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III

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—Çà, lui demandai-je, vous en avez donc ouï parler, du Trô-Breiz?

Comment! s'il en avait ouï parler!… Mais ses parents, qui habitaient en ce même lieu—les Roparz ayant toujours été cordiers de père en fils,—hébergeaient périodiquement une pauvresse qui, jusqu'à sa mort, ne manqua pas une année d'accomplir le pèlerinage. Il l'avait connue. Il lui semblait la voir encore, avec son visage mince et ridé sous sa cape de grosse laine, les mèches éparses de ses cheveux gris s'échappant du serre-tête noir qui était toute sa coiffure. Elle était originaire des contrées de la mer, là-bas, devers Lanmeur ou Plestin. Régulièrement, elle commençait son itinéraire par Tréguier, d'où elle s'acheminait sur Saint-Brieuc, mais après avoir fait le crochet de Bulat, parce que c'était la direction suivie par la «route verte», le trajet consacré. C'est ce détour de près d'une quinzaine de lieues qui l'amenait à traverser ces parages de la montagne.

Elle arrivait au cœur de l'hiver, le plus souvent la veille de Noël. Grands et petits s'attendaient à sa venue, chez les Roparz. On la savait ponctuelle, comme la mort, et que nulle intempérie n'était pour la faire hésiter. Quand les premiers sons de l'Angélus tintaient au clocher de Callac, on pouvait dire:

—Nanna Trô-Breiz n'est plus très loin!

On ne l'appelait jamais autrement que par ce sobriquet de Trô-Breiz. Elle aimait, du reste, qu'on la désignât ainsi; et, soit qu'elle en fît mystère, soit, comme il est possible, qu'elle l'eût elle-même oublié, elle laissa constamment ignorer son vrai nom. Elle n'était pas moins discrète sur sa vie. A quelques allusions, cependant, les Roparz crurent comprendre qu'elle avait été autrefois dans une situation plus fortunée. Aussi bien, l'on s'en fût douté, rien qu'à ses façons. Elle avait dans le ton et dans le regard quelque chose qui imposait. Elle inspirait un sentiment assez complexe où il entrait de la déférence, de la commisération et un peu de crainte.

Lorsqu'elle avait pris, dans le logis des Roparz, la place qu'elle affectionnait, au coin de l'âtre, c'étaient eux qui avaient l'air d'être chez elle. On la comblait d'attentions. Elle les recevait sans le moindre embarras, en personne qui a conscience de ce qui lui est dû. La première écuellée de soupe trempée était pour elle et, le repas fini, c'était, parmi les enfants, à qui lui tiendrait le tison pour allumer la minuscule pipe en bois qu'elle portait, attachée par une épinglette, à la devantière de son tablier. L'usage du «pétun» était, en effet, une de ses faiblesses. Elle trouvait plaisir à fumer, en quoi elle ne faisait, d'ailleurs, que suivre une mode très répandue chez les Bretonnes de son temps.

Les genoux au feu, la tête inclinée sous le vacillant reflet de la chandelle de résine, et sa menue pipette aux lèvres, elle se laissait aller volontiers à dévider le fil de ses souvenirs. On lui demandait comment s'était terminé son voyage de l'année précédente, et elle se mettait à conter, de sa voix douce, ses étapes au long des «routes vertes», sous la pluie, sous le vent, sous la neige et toutes les inclémences de la dure saison.

Hélas! elles devenaient de plus en plus malaisées à suivre, ces «routes vertes», au milieu des transformations qui s'opéraient de toutes parts dans la face des choses, principalement en pays gallot. Jadis, c'était un honneur de travailler à leur entretien, et les paroisses dont elles traversaient le territoire veillaient à ce qu'elles fussent aussi ombragées en été, aussi ratissées en hiver, que des avenues de château. Les pèlerins, pareillement, y contribuaient de leurs deniers. Des troncs espacés de distance en distance, et creusés tantôt dans le bois d'un arbre, tantôt dans la pierre d'une fontaine, recueillaient des oboles uniquement destinées à couvrir les frais de ces espèces de prestations sacrées… Quelques-uns de ces troncs subsistaient encore de-ci de-là. Mais, bien avant la Révolution, l'argent avait cessé d'y pleuvoir, et il ne dut guère s'en détacher que de vieilles rouilles, lorsque Chouans et Bleus entreprirent, avec une fureur égale, de les dévaliser. Quant aux municipalités des paroisses, elles avaient maintenant d'autres charges et d'autres intérêts. Que leur importait cette vaste sente herbeuse qui n'était plus hantée que par les vaches en rupture d'entraves ou les chevaux errants? Si, du moins, elles s'étaient contentées de la laisser à son abandon, à son veuvage! Mais non. Voici qu'en beaucoup d'endroits on lui faisait subir le sort des terrains vagues; on allait jusqu'à la mettre à l'encan! Déjà, sur de larges étendues, le parcours traditionnel n'était plus reconnaissable. Nanna s'y retrouvait encore, grâce à son flair de pèlerine, grâce aussi à des points de repère qu'elle notait précieusement dans sa mémoire: une cime d'arbre, la cheminée d'une ferme, le coq d'or d'un clocher…

—Ma route, je la porte là! disait-elle en touchant du doigt son front têtu, labouré d'une double ride profonde qui faisait, en effet, penser aux ornières des vieux chemins.

Elle ne se plaignait donc pas pour elle-même de ces bouleversements. Mais elle s'en indignait, comme d'une profanation. Quoi! livrer au défrichement, à la culture, un sol sanctifié par une dévotion séculaire! Planter le coutre de la charrue là où tant de générations ferventes avaient imprimé la trace de leurs pas! Jamais la bonne vieille n'eût osé concevoir comme possibles de semblables monstruosités. Et ce qui achevait douloureusement de la confondre, c'est que le clergé breton assistait d'un œil indifférent à ces nouveautés impies, si même il ne pactisait pas avec les coupables. Ce devait être le commencement des temps prédits pour le règne de l'Antéchrist.

—Vous verrez qu'on sèmera bientôt du chanvre dans les cimetières et qu'on étendra le linge à sécher jusque sur les croix des tombes…

Elle avait, en prononçant ces paroles, un air quasi farouche de prophétesse. Soudain elle ramenait sur ses genoux une fausse poche en forme de bissac, qui pendait nouée par une corde à sa ceinture, et en tirait une sorte de missel orné de beaux fermoirs d'argent, qu'elle ouvrait avec mille précautions, car les pages en étaient aussi mûres qu'une jonchée de feuilles à l'automne. Ce livre était, pour les Roparz, un objet de curiosité et d'admiration. Il rehaussait encore à leurs yeux le prestige de l'étrange pauvresse et les confirmait dans l'idée qu'elle n'était pas une personne du commun, mais bien quelque ancienne «demoiselle» bourgeoise, peut-être même quelque «noble» déchue. Rares étaient alors, dans les campagnes bretonnes, les paysans qui savaient lire, et l'instruction, chez les femmes surtout, était considérée comme un attribut supérieur qui n'allait pas sans un peu de magie. Il n'était pas jusqu'aux livres eux-mêmes qu'on ne crût doués d'un pouvoir occulte, et comme animés par une force mystérieuse, par un «Esprit».

Dans celui de Nanna Trô-Breiz habitait l'âme collective des Sept Saints. On y voyait leurs images parées de couleurs éclatantes, une représentation des épisodes les plus marquants de leur vie terrestre, des scènes, enfin, empruntées à l'ère la plus florissante de leur culte. Le chemin de pèlerinage était figuré par une ondoyante écharpe verte aux deux bords de laquelle s'alignaient des rangées d'arbres mystiques ployant sous une charge de fruits surnaturels. Des groupes de pèlerins défilaient: noirs, au départ, à cause de l'ombre de leurs péchés qui était sur eux, ils arrivaient au terme tout de blanc vêtus, et des anges leur tendaient des palmes. Nanna commentait avec une ardeur passionnée ces naïves enluminures. On eût dit qu'elle avait vécu en ces âges lointains, qu'elle avait joué son personnage dans ces équipées héroïques et qu'elle avait eu part à tous leurs enivrements. Elle semblait parler, non d'après une tradition immémoriale, mais d'après ses propres souvenirs.

Elle évoquait la fièvre des préparatifs, dans les masures comme dans les manoirs, le rendez-vous sur la place de la bourgade, le deuxième dimanche de décembre, à l'issue de matines, puis le cantique de marche entonné par le chef de troupe et répété en chœur par tous ceux qui partaient. La caravane sainte était depuis longtemps hors de vue qu'on entendait encore trembler les modulations des voix à travers le silence des campagnes, dans la sonorité cristalline du ciel hivernal. Et, à tous les carrefours, par tous les chemins, par toutes les sentes, d'autres processions débouchaient, grossissant d'un flot sans cesse renouvelé l'immense rivière humaine déroulée sur le parcours du Trô-Breiz.

Et dans cette multitude régnait une fraternité vraiment évangélique. Un même frisson d'enthousiasme et de piété rapprochait tous ces pèlerins de la Noël bretonne, comme au temps où, sur la foi d'une étoile, se mirent en route pêle-mêle les Mages avec les bergers. On n'avait qu'un sentiment, qu'une âme. Il n'y avait plus ni riches, ni pauvres, ni seigneurs, ni vilains. Le hoqueton de bure coudoyait le pourpoint de velours et toutes les classes étaient confondues.

Ensemble on rompait le pain, au repas de midi, près des fontaines sacrées. Ces fontaines étaient les habituels lieux de halte. La plupart—comme celle qui se peut voir encore au pied de la colline de Bulat—étaient couronnées de gracieux édicules et divisées en sept bassins surmontés d'autant de niches où trônaient les statuettes en pierre des sept primats bretons. Sur tout le pourtour, de larges bancs de granit sculpté s'offraient aux voyageurs, soit en guise de sièges, soit en guise de tables, et des vieilles du quartier, qui étaient comme les prêtresses de ces sources, se tenaient près de la margelle pour souhaiter la bienvenue à chacun et le faire boire dans une tasse d'argent.

Par intervalles, sur les hauteurs désertes ou dans la solitude des landes, se montrait une maison d'aspect bizarre, une maison sans porte et qui ne recevait de jour que par un soupirail unique ouvrant sur le chemin. Une sébile était posée sur le rebord extérieur de la lucarne. Très vite on y laissait tomber son aumône et l'on passait, tandis que du fond de cette espèce de sépulcre s'exhalait une action de grâces triste comme une plainte:

—Que la pitié des Sept Saints de Bretagne soit sur vous et vous préserve du mauvais mal!

C'était la logette de quelque lépreuse ou de quelque lépreux. Elles étaient placées à dessein le long de la route du Trô-Breiz, afin que les misérables qui y étaient emmurés vivants eussent part aux prières des pèlerins comme à leurs charités.

Il y avait, Dieu merci, des rencontres moins pénibles. L'hiver est la saison où se célèbrent presque tous les mariages en Bretagne. Or, il ne se faisait pas une noce sur les terres traversées par les pèlerins, sans que ceux-ci fussent conviés à la fête. Leur présence était regardée comme une bénédiction. Une table spéciale était dressée pour eux sous la grange ou dans l'aire, et les nouveaux époux veillaient eux-mêmes à ce qu'elle fût constamment garnie de victuailles. Libre à chacun de manger à sa faim et de boire à sa soif. Aux plus besogneux, l'usage était de distribuer par surcroît un viatique. C'est le cœur tout ragaillardi qu'on reprenait le bâton de route.

A l'étape, le soir, le gîte était toujours assuré. Les gens de haut parage, eux, avaient leur chambre prête dans les châtellenies d'alentour. Les autres trouvaient à s'héberger dans les fermes, ou mieux encore dans les «aumôneries» construites exprès à leur intention. Ces aumôneries, comme celle fondée par la reine Anne à Saint-Jean-du-Doigt, étaient souvent de vrais manoirs, d'une architecture très soignée, avec de grands porches à plein cintre et de belles fenêtres à meneaux. Dans la cheminée monumentale de la cuisine qui servait en même temps de réfectoire, brûlaient d'immenses flambées d'ajonc dont la clarté était à elle seule une joie et un réconfort. Les «grâces» récitées en commun, l'on gagnait les pièces affectées au coucher. C'étaient des dortoirs d'une espèce assez particulière. De lits, il n'y en avait point. Une épaisse «paillée» de froment en tenait lieu, à moins que ce ne fût de la fougère sèche ou du varech épave. Ce genre de matelas était peut-être un peu rustique: mais quoi! le Christ naissant n'en avait pas eu d'autre… Et puis, ce n'est pas le coucher qui importe, c'est le sommeil.

Hommes et femmes s'allongeaient sur cette litière, sans se dévêtir, et y dormaient le plus paisiblement du monde, côte à côte, dans une promiscuité toute fraternelle que n'effleurait aucun penser troublant.

Non pas que le Trô-Breiz ne fît parfois éclore de chastes et discrets romans d'amour. Il en était un, de dénouement d'ailleurs fort mélancolique, auquel Nanna touchait volontiers. Le héros était un gentilhomme du Léon; l'héroïne, une jeune «héritière» du Trégor. Tous deux entreprenaient pour la première fois la tournée sainte, et jamais jusqu'alors ils ne s'étaient rencontrés. Pendant plusieurs jours ils cheminèrent l'un près de l'autre sans échanger ni un mot ni un regard, mais, dans les prières et les cantiques, leurs voix se mêlaient, quoi qu'ils en eussent, et, le tiers environ du trajet accompli, comme ils étaient pour entrer dans Aleth, au son des cloches malouines, voici qu'ils s'aperçurent tout à coup qu'à leur insu leurs âmes s'étaient parlé. Ils firent la main dans la main le reste du voyage. A Vannes, devant les reliques de saint Paterne, ils se fiancèrent. Ils n'attendaient que d'être à Saint-Pol pour lier indissolublement leur sort. Déjà ils avaient laissé, loin derrière eux, le pays de saint Corentin et les horizons mouvementés de la Cornouailles; déjà ils avaient franchi la délicieuse vallée de l'Elorn, toute murmurante encore de la plainte enchantée de Tristan; déjà, sur la ligne violâtre de la mer de janvier, ils voyaient se profiler les tours jumelles de la cathédrale léonnaise et monter dans le ciel, comme une fusée de granit rose au soleil levant, la flèche incomparable du Kreiz-Kêr. Ils allaient être heureux… Ils ne le furent pas. Pourquoi? Qu'était-il survenu? La passion du gentilhomme s'était-elle brusquement dissipée avec le charme de leur pieux vagabondage? Ou bien les parents s'étaient-ils mis à la traverse d'une mésalliance? Les Roparz n'en surent jamais rien.

A ce moment de son récit, la conteuse, très émue, s'arrêtait court. Que si l'on avait la maladresse d'insister, de la presser pour qu'elle en dît davantage, elle ne manquait pas de quitter son escabelle et, plantant là ses hôtes, sans même les honorer d'un bonsoir, disparaissait par l'échelle dans la soupente du grenier où elle avait sa couette et où, jusqu'à une heure avancée de la nuit, on l'entendait d'en bas marmonner des De profundis

La terre du passé

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