrois s'est depuis longtemps affaissée derrière eux qu'ils aperçoivent encore, au-dessus de la ligne d'horizon, l'immobile mâture de pierre, dont l'image s'obstine à les accompagner sur les eaux. Et, lorsqu'elle est pour disparaître, rares sont ceux qui ne se signent point, en marmonnant un bout d'oraison.
Un d'eux me disait un jour, avec un naïf jeu de mots:
—Adieu La Clarté, morte la joie!
C'est l'inconnu, désormais, et le dépaysement définitif, et la mélancolie des navigations lointaines.
Au nombre des passagers de la Reine-des-Anges sont trois femmes de pêcheurs, dont une veuve qui, depuis que son homme «s'est péri», n'a plus toute sa raison. Elles se sont accroupies un peu à l'écart, sur l'avant, dans l'ombre de la trinquette. Deux d'entre elles égrènent le chapelet à mi-voix, l'une récitant les Ave, l'autre donnant les Répons; la veuve chantonne une complainte pieuse qu'elle interrompt de temps à autre pour se pencher sur le bordage et tremper ses mains dans le clapotis. Parfois elle ramène une poignée d'algues et se met à rire doucement. Dans son visage maigre, brouillé de hâle, ses yeux clairs et ses lèvres fines sont d'une étrange suavité. Soudain, comme nous venons de franchir la pointe de Tomé, elle étend le bras dans la direction du large, nous montre du geste, au ras des eaux, la frange d'un nuage encore illuminée des dernières pourpres du couchant; et à deux reprises, la figure extasiée, elle s'écrie:
—Itrôn Varia! Itrôn Varia!…
C'est une tradition dans le pays que Notre-Dame de Port-Blanc, cousine de Notre-Dame de La Clarté, ne manque jamais de faire visite à sa parente, la veille de sa fête; elle se rend auprès d'elle par mer, en marchant sur la crête des vagues, comme Jésus faisait autrefois sur les flots des lacs de Judée, et, pour la folle, c'est le resplendissement miraculeux de sa robe qui passe là-bas, en une traînée de lumière, au fond du ciel assombri.
Mais voici les balises du chenal de Perros, la courbe harmonieuse de la Rade et les façades des maisons, d'un blanc de fantôme dans l'obscurité qui tombe des collines d'alentour. La Reine-des-Anges mouille à l'abri du môle et nous nous acheminons à pied, sous les étoiles, vers la hauteur sacrée. Les abords en sont, hélas! devenus méconnaissables.
Naguère, c'était ici un coin sauvage, une terre d'une désolation grandiose, creusée d'anses profondes et secrètes qui donnaient la sensation de l'inexploré. La plainte de la mer y avait je ne sais quoi de plus solennel, de plus religieux, qui élargissait encore le vaste silence; et les cris flûtés des courlis, au crépuscule, y semblaient des appels d'âmes en détresse. Cette austère et mélancolique nature est aujourd'hui envahie par les inventeurs de «petits trous pas cher»: ils l'ont peignée, parée, peuplée de villas et d'hôtels, et très suffisamment enlaidie sous prétexte de l'embellir. On a fauché les fougères, déraciné les ajoncs, labouré à la bêche, pour y semer des fleurs quelconques, les merveilleux tapis de bruyères cendrées. Il n'y a qu'une chose que les bâtisseurs de chalets et de casinos n'ont pu enlever à ces falaises et à ces landes, et, celle-là, ils ne la supprimeront qu'en supprimant tout: sol, mer et ciel, je veux dire la farouche, l'implacable tristesse dont le paysage, même apprivoisé, même humanisé, reste empreint. D'ailleurs, le mal ne s'est pas encore propagé au delà de la combe de Treztraou, et le hautain promontoire qui porte l'église de la Vierge demeure à peu près intact.